Qu’on lui coupe la tête !

Le monde est devenu complètement fou. Je ne parle pas des aventures de notre président ou de notre premier ministre, pas plus que je ne fais mention de la conduite suicidaire d’une gauche qui, en refusant tout compromis fait du RN l’arbitre de la vie ou de la mort des gouvernements. Non, je veux évoquer l’affaire de cette institutrice qui suspendue, trainée dans la boue, mise au ban de sa profession et de la société pour le terrible crime d’avoir donné une tape à un enfant de trois ans dans sa classe et, last but not least, d’avoir été filmée en le faisant.

Soyons sérieux : combien d’entre nous, parmi ceux qui ont élevé des enfants, ne s’est jamais énervé devant un enfant qui fait une crise ? Combien d’entre nous n’a jamais marqué sa colère par une tape bien sentie sur les fesses ? On peut discuter longtemps pour savoir si c’est là un acte légitime du point de vue pédagogique, si un tel geste peut remettre l’enfant sur le droit chemin ou au contraire le traumatiser à vie. Mais ce qui est incontestable, c’est que c’est là un geste humain. Nous l’avons tous fait, et celui qui dira le contraire est soit un saint, soit un menteur.

Mais alors, pourquoi défenestrer un enseignant au motif qu’il aura fait ce que nous voyons des parents faire quotidiennement dans la rue, dans le supermarché ? Et surtout, pourquoi cet acharnement sur cette pauvre femme ? Parce qu’il faut bien parler d’acharnement, lorsque sur nos étranges lucarnes on voit défiler des témoins de tout poil qui font de la surenchère, de celui qui propose de lui interdire à vie de travailler avec des enfants, à celui qui réclame pour elle une lourde peine de prison. Et cela sans compter sur l’avocate de la famille de la gamine expliquant que cette simple tape aurait traumatisé l’enfant à vie, qu’il était inenvisageable qu’elle retourne à l’école, et toutes sortes de bêtises du même style. Parce que, là aussi, il faut être sérieux. On ne traumatise pas un enfant aussi facilement que cela. Autrement, que dire des générations entières qui ont reçu des coups de règle sur les doigts de leur instituteur, à qui des institutrices tiraient les oreilles, et je vous parle d’expérience. Je ne me souviens pas d’avoir été particulièrement « traumatisé » par ce qu’aujourd’hui on qualifierait de terribles abus de pouvoir, pas plus que par l’apparente indifférence de mes parents. Ma mère, d’ailleurs, en usait elle-même, et je me souviens de quelques gifles mémorables. Ces gifles étaient exceptionnelles, et parce qu’elles étaient exceptionnelles elles étaient efficaces. Quand la gifle partait, moi et mes frères comprenions que notre mère était VRAIMENT fâchée, que nous avions fait quelque chose de VRAIMENT grave.

Je ne parle pas bien entendu des enseignants qui fouetteraient les enfants, ou même qui useraient systématiquement des châtiments corporels. Mais ce n’est pas le cas ici : on parle d’une enseignante dont le dossier administratif est vide de toute sanction, qui ne s’est jamais vue reprocher la moindre violence envers les enfants. Une enseignante qui a eu un geste qu’on peut juger malheureux – je précise que ce n’est pas mon jugement – et qui est interdit par le règlement, mais qui reste une réaction humaine que chacun de nous peut comprendre. Et qui pourtant déclenche une tempête médiatique, une surenchère d’appels à la condamnation et la punition, sans que personne, ni l’institution, ni les experts, ni les politiques osent s’opposer à  la vindicte générale.

Ce cas n’est pas isolé. Prenez l’affaire du motard imprudent qui tue une enfant dans un passage à niveau. C’est certes une tragédie, et on ne peut même pas imaginer si on ne l’a pas vécu ce que doit être la douleur des parents. Mais faut-il pour autant exiger des juges qu’ils laissent de côté le code de procédure pénale pour satisfaire le besoin des victimes de faire leur deuil ? Là encore, il faut nous regarder dans le miroir. Combien d’entre nous n’ont jamais commis une imprudence qui aurait pu avoir des conséquences tout aussi graves ? Lequel d’entre nous n’a jamais, de toute sa vie, pris le volant sous l’effet de l’alcool ou de stupéfiants, n’a jamais conduit un véhicule qu’il savait être dangereux, n’a jamais dépassé les vitesses limitées ? Oui, nous aurions pu tuer une fillette, et nous alors porté toute notre vie la culpabilité d’avoir pris ce risque. Mais avant de demander que le jeune qui a tué par imprudence la fillette soit décapité en place de Grève, il faut se souvenir que ce jeune pourrait être notre enfant, ou plus banalement, nous-mêmes.

« Méfiez-vous de ceux chez qui le réflexe de punir est puissant », disait Goethe. Or, nous sommes dans une société qui connaît de moins en moins le pardon devant les fautes d’autrui – tout en réclamant la plus grande bienveillance pour les fautes qu’on commet soi-même. Tout le monde revendique le « droit à l’erreur », mais devient intraitable lorsqu’il s’agir de reconnaître ce droit aux autres. Là encore, c’est quelque chose qui nous vient du monde anglosaxon, de cette logique où la communauté s’octroie le droit de discipliner ceux dont l’attitude ne lui convient pas. Je me souviens avoir vu un épisode de la série « Desperate Housewives », où le voisinage exige l’expulsion d’un habitant accusé de pédophilie. Et lorsqu’il apparaît que l’accusation est fausse, les organisateurs de la protestation s’excusent faiblement en se justifiant avec l’argument de « protéger nos enfants ». Autrement dit, ce qui vous arrive A VOUS justifie votre droit de tout infliger AUX AUTRES.

C’est la responsabilité de chacun de nous, comme citoyen mais surtout comme être rationnel, de militer pour que le registre de l’émotion s’efface devant le registre de la raison. Notre droit prescrit que la prison préventive n’est là que pour assurer la comparution de l’accusé devant les juges, pour protéger les preuves et les témoins, pour éviter toute atteinte à l’ordre public. Dès lors que la représentation est assurée, qu’il n’y a aucun risque de pression sur les témoins et que les preuves ont été recueillies, que l’ordre public n’est pas menacé, la liberté sous contrôle judiciaire est la règle, et doit être appliquée. Utiliser l’émotion pour attaquer les institutions, alors que celles-ci ne font qu’appliquer une loi que personne finalement ne critique, est un abus qui devrait être dénoncé. Et de la même manière, l’acte d’une institutrice qui donne exceptionnellement une tape à un élève doit être ramené à sa juste proportion, celle d’un acte certes blâmable, mais somme toute compréhensible et banal. Et l’institution devrait avoir le courage de le dire quitte à contredire ceux qui manipulent les émotions du peuple pour vendre du papier, ou plutôt des « heures de cerveau disponible ».

Il faut revenir au précepte qui veut qu’on ne fasse aux autres que ce que nous aimerions qu’on nous fasse. Nous aurions pu être ce chauffard, nous aurions pu être cette institutrice. Comment aurions-nous aimé être traités si le sort nous avait mis dans une telle situation ? Hypocrite lecteur, je te laisse répondre…

Descartes

Ce contenu a été publié dans Non classé. Vous pouvez le mettre en favoris avec ce permalien.

72 réponses à Qu’on lui coupe la tête !

  1. cdg dit :

    Dans desperate Hausewife si ma memoire est bonne le gars est au final un pedophile…
    Pour le reste, vous avez raison qu un moment d egarement ou un accident devrait avoir des conséquences (sinon c est carte blanche a n importe quoi) mais pas au point de detruire la vie de la personne
    Sur les chatiments corporels, je me rappelle de mon pere me disant que si je me plaignait que l instituteur m avait mit un claque il m en mettrai une seconde (attitude typique dans les annees 70, je suis sur que tous mes condisciples ont eut la meme remarque de leurs peres). On est maintenant dans le stade de l interdiction de la fessee et je suis pret a parier que cette brave institutrice soutenait ce type de loi anti fessée. autrement dit c est l arroseur arrosée
    PS: on est quand meme sur une enfant de 3 ans. j ai pas regardé la video pour savoir si c est juste une poussée ou plus mais c est quand meme jeune
     

    • Descartes dit :

      @ cdg

      [Dans desperate Hausewife si ma memoire est bonne le gars est au final un pedophile…]

      Oui, mais les personnages n’en savent rien. C’est sur une simple supposition qu’ils veulent l’expulser. Et lorsqu’il semble prouvé qu’il ne l’est pas, les animateurs de la curée se justifient en prétendant qu’ils ne font que défendre leurs enfants. Mais vous avez raison : après bien des péripéties il s’avère que le personnage est effectivement un pédophile… et je vous avoue qu’en le voyant je me suis demandé si les créateurs de la série n’en avaient fait un justement pour justifier à postériori les actions des personnages principaux. En effet, sans cette conclusion, l’affaire devenait tragique.

      [Sur les châtiments corporels, je me rappelle de mon père me disant que si je me plaignait que l’instituteur m’avait mis un claque il m’en mettrai une seconde (attitude typique dans les annees 70, je suis sûr que tous mes condisciples ont eu la même remarque de leurs pères).]

      Il est clair qu’à l’époque les parents prenaient le parti de l’instituteur ou du professeur contre leurs enfants tant que ceux-ci restaient raisonnablement dans leur rôle. On n’était pas encore tombés dans la logique de l’identification automatique avec la victime.

      [PS: on est quand meme sur une enfant de 3 ans. j ai pas regardé la video pour savoir si c est juste une poussée ou plus mais c est quand meme jeune]

      J’ai vu la vidéo: l’enfant est en pleine crise d’hystérie, et l’institutrice lui donne une tape sur les fesses, puis lui jette un peu d’eau froide sur le visage (méthode classique pour calmer un enfant qui fait une crise). Ce n’est pas une correction au fouet, tout de même…

  2. Bob dit :

    @ Descartes
     
    Je me suis fait les mêmes réflexions que vous devant ce déferlement médiatique.
    Le site de France Info publiait un article à ce sujet, j’étais très curieux de voir les commentaires des lecteurs. Je n’ai pas été déçu : dans leur écrasante majorité, ceux-ci condamnaient sans la moindre once d’hésitation cette institutrice. Des gens sans enfants sans doute, ou bien – les chanceux – dont les enfants ne font jamais la moindre bêtise…
    Une anecdote personnelle. Il y a une vingtaine d’années, ma sœur me rendit visite à Stockholm. Sa fille de huit ans s’approcha très près du bord du quai du métro alors que celui-ci arrivait. Apeurée (et craignant sans doute une chute), ma sœur saisit sa fille avec force et lui asséna une gifle en lui expliquant qu’elle ne devait jamais faire ça. Je considère qu’elle lui avait peut-être sauvé la vie. Que croyez-vous qu’il advint ? Une Suédoise, témoin de la scène, s’approcha de nous et hurla sur ma sœur pour lui dire que frapper des enfants était interdit en Suède, que c’était “sauvage” (le fait cocasse est que cette femme s’exprima en suédois dont ma sœur ignore tout). La Suède était plus “progressiste” que la France, il semble qu’aujourd’hui nous ayons acquis ce progrès-ci…
     

    • Descartes dit :

      @ Bob

      [Le site de France Info publiait un article à ce sujet, j’étais très curieux de voir les commentaires des lecteurs. Je n’ai pas été déçu : dans leur écrasante majorité, ceux-ci condamnaient sans la moindre once d’hésitation cette institutrice. Des gens sans enfants sans doute, ou bien – les chanceux – dont les enfants ne font jamais la moindre bêtise…]

      Mais surtout, des gens qui s’identifient naturellement à la victime. Parce que pour moi, c’est là où se trouve le mécanisme de ce déferlement. La figure de la victime s’est dilatée jusqu’à occuper tout l’espace. De plus en plus, le procès pénal lui est consacré : de plus en plus, on demande aux juges d’être au service de la victime plutôt que celui de la société. C’est flagrant dans le cas de la fillette tuée par un chauffard.

      [Une Suédoise, témoin de la scène, s’approcha de nous et hurla sur ma sœur pour lui dire que frapper des enfants était interdit en Suède, que c’était “sauvage” (le fait cocasse est que cette femme s’exprima en suédois dont ma sœur ignore tout). La Suède était plus “progressiste” que la France, il semble qu’aujourd’hui nous ayons acquis ce progrès-ci…]

      Je n’ai pas l’impression pourtant que les enfants suédois soient plus heureux ou moins traumatisés que les notres… il faudrait traduire au suédois “la guerre des boutons”!

      • Bob dit :

        @ Descartes
         
        En effet, ni plus ni moins je dirais.
        L’enseignante en question vient d’être placée en garde à vue… d’ici à ce qu’elle soit placée en détention provisoire…

        • Descartes dit :

          @ Bob

          [L’enseignante en question vient d’être placée en garde à vue… d’ici à ce qu’elle soit placée en détention provisoire…]

          Il paraît qu’une autre famille a porté plainte pour une gifle… administrée en 2012. On croit rêver: douze ans ont passé, et ils en sont toujours là ? Qu’attendent-ils d’un éventuel procès ? De pouvoir croire que si leur enfant chéri est devenu un adolescent insupportable, que s’il se drogue et rentre et sort de prison ce n’est pas leur faute, mais celle du “traumatisme” d’une gifle reçue il y a douze ans ?

          • Bob dit :

            @ Descartes
             
            C’est tellement délirant que je ne peux y voir qu’une rancune ancienne – et donc tenace – de cette autre famille pour une quelconque raison (gifle ou pas) vis-à-vis de l’institutrice. Des comptes à régler en somme.
             
            Si on prend du recul et qu’on constate que le commissariat accepte de prendre ce genre de plaintes tandis que tellement de territoires du pays sont laissés à l’abandon des pouvoirs publics et laissés aux mains de voyous depuis bien trop longtemps, je ne sais pas si “le monde” est devenu fou, mais la France oui.

            • Descartes dit :

              @ Bob

              [C’est tellement délirant que je ne peux y voir qu’une rancune ancienne – et donc tenace – de cette autre famille pour une quelconque raison (gifle ou pas) vis-à-vis de l’institutrice. Des comptes à régler en somme.]

              Je ne le pense pas. Je vais faire une hypothèse, au risque de me tromper. Appelons X l’enfant qui a soi-disant reçu cette gifle il y a douze ans – à l’époque, les parents avaient dénoncé le fait et l’enfant s’était finalement retracté. Rappelons que l’enfant peut mentir, souvenez-vous de Samuel Paty.

              Si X était aujourd’hui un adolescent épanoui et sans problèmes, cette affaire ne serait qu’un mauvais souvenir, et ses parents seraient passés à autre chose. A quoi bon réveiller une vieille histoire ? Je veux bien que les gens soient rancuniers, mais à ce point ? Par contre, imaginons que X est un adolescent plein de problèmes, qu’il est échec scolaire, qu’il se drogue, qu’il crache sur ses parents. La tentation de ces derniers de se chercher un coupable – par exemple, une gifle reçue quand il était tout petit – qui les exonère de toute responsabilité serait très grande…

              [Si on prend du recul et qu’on constate que le commissariat accepte de prendre ce genre de plaintes tandis que tellement de territoires du pays sont laissés à l’abandon des pouvoirs publics et laissés aux mains de voyous depuis bien trop longtemps, je ne sais pas si “le monde” est devenu fou, mais la France oui.]

              Est-ce « folie » que d’ajuster les priorités de la société sur les priorités des classes intermédiaires ?

  3. Geo dit :

     
    À Descartes:
     
    [Non, je veux évoquer l’affaire de cette institutrice qui suspendue, trainée dans la boue, mise au ban de sa profession et de la société pour le terrible crime d’avoir donné une tape à un enfant de trois ans dans sa classe et, last but not least, d’avoir été filmée en le faisant.]
     
    Il y a quelques années une enseignante américaine dans une classe dotée de caméras avait trouvé la solution face à une enfant en crise: ne pouvant la gifler, elle a appelé la police. On a donc vu dans une vidéo qui a du faire le tour du monde pour parvenir jusqu’à nous un flic en casquette entrer dans une classe de petits pour embarquer une gamine de peut-être six ans. Les français étaient encore capables d’être estomaqués par de telles performances.

    • Descartes dit :

      @ Geo

      [Il y a quelques années une enseignante américaine dans une classe dotée de caméras avait trouvé la solution face à une enfant en crise: ne pouvant la gifler, elle a appelé la police. On a donc vu dans une vidéo qui a du faire le tour du monde pour parvenir jusqu’à nous un flic en casquette entrer dans une classe de petits pour embarquer une gamine de peut-être six ans.]

      La question posée est au fond celle de la violence légitime en matière d’éducation. La vulgate post-soixante huitarde est que la contrainte est par essence mauvaise et doit être bannie des rapports humains. Derrière cette proposition, il y a une vision de l’être humain qui serait naturellement bon, sociable et généreux, et qu’une société injuste conduirait sur les voies de l’égoïsme et de la délinquance. Une vision qu’on retrouve chez de très nombreux pédagogues, mais aussi chez pas mal de juges… Personnellement, je m’incline vers une perception plus hobbesienne : l’être humain est « naturellement » égoïste et asocial. S’il constitue des sociétés, c’est sous la contrainte de la nécessité de mettre sous contrôle ces instincts. La contrainte est donc inséparable des sociétés humaines, puisque la socialisation consiste à forcer des gens à faire ce qu’ils ne feraient pas s’ils étaient livrés à eux-mêmes.

      Cette contrainte implique un certain niveau de violence. Bien sûr, il ne s’agit pas nécessairement de violence physique. Nos sociétés évoluées tendent à remplacer chaque fois que c’est possible la violence physique par la violence psychologique. Et le niveau de violence doit être proportionnée dans le contexte. Mais il faut être bien conscient que toute éducation implique une forme de violence, et que cette violence est NECESSAIRE. S’il est interdit à l’enseignant d’en user, alors il faudra la transférer à une autre institution, la police dans l’exemple que vous proposez.

      Ce transfert, on le voit de plus en plus fréquemment. On voit ainsi des parents faire appel à la police pour prendre en charge des enfants qu’ils ne contrôlent plus, des enseignants exigeant la présence de la police dans les enceintes scolaires pour faire face à des comportements qui, autrefois, auraient été traités par l’institution éducative. A force de refuser la violence dans toutes les institutions, elle se trouve finalement concentrée dans la seule institution qui ne peut pas la transférer vers quelqu’un d’autre…

  4. Benjamin dit :

    Bonjour Descartes,
    Ce que je trouve surprenant dans cette histoire est le fait qu’une vidéo a été prise. Que faisait donc la personne qui filmait dans une salle de classe? Je crois avoir lu qu’il s’agissait d’une parent d’élève. Je n’ai pas souvenir d’avoir vu jamais des parents en classe lors de mon passage dans le primaire. Accompagnateurs de sortie, oui mais en classe, non.

    • Descartes dit :

      @ Benjamin

      [Ce que je trouve surprenant dans cette histoire est le fait qu’une vidéo a été prise. Que faisait donc la personne qui filmait dans une salle de classe? Je crois avoir lu qu’il s’agissait d’une parent d’élève. Je n’ai pas souvenir d’avoir vu jamais des parents en classe lors de mon passage dans le primaire. Accompagnateurs de sortie, oui mais en classe, non.]

      Moi non plus. De mon temps, la porte de l’école marquait la rupture entre l’univers de la famille et celui de l’institution. Et cette séparation était bien marquée : d’un côté de la ligne de démarcation, les parents et les règles de la famille, de l’autre, l’instituteur et les règles de l’école. Mais maintenant, tout est mélangé, et lors de la rentrée les parents « installent » leurs enfants dans la salle de classe – transformant celle-ci en une extension de l’espace familier. Au lieu d’insister sur la rupture entre les différents espaces, indispensable pour que l’instituteur ait son autonomie, on prétend au contraire à une continuité, qui permet aux parents de s’immiscer dans l’espace scolaire.

      Cette affaire illustre parfaitement le rétrécissement de la sphère publique menacée par l’expansion de la sphère privée. De plus en plus, les instituteurs travaillent non pas sous le contrôle de leur institution, mais sous celui des parents. Ce n’est plus l’institution qui dicte ce que les instituteurs peuvent ou ne peuvent pas faire, et qui sanctionne leurs manquements, ce sont les parents. Ce sont les parents qui décident ce qu’on a le droit ou pas d’enseigner – là encore, l’affaire Paty est une bonne illustration. Ce sont les parents qui décident qui mérite d’être sanctionné – avec la complicité des juges.

    • xc dit :

      Une autre question se pose: cette personne a pris le temps de filmer, mais pourquoi n’est-elle pas plutôt intervenue pour protéger l’enfant ?

  5. François dit :

    Bonjour Descartes,
     
    Je n’ai pas suffisamment potassé ces deux affaires pour me faire une idée précise. Cependant, concernant l’accident mortel de Vallauris (le mis en cause a t’il involontairement cabré comme il le dit, faisait-il le kéké ?), je sais en revanche que pas très loin et pas très longtemps avant, un gendarme a été mortellement renversé, et que cet homicide ne peut être mis sur le compte d’une imprudence pardonnable (par une personne qui ne devrait pas exister sur le territoire national qui plus est). Les esprits étaient chauffés à blanc par ce meurtre, les homicides causés par des « rodéos urbains » font régulièrement les pages de la PQR, ainsi les gens ne sont pas trop disposés à faire des nuances du moment qu’ils entendent que quelqu’un qui faisait du mono-roue avec sa moto commet un homicide.

    • Descartes dit :

      @ François

      [Je n’ai pas suffisamment potassé ces deux affaires pour me faire une idée précise. Cependant, concernant l’accident mortel de Vallauris (le mis en cause a t’il involontairement cabré comme il le dit, faisait-il le kéké ?), je sais en revanche que pas très loin et pas très longtemps avant, un gendarme a été mortellement renversé, et que cet homicide ne peut être mis sur le compte d’une imprudence pardonnable (par une personne qui ne devrait pas exister sur le territoire national qui plus est).]

      Mais justement, il y a une hiérarchie entre ces deux actes. Celui qui fait le kéké sur une moto est certainement blâmable, mais pas au même niveau que celui qui ignore sciemment l’injonction de la force publique et roule sur un gendarme. En exigeant à chaque fois le châtiment le plus sévère, on fait disparaître cette hiérarchie, et on finit par mettre sur le même plan une institutrice qui file une tape à un enfant et un chauffard qui roule sur un gendarme. C’est là un symptôme d’une société sans nuances, sans hiérarchies – ou plutôt avec des hiérarchies qui sont fixées par la victime avec laquelle chacun s’identifie. Or, la tendance naturelle de la victime est de penser que ce qui lui arrive A LUI est plus grave que tout le reste.

      [Les esprits étaient chauffés à blanc par ce meurtre, les homicides causés par des « rodéos urbains » font régulièrement les pages de la PQR, ainsi les gens ne sont pas trop disposés à faire des nuances du moment qu’ils entendent que quelqu’un qui faisait du mono-roue avec sa moto commet un homicide.]

      Que « les gens » soient dans cet état d’esprit, on peut le comprendre. Mais la fonction des élites est justement d’aller plus loin que les « gens », de leur fournir un discours plus rationnel, plus nuancé. Quand les commentateurs sur les étranges lucarnes deviennent plus poujadistes que les « gens », ça commence à sentir le roussi.

      • François dit :

        Mais justement, il y a aussi une hiérarchie entre celui qui tue quelqu’un parce qu’il a fallu un seul moment d’inattention, et celui qui tue quelqu’un parce-qu’il adopte délibérément un comportement irresponsable dans le seul but d’assouvir son besoin de sensation, voire de son besoin de transgression. J’ajoute par ailleurs que ceux qui ont cette attitude irresponsable, commettent également les refus d’obtempérer. Donc non, les kékés sont bien plus proches de celui qui renverse un gendarme, que vous ne le pensez.

        • Descartes dit :

          @ François

          [Mais justement, il y a aussi une hiérarchie entre celui qui tue quelqu’un parce qu’il a fallu un seul moment d’inattention, et celui qui tue quelqu’un parce-qu’il adopte délibérément un comportement irresponsable dans le seul but d’assouvir son besoin de sensation, voire de son besoin de transgression.]

          Aussi. Et les juges sont censés en tenir compte. On ne sanctionne pas de la même manière une faute d’inattention et le fait de manquer sciemment à une obligation de prudence.

          [J’ajoute par ailleurs que ceux qui ont cette attitude irresponsable, commettent également les refus d’obtempérer. Donc non, les kékés sont bien plus proches de celui qui renverse un gendarme, que vous ne le pensez.]

          Notre système judiciaire exclut l’idée de culpabilité collective. Le fait « ceux qui commettent une infraction A » soient souvent les mêmes qui « ceux qui commettent une infraction B » ne permet donc pas de déduire que parce que vous commette l’infraction A il faut vous condamner pour l’infraction B aussi…

  6. Cyril45 dit :

    Bonjour,
    Le plus étonnant, c’est que cette scène ait été filmée !

  7. Vincent dit :

    Bonjour,
     
    Je recherche un extrait de ce blog que je ne retrouve plus, dans lequel vous expliquiez, avec une référence bibliographique à l’appui, que le néolibéralisme ne pouvait fonctionner que parcequ’il se basait sur des comportements individuels au travail (fidélité aux valeurs, honneur…) qui étaient à l’opposé de ses fondements philosophiques.
    Et que donc le libéralisme n’était pas capable de reproduire les comportements qui lui permettaient de fonctionner.
    Je l’exprime peut-être mal… Mais sauriez vous SVP me retrouver où j’avais lu cela ?
    Merci d’avance !

    • Descartes dit :

      @ vincent

      [Je recherche un extrait de ce blog que je ne retrouve plus, dans lequel vous expliquiez, avec une référence bibliographique à l’appui, que le néolibéralisme ne pouvait fonctionner que parce qu’il se basait sur des comportements individuels au travail (fidélité aux valeurs, honneur…) qui étaient à l’opposé de ses fondements philosophiques.]

      L’article que vous cherchez est celui-ci: https://descartes-blog.fr/2022/06/11/le-vrai-prix-des-bonnes-choses/

      La citation est extraite d’une brochure de Cornelius Castoriadis, “Le socialisme du futur”, que vous pouvez consulter ici: http://indice.site.free.fr/PDF/Socialisme_du_futur.html

      Par contre, Castoridadis ne parle pas de “fondements philosophiques” ou de “comportements individuels”. Pour lui, l’honnêteté, l’honneur, le dévouement, le désintéressement sont des “structures anthropologiques”, qui ont été construites par les modes de production antérieurs et que le capitalisme ne peut reproduire.

  8. xc dit :

    D’après cet article:
    https://www.lefigaro.fr/faits-divers/fillette-de-3-ans-frappee-par-son-institutrice-a-paris-ce-que-l-on-sait-des-enquetes-en-cours-20240911
    “…la personne qui a assisté à la scène est une «mère étrangère». Elle était présente pour faire l’adaptation de son enfant en petite section. «Cette maman a été très choquée par la scène et elle ne connaît pas les pratiques en France. On l’entend dire derrière : ’’C’est grave, c’est grave’’», fait savoir l’avocate. ”
    Je suppose que la présence en classe de cette dame auprès de son propre enfant est une pratique visant à faciliter la scolarisation d’enfants non francophones. On ne peut pas exiger des enseignants de maternelle qu’ils soient polyglottes.
    Qu’elle ne connaisse pas “les pratiques en France” m’a d’abord fait penser à une affaire judiciaire d’il y a quelques années, mais une recherche m’a détrompé:
    https://www.liberation.fr/checknews/2018/11/29/non-un-etranger-accuse-de-viol-n-a-pas-ete-acquitte-parce-qu-il-n-avait-pas-les-codes-culturels_1693776/
    J’ai noté l’humour de l’avocate de la défense “pas certaine que le journaliste ait toutes les clés d’interprétation de la plaidoirie”.
    Nul doute qu’à l’heure qu’il est, cette dame sait qu’elle aurait dû s’opposer.
    Ces mises au point étant faites, je m’interroge sur la formation des enseignants. Ont-ils des consignes sur ce qu’ils doivent faire ou pas pour gérer les situations difficiles ? Sont-ils suivis psychologiquement pour déceler les états les mettant en mauvaises conditions pour leur travail . J’en doute.

    • Descartes dit :

      @ xc

      [Je suppose que la présence en classe de cette dame auprès de son propre enfant est une pratique visant à faciliter la scolarisation d’enfants non francophones. On ne peut pas exiger des enseignants de maternelle qu’ils soient polyglottes.]

      La présence en classe des parents devrait être refusée en toute circonstance. Il faut que l’espace scolaire et l’espace domestique soient clairement délimités, et que l’enfant apprenne que les règles ne sont pas les mêmes dans l’un et dans l’autre. La maîtresse n’est pas une mère de substitution. C’est là toute la logique de la socialisation des enfants.

      [Nul doute qu’à l’heure qu’il est, cette dame sait qu’elle aurait dû s’opposer.]

      Surtout, elle n’aurait pas du se trouver là.

      [Ces mises au point étant faites, je m’interroge sur la formation des enseignants. Ont-ils des consignes sur ce qu’ils doivent faire ou pas pour gérer les situations difficiles ? Sont-ils suivis psychologiquement pour déceler les états les mettant en mauvaises conditions pour leur travail . J’en doute.]

      Sur la première question, la réponse est évidente. Les enseignants savent parfaitement qu’il leur est interdit de frapper leurs élèves, même lorsque « la situation est difficile ». Asperger l’enfant avec un peu d’eau, par exemple – ce qu’a fait l’institutrice – est une méthode classique de gestion d’un enfant en crise.

      Pour ce qui concerne votre deuxième question… cela veut dire quoi un « suivi psychologique » ? Encore une fois, il faut revenir aux faits. L’institutrice n’a pas fait un épisode psychotique, elle n’a pas étranglé un élève, ou pris une chaise pour la casser sur la tête d’un élève. Elle a donné à un enfant une tape sur les fesses. C’est un geste blâmable, mais ce n’est pas non plus un crime où une défaillance psychologique…

  9. Jordi dit :

    Votre article m’ennuie, car je trouve les deux affaires extrêmement différentes.
     
    Je rejoins votre analyse sur la première situation, que je trouve consternante et signe d’un déclin social. Les concerts de vitue signalling de vierges effarouchées parce que une enseignate a repris sa classe en main sont consternants. Il est dommage que dans notre pays, les ligues de vertus et de terrorisme intellectuel soient devenues si puissantes que pas une grande voix n’a osé prendre la défense de l’institutrice et ramener l’affaire à sa nulle proportion.
     
    Un angle qui me semble oublié dans votre analyse est la hausse du nombre de nullipares et de parents avec des enfants uniques (le petit trésor qui a toujours raison est alors un risque élevé). La faible taille des familles élevées par “les gens qui ont accès à un micro” produit des résultats consternants à chaque fois qu’est abordé le thème de la puériculture.
     
    Mais sur la deuxième affaire, je pense que vous vous fourvoyez sur plusieurs points. Le premier, essentiel, c’est l’extrême gravité du préjudice. Je sais que tous les mots prennent la même place sur l’écran d’un site d’actus, mais la mort d’une petite fille est aussi tragique que définitive. Ce n’est pas une tape sur le cul. 
     
    La deuxième choses, c’est le contexte des rodéos urbains. Accidents, refus d’obtempérer, défi aux forces de l’ordre, impunité … Vous avez remarqué le le RN a un peu monté récemment, et que des referendums sur la politique pénale montrerait une nette exaspéartion face à l’impunité des racailles et à leur arrogance dans l’occupation de l’espace qui n’est plus tout à fait public. Une gamine doit pouvoir se ballader en ville sans crainte, et si le prix pour rétablir ce droit c’est qu’un petit connard (ou un humoriste décati) doive être brisé, ainsi soit-il.
     
    Enfin, je pense que vous vous trompez en parlant d’infractions routières telles que un verre en trop ou une conduite rapide : ces infractions, quoique condamnables et potentiellement accidentogènes, restent lié à une logique de déplacement, de mobilité motorisée. Les rodéos, qui empoisonnent l’actualité et l’opinion publique, sont dans des logique sdifférentes, de rejet de l’autorité de la France et d’affirmation de domination sur un territoire. Pas de “déplacmeent non réglementaire”. Cet “accident” évoque plus les histoires de parpaings jeté depuis des ponts enjambant les autoroutes, ou de balle perdues, qu’un accident de la circulation.
     
    Il y a trop d’affaires de ce type dans l’actualité, trop de complaisance, trop de comportements sauvages, et de sentiment d’impunité. Il est juste et utile que le pouvoir régalien rétablisse l’ordre, en frappant du poing sur la table, et en neutralisant les menaces pour la société. Et si c’est ce motard tueur qui doit trinquer, tant pis pour lui. Il a joué, il a perdu. Et quoi qu’il lui arrive, il aura pris moins cher que la petite Kamilya.

    • Descartes dit :

      @ Jordi

      [Votre article m’ennuie, car je trouve les deux affaires extrêmement différentes.]

      C’est le but ! Non pas de vous ennuyer, mais de présenter un contraste.

      [Mais sur la deuxième affaire, je pense que vous vous fourvoyez sur plusieurs points. Le premier, essentiel, c’est l’extrême gravité du préjudice. Je sais que tous les mots prennent la même place sur l’écran d’un site d’actus, mais la mort d’une petite fille est aussi tragique que définitive. Ce n’est pas une tape sur le cul.]

      Oui. Mais est-ce que cela justifie qu’on viole la loi, qu’on piétine la présomption d’innocence, qu’on jette préventivement en prison l’auteur supposé, qu’on transforme la détention préventive en peine préventive ? Car c’est cela que demandait la famille de la petite Kamylia. Que leur douleur les amène à ce genre de demande, on peut le comprendre et le respecter. Que l’ensemble du cirque médiatique leur donne raison, c’est là le problème.

      [La deuxième choses, c’est le contexte des rodéos urbains. Accidents, refus d’obtempérer, défi aux forces de l’ordre, impunité … Vous avez remarqué le le RN a un peu monté récemment, et que des referendums sur la politique pénale montrerait une nette exaspération face à l’impunité des racailles et à leur arrogance dans l’occupation de l’espace qui n’est plus tout à fait public. Une gamine doit pouvoir se balader en ville sans crainte, et si le prix pour rétablir ce droit c’est qu’un petit connard (ou un humoriste décati) doive être brisé, ainsi soit-il.]

      Je doute que le fait de mettre en prison préventive les auteurs de ce genre de délit aurait un effet significatif sur la possibilité d’une gamine à pouvoir se balader en ville sans crainte. Les délits d’imprudence sont difficiles à dissuader précisément parce que leurs auteurs n’anticipent pas, lorsqu’ils font une « roue arrière » ou lorsqu’ils roulent bourrés, l’accident. Mais à supposer même que ce soit le cas, je n’accepterait pas comme prix de cette dissuasion le fait que la loi soit faite par la foule, et non par les législateurs.

      [Enfin, je pense que vous vous trompez en parlant d’infractions routières telles qu’un verre en trop ou une conduite rapide : ces infractions, quoique condamnables et potentiellement accidentogènes, restent lié à une logique de déplacement, de mobilité motorisée. Les rodéos, qui empoisonnent l’actualité et l’opinion publique, sont dans des logique différente, de rejet de l’autorité de la France et d’affirmation de domination sur un territoire.]

      Le fait de faire une « roue arrière » n’est pas très différent de celui de dépasser les limites de vitesse. Pour beaucoup de conducteurs, faire du 200 sur l’autoroute s’apparente là aussi à un « défi à l’autorité ». Accessoirement, je ne vois pas très bien en quoi l’affaire serait différente si la petite Kamilya, au lieu d’avoir été tuée par un motard imprudent, l’avait été par un automobiliste conduisant sous l’empire de l’alcool ou de la drogue. Pensez-vous que la demande des parents de voir le chauffard en prison préventive aurait été très différente ? Pensez-vous que la réaction des médias n’aurait pas été la même, ou prétexte que conduire bourré s’inscrit dans une « logique de déplacement » ?

      [Et si c’est ce motard tueur qui doit trinquer, tant pis pour lui.]

      Personne ne discute cela. Mais a-t-il droit à un procès dans les règles du Code de procédure pénale ? Ou faut-il le pendre tout de suite en place de Grève ?

  10. Manchego dit :

    @ Descartes
    Quand j’étais enfant on ne rentrait jamais de l’école en répétant que l’instituteur nous avait giflé (c’était très rare mais cela arrivait), pour ne pas en prendre une autre à la maison.
    Mais aujourd’hui, très souvent l’enfant est roi, il est éduqué (par ses parents, mais aussi par la publicité et les médias) comme un client-consommateur qui résiste très mal à la frustration si on ne lui donne pas le bon smartphone ou la bonne paire de basket. Et quand le mauvais plis est pris il est quasiment impossible de redresser la situation, et l’enfant roi devient très souvent un adulte qui n’a aucune résistance à la frustration et se comporte comme un “vrai con”. Le capitalisme a besoin que les individus soient ainsi formatés, c’est une société du spectacle comme décrite par Guy Debord.
    Je pense sans doute comme un vieux con, mais c’est que j’observe autour de moi.
    Un des commentateurs évoque la Suède, j’ai pu observer l’éducation dans ce pays, c’est terrifiant. Au moindre caprice de l’enfant les parents doivent longuement palabrer et négocier, pour finalement capituler peu ou prou.
     

    • Descartes dit :

      @ Manchego

      [Quand j’étais enfant on ne rentrait jamais de l’école en répétant que l’instituteur nous avait giflé (c’était très rare mais cela arrivait), pour ne pas en prendre une autre à la maison.]

      Je pense qu’on peut aller plus loin dans le raisonnement. Nos parents avaient encore une vision très institutionnelle de la société. Par certains côtés, l’enfant qu’on envoyait à l’école « représentait » la famille devant le professeur, et à l’inverse, le professeur représentait l’institution scolaire devant les parents. Et parce que l’institution scolaire jugeait les parents à travers leurs enfants, les parents étaient sensibles au fait que leur enfant présente une « bonne image ». Un enfant propre sur lui, qui apprenait ses leçons, qui était poli avec les enseignants et reconnu par ses camarades faisait la fierté de ses parents parce qu’il contribuait à leur image dans la collectivité. L’idée que « les chiens ne font pas des chats », ou « on juge un arbre à ses fruits » n’était pas très loin.

      Pour la société « victimiste » qu’est la nôtre, cette logique est incompréhensible. Si notre enfant est turbulent, s’il est sale, s’il n’apprend pas ses leçons et insulte ses professeurs, ce n’est pas notre faute, c’est la faute – au choix – de la société qui est méchante, des institutions qui ne s’adaptent pas à lui, du professeur qui ne le comprend pas… à moins qu’il soit affecté d’une « dys… » quelconque, qui bien entendu n’est pas prise en compte au juste niveau par l’institution. Bref, l’enfant – et ses parents par extension – sont des victimes, et personne n’a donc le droit de les juger. Au contraire : si votre enfant perturbe la classe, s’il est grossier, s’il refuse la discipline, loin de la condamnation vous méritez au contraire un soutien compatissant.

      [Mais aujourd’hui, très souvent l’enfant est roi, il est éduqué (par ses parents, mais aussi par la publicité et les médias) comme un client-consommateur qui résiste très mal à la frustration si on ne lui donne pas le bon smartphone ou la bonne paire de basket. Et quand le mauvais pli est pris il est quasiment impossible de redresser la situation, et l’enfant roi devient très souvent un adulte qui n’a aucune résistance à la frustration et se comporte comme un “vrai con”.]

      Tout à fait. Mais pourquoi les parents acceptent-ils la dictature de « l’enfant roi » ? Pourquoi ne font-ils pas comme faisaient nos parents, qui disaient « non » sans le moindre complexe ? Derrière la passivité des parents, il y a un énorme sentiment de culpabilité. Cette culpabilité tient, comme je l’ai dit plus haut, en grande partie au discours « victimiste ». Nous vivons dans une société qui permet à chacun d’assumer le statut de « victime », et de s’exonérer ainsi de toute responsabilité. Mais si chacun peut devenir symboliquement une « victime », alors ceux qui l’entourent courent en permanence le risque de devenir symboliquement ses bourreaux. Je connais beaucoup de parents qui sont terrorisés à l’idée qu’on puisse plus tard leur reprocher d’avoir « traumatisé » leur enfant en leur refusant telle ou telle chose, en refusant de le soutenir lorsqu’il a un conflit avec son professeur, en lui imposant telle ou telle règle. Il est intéressant de regarder une ou deux fois un programme comme « super nanny », non que le programme soit de très bonne qualité, mais en se disant que si des gens regardent un tel programme, c’est parce qu’il répond à un besoin. Et le besoin est ici d’être rassuré sur le fait qu’on ne torture pas ses enfants en leur imposant des règles, en installant des interdits.

      [Le capitalisme a besoin que les individus soient ainsi formatés, c’est une société du spectacle comme décrite par Guy Debord.]

      Je ne sais pas si c’est un besoin du capitalisme. J’aurais tendance à dire que c’est plutôt un effet secondaire. Ce qui gêne le capitalisme, c’est la présence d’institutions fortes. Parce qu’une institution entrave, presque par essence, les logiques de marché. Or, lorsqu’on affaiblit les institutions, on laisse les gens livrés à eux-mêmes. Nos parents n’avaient pas peur d’exercer leur autorité parce que cette autorité était soutenue par l’institution familiale. Et de la même façon l’enseignant exerçait son autorité sans états d’âme parce qu’il était soutenu par l’institution scolaire. Aujourd’hui, l’enseignant comme le parent sont seuls, réduits à acheter la bienveillance de leurs enfants…

      [Un des commentateurs évoque la Suède, j’ai pu observer l’éducation dans ce pays, c’est terrifiant. Au moindre caprice de l’enfant les parents doivent longuement palabrer et négocier, pour finalement capituler peu ou prou.]

      Exactement. Parce que le rapport entre l’enfant et le parent n’est plus un rapport entre individu et institution, mais un rapport d’individu à individu.

  11. Glarrious dit :

    [ Je ne parle pas des aventures de notre président ou de notre premier ministre, pas plus que je ne fais mention de la conduite suicidaire d’une gauche qui, en refusant tout compromis fait du RN l’arbitre de la vie ou de la mort des gouvernements.]
     
    Quel beau paradoxe vous ne trouvez pas Descartes, le RN renvoyé dans le ghetto se retrouve à la fin à avoir un veto sur la vie des futurs gouvernements. Ne pensez-vous pas qu’on va enchainer des renversement de gouvernement les uns à la suite des autres. Regardez les LR, une espérance de vie de 1 mois. Ils ne voulaient pas entrer dans une coalition et maintenant ils sont au gouvernement. 

    • Descartes dit :

      @ Glarrious

      [Quel beau paradoxe vous ne trouvez pas Descartes, le RN renvoyé dans le ghetto se retrouve à la fin à avoir un veto sur la vie des futurs gouvernements.]

      Le « paradoxe » n’est qu’apparent. On peut renvoyer le RN dans son ghetto en lui refusant des postes au bureau de l’Assemblée ou en déclarant la main sur le cœur qu’on ne fera pas d’alliances avec lui, il ne reste pas moins qu’un tiers des électeurs ont voté pour des candidats RN, et qu’on ne peut pas faire comme si ces électeurs n’existaient pas. Dès lors que la représentation nationale est divisée en trois blocks de poids sensiblement égal – le marais de centre-droit, le NFP et le RN – personne ne peut gouverner sans compter sur la bienveillance de deux d’entre eux lors d’un éventuel vote de censure. Et dès lors que le NFP a déclaré qu’il censurerait tout ce qui n’est pas Lucie Castets, le marais ne peut gouverner qu’avec le nihil obstat du RN. C’est la position « dure » de la gauche qui oblige Barnier à aller acheter la mansuétude du RN.

      La configuration aurait pu être l’inverse, avec un gouvernement de centre comptant sur la bienveillance du NFP et soumis à la censure automatique du RN. Dans cette configuration, le NFP aurait lui aussi eu un « droit de véto » dans la vie du gouvernement. Le problème, c’est que contrairement au RN le NFP ne sait pas très bien ce qu’il veut. Pour jouer ce jeu, il aurait fallu déjà qu’il admette qu’il n’a pas gagné les élections, et qu’il ne peut espérer voir mis en oeuvre TOUT son programme. A partir de là, il aurait pu définir des « lignes rouges » et des priorités, et utiliser son « pouvoir de véto » pour les faire avancer.

      La position dominante de LFI – devant un PCF historiquement faible et une gauche « modérée » qui ne sait pas très bien à quel saint se vouer – joue ici à plein. Et comme Mélenchon joue la politique du pire, il était hors de question pour lui de montrer la moindre bienveillance, fut-ce pour obtenir de véritables avancées. J’attends avec impatience que l’abrogation de la réforme des retraites proposée par le RN vienne en débat à l’Assemblée, pour voir comment le NFP va se débrouiller pour ne pas la voter…

      [Ne pensez-vous pas qu’on va enchainer des renversement de gouvernement les uns à la suite des autres. Regardez les LR, une espérance de vie de 1 mois. Ils ne voulaient pas entrer dans une coalition et maintenant ils sont au gouvernement.]

      Faire des prédictions aujourd’hui, c’est avoir toutes les chances de se tromper. Mais il ne faut pas sous-estimer nos institutions. L’opinion publique est lasse de tout ce cirque, même s’il passionne les politiques et les commentateurs. Je ne sais pas si elle jugera avec bienveillance ceux qui feraient tomber le gouvernement sur une broutille. Ce qui fait la force de Barnier, c’est qu’il n’y a pas vraiment d’alternative avant juin prochain et une nouvelle dissolution. Et encore, rien ne dit qu’une élection législative donnerait des résultats très différents. Elle aboutirait probablement à renforcer les blocs « extrêmes » et à laminer le marais central, et on serait bien avancés. Je crains qu’on continue encore neuf mois avec un gouvernement qui, parce qu’il ne voudra ouvrir aucun conflit, ne fera pas grande chose.

  12. Louis dit :

    Merci pour cet article, qui permet de réfléchir à des questions qu’un père de famille se pose nécessairement, mais qui ne peut pratiquement jamais en parler autour de lui. Comme vous le savez, je suis professeur, alors parler de ça, comme ça, c’est une gageure…
     
    Allons-y pour l’anecdote. Heureusement, quand j’ai eu mon premier enfant, j’ai pu en discuter avec mon père. Qui n’a jamais manqué de tendresse pour nous, mais qui n’a jamais lésiné sur la fermeté, quitte à se prendre quelques roustes. Bizarrement, nous sommes toujours incapables de discuter de certains sujets, sauf à travailler ensemble, en général au jardin, ou lors des travaux d’hiver. Il m’a confié que ce qui l’avait hanté, et que je devais bien avoir en tête, c’était le fait d’être responsable.
     
    Pas victime, au contraire : on ne doit pas passer certains comportements aux gosses, parce qu’il faut les éduquer, alors même que ces comportements sont justement naturels aux enfants. Il n’y a qu’un adulte pour faire la part des choses, et se dire que “là, il est assez grand” pour lui faire savoir que “là, ça n’est plus possible”. Et tout le monde peut se tromper. Sauf qu’un père de famille doit prendre la décision d’intervenir, quitte à se tromper.
     
    Pas le choix, sauf à abdiquer son rôle de chef de famille, comme le fit son propre père, qui alternait entre la fuite et la violence. Bref, il n’y a pas à se sentir coupable, ce qui implique qu’il y ait une faute. Or, l’exercice de l’autorité ne va ni sans conflit, ni sans fermeté : l’un ni l’autre ne sont des fautes, mais font partie d’un devoir, d’une charge. Il faut être responsable, et assumer ses erreurs, pour mieux les corriger.
     
    C’est d’ailleurs pour cela, autre anecdote, qu’ils avaient pris a priori parti pour le professeur qui m’avait collé à tort une gifle quand j’étais collégien. Et ils avaient bien raison. Jouant à califourchon sur une amie de l’école primaire (j’avais dix ans, qu’on me pardonne !) dans les couloirs, mon professeur de latin, une petite femme sèche, qui ne me connaissait pas encore, m’avait retourné une claque bien sentie, au point d’en avoir les larmes aux yeux. Evidemment, le soir, je m’étais plaint auprès de mes parents, parce que je n’avais rien fait de mal, que c’était une copine, que c’était trop injuste, etc. Niet popov, on en saura plus après éclaircissements, en attendant, file dans ta chambre.
     
    Rendez-vous fut pris avec le professeur, et sa réaction fut tout de suite sur la défensive. Maintenant, je sais qu’elle craignait ce qui fait l’objet de l’article. Mes parents s’étaient empressés de la rassurer : puisque ma version me dédouanait entièrement, c’est qu’elle n’était pas la bonne, puisqu’un professeur ne lèverait pas la main sur un élève sans raison. Et la version de mon professeur, était, évidemment, bien plus sensée que la mienne : dans un collège où la violence commençait à se faire sentir, un professeur croise dans les couloirs un garçon qui a l’air de violenter une fille. Ni une, ni deux, intervention. Une claque dans le museau pour apprendre la politesse. Elle avait eu entièrement raison. Elle s’était trompée, certes, mais c’était une erreur, et en rien une faute.
     
    Je garde un souvenir ému d’avoir eu un professeur prêt à prendre ce risque (qui ne devrait pas en être un, mais qui l’est aujourd’hui, d’où sa réaction défensive), et des parents qui ne m’ont pas laissé l’occasion de voir une brèche s’ouvrir entre l’autorité qu’ils exerçaient à la maison, et celle qu’on exerçait à l’école. Pas un moment (et je l’avais “mal vécu” sur le moment) je n’ai senti pouvoir avoir gain de cause. A la fin du rendez-vous, du haut de mes dix ans, je n’avais pas le recul pour comprendre tous les tenants et les aboutissants de ce qui s’était passé, mais j’avais compris qu’encore une fois, les grandes personnes avaient eu raison, et que rien de mal n’avait été fait.
     
    Il faut dire qu’à l’époque le principal du collège était un autre sacré bout de femme, très autoritaire pour le coup, qui tenait son collège d’une main de fer. Bien des années plus tard, j’ai appris qu’elle avait été sèchement remerciée, sans en connaître le motif. Elle a noyé son chagrin dans l’alcool, et puis elle est morte. Mon collège a changé de nom, plus au goût du jour (il portait le nom du saint patron des artisans historiques du quartier, l’horreur ! on lui donna le nom d’une femme de lettres de troisième zone), et, même si j’ai quitté ma ville depuis longtemps, j’en apprends de temps à autre qu’on a pu arrêter des surveillants qui se livraient au trafic de drogue dans le collège, ou que s’y est déroule des “expéditions punitives” entre bandes, ou qu’un collégien s’y est suicidé…
     
     

    • Descartes dit :

      @ Louis

      [Allons-y pour l’anecdote. Heureusement, quand j’ai eu mon premier enfant, j’ai pu en discuter avec mon père. Qui n’a jamais manqué de tendresse pour nous, mais qui n’a jamais lésiné sur la fermeté, quitte à se prendre quelques roustes. Bizarrement, nous sommes toujours incapables de discuter de certains sujets, sauf à travailler ensemble, en général au jardin, ou lors des travaux d’hiver. Il m’a confié que ce qui l’avait hanté, et que je devais bien avoir en tête, c’était le fait d’être responsable. Pas victime, au contraire : on ne doit pas passer certains comportements aux gosses, parce qu’il faut les éduquer, alors même que ces comportements sont justement naturels aux enfants. Il n’y a qu’un adulte pour faire la part des choses, et se dire que “là, il est assez grand” pour lui faire savoir que “là, ça n’est plus possible”. Et tout le monde peut se tromper. Sauf qu’un père de famille doit prendre la décision d’intervenir, quitte à se tromper.]

      « être responsable » c’est précisément le contraire de « être victime ». La victime est soumise à des forces qu’elle ne contrôle pas. Comment peut-on être responsable de ce sur quoi on n’a aucun contrôle ? Etre responsable implique la conviction que nos choix comptent, et qu’il faut donc les faire le plus sérieusement possible. Et cela conduit aussi à une certaine humilité, parce que même si « on fait au mieux », on ne sera jamais parfaits.

      Dans la génération de nos parents, on se sentait responsables, mais comme « on faisait au mieux », cette responsabilité n’était pas si lourde. Aujourd’hui, cette bienveillance n’est plus de mise. On est tenu d’être parfait, et cela créé une angoisse terrifiante.

      [Rendez-vous fut pris avec le professeur, et sa réaction fut tout de suite sur la défensive. Maintenant, je sais qu’elle craignait ce qui fait l’objet de l’article. Mes parents s’étaient empressés de la rassurer : puisque ma version me dédouanait entièrement, c’est qu’elle n’était pas la bonne, puisqu’un professeur ne lèverait pas la main sur un élève sans raison.]

      Mais dans ce « un professeur ne lève pas la main sur un élève sans raison » se trouve résumée la pensée institutionnelle. Ce n’est pas que le professeur soit parfait, mais il représente l’institution, et on fait confiance à l’institution pour faire sa propre police. On lui fait confiance pour encadrer les enseignant et s’assurer qu’ils « ne lèvent pas la main sur les élèves sans raison ». C’est pourquoi votre professeur pouvait compter sur leur bienveillance : à leurs yeux, il représentait l’institution.

      [Et la version de mon professeur, était, évidemment, bien plus sensée que la mienne : dans un collège où la violence commençait à se faire sentir, un professeur croise dans les couloirs un garçon qui a l’air de violenter une fille. Ni une, ni deux, intervention. Une claque dans le museau pour apprendre la politesse. Elle avait eu entièrement raison. Elle s’était trompée, certes, mais c’était une erreur, et en rien une faute.]

      Oui, et vos parents, qui avaient l’humilité de celui qui sait ce qu’est le poids de la responsabilité, étaient logiquement enclins à faire preuve de bienveillance pour une erreur qu’ils auraient parfaitement pu commettre eux-mêmes. Une bienveillance dont les parents d’aujourd’hui, placés dans une logique victimaire ou personne n’est responsable de rien, sont de moins en moins capables.

      • Louis dit :

        « être responsable » c’est précisément le contraire de « être victime ». La victime est soumise à des forces qu’elle ne contrôle pas. Comment peut-on être responsable de ce sur quoi on n’a aucun contrôle ? Etre responsable implique la conviction que nos choix comptent, et qu’il faut donc les faire le plus sérieusement possible. Et cela conduit aussi à une certaine humilité, parce que même si « on fait au mieux », on ne sera jamais parfaits.

         
        C’est bien ce que j’essaye de faire rentrer dans le crâne de mes élèves. Le discours victimaire est si fort, que ça me donne presque un avantage : lorsque je leur dit que leur attitude de chouineurs fait d’eux, en fait, de grosses victimes, ils en restent interdits. A l’inverse, s’ils prennent le taureau par les cornes, et qu’ils essayent de mener leur barque par eux-mêmes, que peut-on leur reprocher ? De ne pas réussir tout du premier coup ? A 18 ans ? A 20 ans ? Mais à 60 ans non plus on ne réussit pas encore tout. Par contre, on peut être fier de ce qu’on a réussi (et reconnaissant envers ceux qui nous ont permis de réussir, au passage).
         
        Du reste, je remarque que ça trouve un écho sensible chez mes élèves issus des classes populaires (principalement rurales), pour qui l’horizon, c’est surtout pouvoir trouver un métier, fonder une famille, et suivre l’exemple des anciens. Chez les fils et les filles des classes populaires, je dois en général ferrailler un peu plus, parce qu’une bonne part est déjà convaincue que la société les brime (ils sont “dys-quelque chose”, “haut potentiel intellectuel”, transsexuels, etc.).
         

        On est tenu d’être parfait, et cela créé une angoisse terrifiante.

        Je n’avais jamais formulé ça si nettement. Pourriez-vous développer ? Je comprends plutôt bien la conséquence, moins la cause, et la cause de la cause. Pourquoi être tenu d’être parfait ?
         

        Mais dans ce « un professeur ne lève pas la main sur un élève sans raison » se trouve résumée la pensée institutionnelle.

         
        Il faut dire que j’ai eu la chance d’avoir des parents communistes !
         

        Une bienveillance dont les parents d’aujourd’hui, placés dans une logique victimaire ou personne n’est responsable de rien, sont de moins en moins capables.

         
        Raison pour laquelle, outre la question de principe que vous avez maintes fois posée, jusque dans cet article, j’estime pratiquement indispensable de rompre entièrement avec les parents – et avec les élèves, au passage. C’est un sujet de friction avec absolument tout le monde : élèves, parents, collègues, direction, mais je tiens bon pour l’instant. J’aime beaucoup la formule de Régis Debray : “les parents d’élèves n’existent pas. Les parents ont des enfants, les élèves ont des maîtres”.
         
        Par exemple, nous travaillons sur un logiciel qui remplace l’agenda, la feuille d’appel, le cahier de texte et de correspondance, la boîte aux lettres, et tout le toutim. Dans les faits, c’est l’occasion pour les élèves de justifier leur absence de travail “parce que ce n’était pas marqué”, aux parents de reprocher qu’on n’ait pas mis en ligne nos cours (“il y a une page dédiée à ça, quand même !”), ou de prendre des rendez-vous n’importe quand, et aux uns et aux autres d’envoyer des messages à pas d’heure, pour exiger n’importe quoi, sur le champ. Je ne me sers pas de ce logiciel, sauf pour faire l’appel.
         
        Mes élèves se plaignent, les parents se plaignent, la direction me tape sur les doigts, et mes collègues me font la gentillesse de se contenter de me trouver un peu bizarre, genre solitaire ou que sais-je. Mais, à la fin des fins, mes élèves s’y font tout à fait, et notent le boulot à faire comme on l’a toujours fait, et se font remonter les bretelles s’ils ne le font pas, à moins d’une excuse valable ; les parents ne m’embêtent pas, et les deux ou trois parents à l’année qui veulent vraiment me parler prennent une feuille et m’écrivent une lettre (autant dire qu’ils évitent de dire n’importe quoi, et que les formules de politesse leur reviennent d’un coup) ; et mes collègues se plaignent d’être harcelés par les parents et d’avoir des élèves de si mauvaise foi, et une telle charge de travail inutile (ne le faites pas ?) ; et la direction de déplorer une situation à laquelle, paraît-il, on ne peut rien…
         

        • Descartes dit :

          @ Louis

          [C’est bien ce que j’essaye de faire rentrer dans le crâne de mes élèves. Le discours victimaire est si fort, que ça me donne presque un avantage : lorsque je leur dis que leur attitude de chouineurs fait d’eux, en fait, de grosses victimes, ils en restent interdits. A l’inverse, s’ils prennent le taureau par les cornes, et qu’ils essayent de mener leur barque par eux-mêmes, que peut-on leur reprocher ? De ne pas réussir tout du premier coup ? A 18 ans ? A 20 ans ? Mais à 60 ans non plus on ne réussit pas encore tout. Par contre, on peut être fier de ce qu’on a réussi (et reconnaissant envers ceux qui nous ont permis de réussir, au passage).]

          Si seulement tous les enseignants tenaient ce discours… malheureusement, comme vous le dites, le discours victimaire est devenu le discours de nos institutions jusqu’au ridicule : pensez à la création par Hollande de la « médaille nationale de reconnaissance aux victimes du terrorisme », censée « reconnaître »… quoi, exactement ? Le fait de s’être trouvé par hasard au mauvais endroit au mauvais moment ?

          [Du reste, je remarque que ça trouve un écho sensible chez mes élèves issus des classes populaires (principalement rurales), pour qui l’horizon, c’est surtout pouvoir trouver un métier, fonder une famille, et suivre l’exemple des anciens. Chez les fils et les filles des classes populaires, je dois en général ferrailler un peu plus, parce qu’une bonne part est déjà convaincue que la société les brime (ils sont “dys-quelque chose”, “haut potentiel intellectuel”, transsexuels, etc.).]

          J’imagine que dans votre deuxième phrase vous faites plutôt référence aux enfants des couches intermédiaires… Les élèves des couches populaires – et c’est particulièrement vrai en milieu rural – ont souvent une tradition qui valorise l’effort. Les enfants de ces milieux comprennent très vite que tout ce que leurs parents ont, tout ce qu’ils peuvent leur offrir, vient de leur effort et de leur travail. On peut toujours bâtir sur ces fondations, même si le discours ambiant tend à dévaloriser cette référence en insistant sur l’injustice dans la manière ces efforts ont été récompensés. Cette injustice est certes bien réelle, mais la manière dont elle est évoquée la présente comme inévitable, et conduit donc plus à la passivité de la victime qu’à l’activisme du militant.

          Chez les couches moyennes, c’est plus ambigu, parce qu’il y a souvent une forme de « complexe de l’imposteur ». Il est bien plus difficile de penser que tout ce qu’on a vient de notre effort quand on reçoit en héritage un capital immatériel et matériel relativement important…

          [« On est tenu d’être parfait, et cela créé une angoisse terrifiante. » Je n’avais jamais formulé ça si nettement. Pourriez-vous développer ? Je comprends plutôt bien la conséquence, moins la cause, et la cause de la cause. Pourquoi être tenu d’être parfait ?]

          Cela tient à l’hyper-compétition. Il faut se souvenir qu’avant les années 1980, nous vivions dans une société « statutaire », où le parcours était largement déterminé par la naissance. L’ascenseur social était une réalité, et les plus méritants avaient des opportunités de promotion. Mais l’ascenseur ne fonctionnait que dans un sens, et des puissants filets de sécurité vous assuraient un niveau de vie, une position sociale au moins équivalente à celle de vos parents. Cela a changé radicalement dans les années 1980 : aujourd’hui, nous vivons dans une précarité permanente, dans la compétition de tous contre tous. Et nous sommes donc sous une pression permanente pour être plus « performant » que ceux qui nous entourent. C’est cette pression à laquelle je fais allusion quand je dis « on est tenu d’être parfait », parce que chaque « imperfection » risque de nous faire perdre la course au profit d’un autre compétiteur.

          [« Mais dans ce « un professeur ne lève pas la main sur un élève sans raison » se trouve résumée la pensée institutionnelle. » Il faut dire que j’ai eu la chance d’avoir des parents communistes !]

          On ne dira jamais à quel point cet héritage donne un avantage comparatif…

          [Raison pour laquelle, outre la question de principe que vous avez maintes fois posée, jusque dans cet article, j’estime pratiquement indispensable de rompre entièrement avec les parents – et avec les élèves, au passage. C’est un sujet de friction avec absolument tout le monde : élèves, parents, collègues, direction, mais je tiens bon pour l’instant. J’aime beaucoup la formule de Régis Debray : “les parents d’élèves n’existent pas. Les parents ont des enfants, les élèves ont des maîtres”.]

          Excellente formule, en effet – comme souvent chez Debray. Je la retiens…

          [Par exemple, nous travaillons sur un logiciel qui remplace l’agenda, la feuille d’appel, le cahier de texte et de correspondance, la boîte aux lettres, et tout le toutim. Dans les faits, c’est l’occasion pour les élèves de justifier leur absence de travail “parce que ce n’était pas marqué”, aux parents de reprocher qu’on n’ait pas mis en ligne nos cours (“il y a une page dédiée à ça, quand même !”), ou de prendre des rendez-vous n’importe quand, et aux uns et aux autres d’envoyer des messages à pas d’heure, pour exiger n’importe quoi, sur le champ. Je ne me sers pas de ce logiciel, sauf pour faire l’appel.]

          Je suis comme vous. Je veux du papier, parce que lorsqu’il faut écrire sur papier et signer à la fin, on réfléchit un peu plus à ce qu’on écrit. Habituer les élèves à inscrire eux-mêmes sur l’agenda – quelque soit le support – leurs rendez-vous, c’est là aussi un travail pédagogique qui leur sera utile toute leur vie.

          [Mes élèves se plaignent, les parents se plaignent, la direction me tape sur les doigts, et mes collègues me font la gentillesse de se contenter de me trouver un peu bizarre, genre solitaire ou que sais-je. Mais, à la fin des fins, mes élèves s’y font tout à fait, et notent le boulot à faire comme on l’a toujours fait, et se font remonter les bretelles s’ils ne le font pas, à moins d’une excuse valable ; les parents ne m’embêtent pas, et les deux ou trois parents à l’année qui veulent vraiment me parler prennent une feuille et m’écrivent une lettre (autant dire qu’ils évitent de dire n’importe quoi, et que les formules de politesse leur reviennent d’un coup) ; et mes collègues se plaignent d’être harcelés par les parents et d’avoir des élèves de si mauvaise foi, et une telle charge de travail inutile (ne le faites pas ?) ; et la direction de déplorer une situation à laquelle, paraît-il, on ne peut rien…]

          Ce « on ne peut rien » c’est un faux nez pour « on n’a pas envie de s’emmerder ». Parce que ce que vous faites, c’est du véritable travail pédagogique, qui demande un investissement au départ en termes de rigueur et d’explication… Je ne peux que vous dire mon admiration devant votre courage. Il est toujours difficile de ramer contre le courant institutionnel…

  13. Louis dit :

    J’imagine que dans votre deuxième phrase vous faites plutôt référence aux enfants des couches intermédiaires…

     
    Tout à fait. Merci de m’avoir corrigé.
     

    Les élèves des couches populaires – et c’est particulièrement vrai en milieu rural – ont souvent une tradition qui valorise l’effort. Les enfants de ces milieux comprennent très vite que tout ce que leurs parents ont, tout ce qu’ils peuvent leur offrir, vient de leur effort et de leur travail. On peut toujours bâtir sur ces fondations, même si le discours ambiant tend à dévaloriser cette référence en insistant sur l’injustice dans la manière ces efforts ont été récompensés. Cette injustice est certes bien réelle, mais la manière dont elle est évoquée la présente comme inévitable, et conduit donc plus à la passivité de la victime qu’à l’activisme du militant.

    Il n’y a pas que la tradition. Beaucoup de mes élèves, même s’ils ont le baccalauréat, iront travailler de leur main, qui chez leur père, qui chez leur oncle, ou l’ami de la famille, etc. Le recul de l’industrie laisse peu de place aux ouvriers, qui doivent être qualifiés aujourd’hui. Mes élèves ne le sont pas. Ne leur reste que des métiers qui ne demandent pas beaucoup d’études, et qui peuvent être appris sur le tas, quitte à travailler au noir assez longtemps, et passer des certifications plus tard. Ce qui compte, c’est la reconnaissance sociale du milieu d’où l’on vient, et dans lequel on reste : “c’est un bon petit gars, il bosse dur”, “il a pas fait d’études, mais il est débrouillard”, etc. Du coup, il est d’autant plus nécessaire de ressembler – j’allais dire : donner des gages – à ceux dont dépendra l’avenir professionnel. Un homme qui s’installe jeune, qui s’achète ou se fait construire sa maison, qui prend femme et fonde une famille, on l’embauchera plus facilement, par tuyaux, au noir, s’il le faut, qu’un éternel adolescent.
     

    Chez les couches moyennes, c’est plus ambigu, parce qu’il y a souvent une forme de « complexe de l’imposteur ». Il est bien plus difficile de penser que tout ce qu’on a vient de notre effort quand on reçoit en héritage un capital immatériel et matériel relativement important…

     
    D’où l’importance de se donner une identité sanctionnée par une communauté qui a l’oreille de la puissance publique ! En mon for intérieur, je me tords parfois de rire en écoutant mes élèves de voie générale m’expliquer à quel point ils sont si différents les uns des autres, alors, qu’ils sont tous fils d’un père en profession libérale et d’une mère fonctionnaire ou cadre…
     

    Cela tient à l’hyper-compétition. […] C’est cette pression à laquelle je fais allusion quand je dis « on est tenu d’être parfait », parce que chaque « imperfection » risque de nous faire perdre la course au profit d’un autre compétiteur.

     
    Merci pour la précision.
     

    Je suis comme vous. Je veux du papier, parce que lorsqu’il faut écrire sur papier et signer à la fin, on réfléchit un peu plus à ce qu’on écrit.

    Et le papier ne tombe pas en panne ! Jamais de problèmes de mise à jour, ou de compatibilité ! Blague à part, c’est tout de même effarant, le gâchis technologique dans les écoles. Mon lycée avait reçu il y a quelques années de bons vidéoprojecteurs, et de nouveaux ordinateurs. Mais le conseil général voulu nous doter de tableaux numériques de pointes. On a donc bazardé tous les vidéoprojecteurs. Et puis on s’est rendu compte que la plupart des ordinateurs étaient trop vieux pour être reliés aux nouveaux tableaux. Rebelote pour la connectique. Et je ne vous parle pas des heures et des heures de formation pour apprendre à y projeter un bête document texte, et pour y souligner un passage intéressant, etc. Puis c’est aux tableaux d’être mis à jour, mais ici ça plante, ici ça marche par intermittence… Mes collègues s’arrachent les cheveux. Mais, je le dis non sans malice, c’est parce qu’ils le veulent bien. Pourquoi s’infliger ça ?
     

    Ce « on ne peut rien » c’est un faux nez pour « on n’a pas envie de s’emmerder ».

     
    Bien sûr. Nous avions déjà parlé, je crois, de l’effroi qui saisit une partie de mes collègues à l’idée de ne pas être aimés de leurs élèves. Affronter les parents (ou plutôt : leur tourner le dos, et assumer les conséquences ; que, pour ma part, j’attends toujours), c’est de l’ordre de l’épouvante, pour mes collègues, comme pour ma direction. Surtout, surtout, pas de conflits. Ce qui, invariablement, conduit à la violence…
     

    Parce que ce que vous faites, c’est du véritable travail pédagogique, qui demande un investissement au départ en termes de rigueur et d’explication… Je ne peux que vous dire mon admiration devant votre courage. Il est toujours difficile de ramer contre le courant institutionnel…

     
    C’est bien aimable, mais il ne faut pas exagérer. C’est surtout que je suis têtu. Ma femme s’inquiète souvent que je puisse un jour “payer” pour mon attitude, et c’est ce qui paralyse une partie de mes collègues – celle qui n’est pas convaincue qu’il faille aller dans le sens du vent, à tout prix. J’avoue que pour l’instant, j’attends de voir. Ce que je fais n’a rien d’héroïque. Je me contente d’être d’accord avec le gamin que j’étais, qui avait lu avec émotion Bartleby le scribe. La force d’inertie ne demande pas beaucoup de force, justement, surtout quand on est entouré de personnes qui évitent la confrontation.
     
    C’est pénible, parfois, mais je me rachète bien sur tout ce que je gagne à faire ce que je fais : je ne suis pas à plaindre, mais pas digne d’une admiration que je vous retourne. C’est vous qui nous chauffez, nous alimentez, nous éclairez, et qui avez à mener des engueulades homériques avec vos supérieurs, qui avez une responsabilité bien plus grande, qui demande donc un sens du devoir bien plus aigu. Nous avons peut-être en commun d’avoir à conduire malgré nous des politiques que nous désapprouvons, et de chercher à faire au mieux avec ce qu’on a, mais je crois ma liberté d’autant plus assurée que je ne suis qu’un petit fonctionnaire, contrairement à vous. Vous me détromperez peut-être, cependant.
     

    • Descartes dit :

      @ Louis

      [« Les élèves des couches populaires – et c’est particulièrement vrai en milieu rural – ont souvent une tradition qui valorise l’effort. Les enfants de ces milieux comprennent très vite que tout ce que leurs parents ont, tout ce qu’ils peuvent leur offrir, vient de leur effort et de leur travail. On peut toujours bâtir sur ces fondations, même si le discours ambiant tend à dévaloriser cette référence en insistant sur l’injustice dans la manière ces efforts ont été récompensés. Cette injustice est certes bien réelle, mais la manière dont elle est évoquée la présente comme inévitable, et conduit donc plus à la passivité de la victime qu’à l’activisme du militant. » Il n’y a pas que la tradition.]

      Certes, mais cela a de l’importance. Quand j’étais affecté dans le Nord, j’avais pu voir combien le récit des combats des parents et grands-parents qui travaillaient dans les mines, les aciéries ou les filatures est présent, et combien il reste un bon antidote au discours « victimiste » dans les anciennes générations. Chez les jeunes, par contre, l’influence du discours de l’institution scolaire (« de toute façon, vous finirez chômeurs ») est importante.

      [Beaucoup de mes élèves, même s’ils ont le baccalauréat, iront travailler de leur main, qui chez leur père, qui chez leur oncle, ou l’ami de la famille, etc. Le recul de l’industrie laisse peu de place aux ouvriers, qui doivent être qualifiés aujourd’hui. Mes élèves ne le sont pas. Ne leur reste que des métiers qui ne demandent pas beaucoup d’études, et qui peuvent être appris sur le tas, quitte à travailler au noir assez longtemps, et passer des certifications plus tard. Ce qui compte, c’est la reconnaissance sociale du milieu d’où l’on vient, et dans lequel on reste : “c’est un bon petit gars, il bosse dur”, “il a pas fait d’études, mais il est débrouillard”, etc. Du coup, il est d’autant plus nécessaire de ressembler – j’allais dire : donner des gages – à ceux dont dépendra l’avenir professionnel. Un homme qui s’installe jeune, qui s’achète ou se fait construire sa maison, qui prend femme et fonde une famille, on l’embauchera plus facilement, par tuyaux, au noir, s’il le faut, qu’un éternel adolescent.]

      Là, vous donnez je pense un exemple de l’importance déterminante d’un « surmoi social » qui dicte aux jeunes la voie à suivre pour être reconnu. La « réussite » n’est pas un concept universel, il est différent suivant les groupes humains. Dans certains milieux la « réussite », c’est de faire des études universitaires et d’accéder à une profession, dans d’autres le fait de se construire une maison et de former une famille est largement suffisant. Mais la question est surtout le lien entre le travail personnel et l’effort d’une part, et la « réussite » d’autre part. Si la réussite apparaît comme liée à l’effort et au travail, la société ne fonctionne pas de la même manière que si la « réussite » apparaît liée à la chance, voire est impossible (et c’est là le discours victimiste).

      [Et le papier ne tombe pas en panne ! Jamais de problèmes de mise à jour, ou de compatibilité ! Blague à part, c’est tout de même effarant, le gâchis technologique dans les écoles. (…)]

      Il y a dans cette fringale technologique quelque chose de sacrificiel. En sacrifiant des milliers – voire des millions – d’euros sur l’autel de la technologie, on donne de soi une image valorisante. Et puis il y a toujours la possibilité que les dieux entendent le message et fassent quelque chose. Je suis d’ailleurs toujours étonné de la vision « magique » qu’on a de la technologie en matière pédagogique, comme si les problèmes de notre école avaient pour cause le fait d’écrire sur papier ou sur un tableau noir.

      [Bien sûr. Nous avions déjà parlé, je crois, de l’effroi qui saisit une partie de mes collègues à l’idée de ne pas être aimés de leurs élèves. Affronter les parents (ou plutôt : leur tourner le dos, et assumer les conséquences ; que, pour ma part, j’attends toujours), c’est de l’ordre de l’épouvante, pour mes collègues, comme pour ma direction. Surtout, surtout, pas de conflits. Ce qui, invariablement, conduit à la violence…]

      Rien n’est pire qu’un pédagogue qui a besoin d’être aimé. Sur ce point, je suis d’accord avec Brighelli : l’objectif du pédagogue est de transmettre des connaissances, de former des disciplines. Et c’est là sa récompense. S’il est aimé, c’est un plus, mais ce n’est pas une priorité.

      [C’est bien aimable, mais il ne faut pas exagérer. C’est surtout que je suis têtu. Ma femme s’inquiète souvent que je puisse un jour “payer” pour mon attitude, et c’est ce qui paralyse une partie de mes collègues – celle qui n’est pas convaincue qu’il faille aller dans le sens du vent, à tout prix. J’avoue que pour l’instant, j’attends de voir. Ce que je fais n’a rien d’héroïque. Je me contente d’être d’accord avec le gamin que j’étais, qui avait lu avec émotion Bartleby le scribe. La force d’inertie ne demande pas beaucoup de force, justement, surtout quand on est entouré de personnes qui évitent la confrontation.]

      Croyez-en ma longue expérience, un jour on vous le fera payer. Tant que tout va bien, on n’ira pas vous chercher – parce qu’on déteste la confrontation. Mais le jour où vous aurez un problème, où vous aurez un conflit avec un parent, ils ne se priveront pas de vous planter le couteau dans le dos sur le mode « on avait bien vu qu’il n’était pas comme il faut ». Ce n’est pas une raison pour ne pas faire ce que vous faites, mais il faut le savoir, comme ça, quand ça arrive, on n’est pas surpris.

      [Nous avons peut-être en commun d’avoir à conduire malgré nous des politiques que nous désapprouvons, et de chercher à faire au mieux avec ce qu’on a, mais je crois ma liberté d’autant plus assurée que je ne suis qu’un petit fonctionnaire, contrairement à vous. Vous me détromperez peut-être, cependant.]

      Oui et non. La liberté du haut fonctionnaire existe encore, et on peut faire et dire beaucoup de choses à condition d’y mettre les formes et de respecter les règles du jeu. Si vous avez cette prudence, défendre vos idées et les mettre en oeuvre vous expose au pire au risque de vous retrouver dans un placard plus ou moins doré. J’aurais fait certainement une carrière plus « brillante » si j’avais eu l’échine plus souple, mais franchement je ne peux pas me plaindre d’avoir été maltraité, et je ne regrette rien.

  14. Louis dit :

    Certes, mais cela a de l’importance. Quand j’étais affecté dans le Nord, j’avais pu voir combien le récit des combats des parents et grands-parents qui travaillaient dans les mines, les aciéries ou les filatures est présent, et combien il reste un bon antidote au discours « victimiste » dans les anciennes générations. Chez les jeunes, par contre, l’influence du discours de l’institution scolaire (« de toute façon, vous finirez chômeurs ») est importante.

     
    Je veux bien le croire. Pour ma part, les rapports que j’entretiens avec mes élèves ne les poussent pas à me faire part de leurs traditions. Je ne l’écarte pas par principe, mais faute d’en avoir connaissance. Une bonne part, d’ailleurs, est “issue de l’immigration”, sans plus de précision, donc j’ignore à quel point ça joue chez eux.
     

    Là, vous donnez je pense un exemple de l’importance déterminante d’un « surmoi social » qui dicte aux jeunes la voie à suivre pour être reconnu.

    Oui, et le moins qu’on puisse dire, c’est que l’école, en tant qu’institution, est incapable de produire pour sa part un tel surmoi. Chaque professeur en est réduit à chercher des astuces pour obtenir dans sa classe ce que l’école ne lui confère plus. C’est dérisoire. Et, faute de mieux, c’est souvent par la peur (“pense à parcoursup”, “ça ne fera pas bien dans ton dossier”, etc.) qu’on cherche à aiguillonner les élèves. Ce n’est plus dérisoire : c’est morbide.
     

    Il y a dans cette fringale technologique quelque chose de sacrificiel. En sacrifiant des milliers – voire des millions – d’euros sur l’autel de la technologie, on donne de soi une image valorisante.

     
    Je peine à voir pourquoi. Pourriez-vous développer ?
     

    Je suis d’ailleurs toujours étonné de la vision « magique » qu’on a de la technologie en matière pédagogique, comme si les problèmes de notre école avaient pour cause le fait d’écrire sur papier ou sur un tableau noir.

     
    Sans écarter d’un revers de mains votre idée, que je ne comprends pas encore, je vois les choses un peu différemment. La peur, la peur qui suinte et qui paralyse, dont on se sent d’autant plus coupable de l’éprouver qu’on refuse de l’avouer, est un sentiment diffus parmi les professeurs, hélas. A un certain degré, chez les professeurs comme chez n’importe qui, la peur se trouve des objets qui sont autant d’exutoires.
     
    Il est tout à fait possible que je me trompe entièrement – je ne sonde ni les coeurs, ni les reins -, mais je crois sentir chez mes collègues la peur de s’être trompés, et de s’enferrer dans leur erreur, et par conséquent d’être responsables de leur échec. C’est humain : pour certains, cela reviendrait à faire un trait sur plusieurs décennies de carrière, et s’avouer qu’on a nourri autant qu’on a chéri les causes, dont on a déplore encore les effets. Alors, on se cherche des excuses (“on manque de moyens !”) et des exutoires, principalement technologiques, mais pas seulement.
     

    Rien n’est pire qu’un pédagogue qui a besoin d’être aimé. Sur ce point, je suis d’accord avec Brighelli : l’objectif du pédagogue est de transmettre des connaissances, de former des disciplines. Et c’est là sa récompense. S’il est aimé, c’est un plus, mais ce n’est pas une priorité.

     
    Ce qu’il y a de piquant, c’est de voir combien ceux qui manquent le plus d’amour, et qui le mendient le plus ouvertement, sont ceux qui récoltent en abondance le mépris. On dirait ces godelureaux qui finiraient bien par trouver l’amour, s’ils obtenaient d’abord l’estime de l’objet de leurs voeux, qu’il laisse pourtant échapper parce qu’ils ne se respectent pas. Quelle manque de dignité, comme aurait dit ma grand-mère.
     

    Croyez-en ma longue expérience, un jour on vous le fera payer. Tant que tout va bien, on n’ira pas vous chercher – parce qu’on déteste la confrontation. Mais le jour où vous aurez un problème, où vous aurez un conflit avec un parent, ils ne se priveront pas de vous planter le couteau dans le dos sur le mode « on avait bien vu qu’il n’était pas comme il faut ». Ce n’est pas une raison pour ne pas faire ce que vous faites, mais il faut le savoir, comme ça, quand ça arrive, on n’est pas surpris.

     
    Eh bien, j’espère m’en remettre et n’en pas trop souffrir. J’en ai conscience, au fond, comme un fumeur sait que le cancer le guette, mais que voulez-vous ? J’ai autre chose à penser, qu’à m’inquiéter pour ça.
     

    Oui et non. La liberté du haut fonctionnaire existe encore, et on peut faire et dire beaucoup de choses à condition d’y mettre les formes et de respecter les règles du jeu. Si vous avez cette prudence, défendre vos idées et les mettre en oeuvre vous expose au pire au risque de vous retrouver dans un placard plus ou moins doré.

     
    Si c’est bien le pire qu’on peut craindre, doit-on vraiment le craindre ? Les blessures d’orgueil sont douloureuses, et peut-être manquerais-je un jour quelque opportunité pour avoir été borné, mais j’aimerais pouvoir dire un jour comme vous “je ne regrette rien”.

    • Descartes dit :

      @ Louis

      [Je veux bien le croire. Pour ma part, les rapports que j’entretiens avec mes élèves ne les poussent pas à me faire part de leurs traditions. Je ne l’écarte pas par principe, mais faute d’en avoir connaissance. Une bonne part, d’ailleurs, est “issue de l’immigration”, sans plus de précision, donc j’ignore à quel point ça joue chez eux.]

      Sans vouloir critiquer, vous posez ici une question intéressante : les enseignants vivent de moins en moins immergés dans l’environnement qui est celui de leurs élèves. Dans le temps, l’instituteur vivait dans le village, allait au café, fréquentait la mairie, et connaissait donc la vie et les traditions des familles dont il prenait les enfants en charge. Il semble que ce soit de moins en moins le cas, et cela pose à mon avis un véritable problème. D’ailleurs, beaucoup d’instituteurs venaient eux-mêmes de familles ouvrières ou paysannes, et la nomination des instituteurs dans le département où ils avaient passé le concours favorisait cette connaissance du terrain.

      [« Là, vous donnez je pense un exemple de l’importance déterminante d’un « surmoi social » qui dicte aux jeunes la voie à suivre pour être reconnu. » Oui, et le moins qu’on puisse dire, c’est que l’école, en tant qu’institution, est incapable de produire pour sa part un tel surmoi. Chaque professeur en est réduit à chercher des astuces pour obtenir dans sa classe ce que l’école ne lui confère plus. C’est dérisoire.]

      Le problème, c’est qu’il y a un décalage entre ce que la société récompense et ce que la société est prête à assumer. Alors que la société ne reconnaît en fait que le fric et la célébrité, personne n’est prêt, dans notre système éducatif, à admettre cette réalité. Pour revenir à Castoriadis, le capitalisme prétend que l’école propage les valeurs qu’il détruit dans la vie quotidienne. Dans ces conditions, toute tentative de créer un « surmoi social » sont condamnées à l’échec : les élèves perçoivent très bien le décalage.

      [« Il y a dans cette fringale technologique quelque chose de sacrificiel. En sacrifiant des milliers – voire des millions – d’euros sur l’autel de la technologie, on donne de soi une image valorisante. » Je peine à voir pourquoi. Pourriez-vous développer ?]

      Vous aurez remarqué que de plus en plus les ministres, lorsqu’ils vantent leur bilan – on a pu le voir lors de la passation de Dupont-Moretti à la justice – ils font référence presque toujours aux budgets qu’ils ont réussi à augmenter. Ainsi, augmenter le budget de la culture ou de la justice, créer des postes d’enseignant ou de policier devient un résultat per se, indépendamment de ce à quoi ce budget ou ces postes ont servi. Il n’y a plus de réflexion sur les projets, sur ce qu’on fait avec les moyens, on ne parle plus que des moyens eux-mêmes. Ce comportement est appelé « sacrificiel », par analogie avec ce que pouvaient être les sacrifices dans les civilisations antiques. Le sacrifice consiste à montrer son engagement envers une cause par la destruction de valeur. Lorsque Agamemnon sacrifie Iphigénie pour apaiser la colère d’Artémis, il détruit « son bien le plus précieux » pour apaiser Artémis après avoir tué une biche, son animal préféré. C’est une pure destruction de valeur : Artémis ne gagne matériellement rien avec ce sacrifice.

      De la même manière, lorsque le Conseil général paye des tableaux électroniques, est-ce qu’il pense à l’utilité de ces tableaux, à la manière dont ceux-ci vont améliorer l’enseignement par rapport aux projecteurs existants ? Non. Il le fait parce que ce genre d’action montre son « engagement » en faveur de l’éducation et de la modernité. C’est un sacrifice…

      [Sans écarter d’un revers de mains votre idée, que je ne comprends pas encore, je vois les choses un peu différemment. La peur, la peur qui suinte et qui paralyse, dont on se sent d’autant plus coupable de l’éprouver qu’on refuse de l’avouer, est un sentiment diffus parmi les professeurs, hélas. A un certain degré, chez les professeurs comme chez n’importe qui, la peur se trouve des objets qui sont autant d’exutoires. Il est tout à fait possible que je me trompe entièrement – je ne sonde ni les coeurs, ni les reins -, mais je crois sentir chez mes collègues la peur de s’être trompés, et de s’enferrer dans leur erreur, et par conséquent d’être responsables de leur échec. C’est humain : pour certains, cela reviendrait à faire un trait sur plusieurs décennies de carrière, et s’avouer qu’on a nourri autant qu’on a chéri les causes, dont on a déplore encore les effets. Alors, on se cherche des excuses (“on manque de moyens !”) et des exutoires, principalement technologiques, mais pas seulement.]

      Votre explication ne contredit pas la mienne. Ces « exutoires » vont partie d’une croyance magique. Penser qu’un projecteur ou un tableau électronique vont compenser les effets des causes qu’on a poursuivi à tort relève d’une pensée magique. Quant on a dévalé une pente, le seul moyen de se retrouver en haut c’est de grimper, avec tout l’effort que cela suppose… et sacrifier au Dieu Technologie avec l’espoir qu’il vous fera magiquement léviter ne changera rien.

      [Ce qu’il y a de piquant, c’est de voir combien ceux qui manquent le plus d’amour, et qui le mendient le plus ouvertement, sont ceux qui récoltent en abondance le mépris. On dirait ces godelureaux qui finiraient bien par trouver l’amour, s’ils obtenaient d’abord l’estime de l’objet de leurs vœux, qu’il laisse pourtant échapper parce qu’ils ne se respectent pas. Quelle manque de dignité, comme aurait dit ma grand-mère.]

      C’est bien ce que dit Brighelli. Quémander l’amour n’apporte que du mépris. L’enseignant est du côté de la figure du père : il est là pour représenter la société, pour sortir l’enfant du cocon domestique. Quand l’enseignant prétend incarner la figure de la mère, tout se dérègle.

      [« Croyez-en ma longue expérience, un jour on vous le fera payer. Tant que tout va bien, on n’ira pas vous chercher – parce qu’on déteste la confrontation. Mais le jour où vous aurez un problème, où vous aurez un conflit avec un parent, ils ne se priveront pas de vous planter le couteau dans le dos sur le mode « on avait bien vu qu’il n’était pas comme il faut ». Ce n’est pas une raison pour ne pas faire ce que vous faites, mais il faut le savoir, comme ça, quand ça arrive, on n’est pas surpris. » Eh bien, j’espère m’en remettre et n’en pas trop souffrir. J’en ai conscience, au fond, comme un fumeur sait que le cancer le guette, mais que voulez-vous ? J’ai autre chose à penser, qu’à m’inquiéter pour ça.]

      Vous avez raison. Et le jour où cela arrivera, il faudra se dire qu’au moins on aura gagné le privilège de pouvoir se regarder dans la glace, et de chanter comme Sinatra « I di dit my way »…

      [« Oui et non. La liberté du haut fonctionnaire existe encore, et on peut faire et dire beaucoup de choses à condition d’y mettre les formes et de respecter les règles du jeu. Si vous avez cette prudence, défendre vos idées et les mettre en œuvre vous expose au pire au risque de vous retrouver dans un placard plus ou moins doré. » Si c’est bien le pire qu’on peut craindre, doit-on vraiment le craindre ?]

      Non, il ne faut pas le craindre, ou du moins pas laisser cette crainte vous influencer. Et c’est cela aussi la grandeur du métier. Si je suis rentré dans la fonction publique, c’est en partie pour avoir cette liberté que je n’aurais pas eu dans le privé. Mon supérieur peut me placardiser, mais ne peut pas me priver de mon gagne-pain, et cela me donne une liberté de parole que je n’aurais certainement pas eu si j’étais allé travailler ailleurs. J’aurais tendance à aller plus loin : user de cette liberté n’est pas seulement une possibilité, mais c’est un devoir pour un haut fonctionnaire. Je n’ai que du mépris pour ceux qui regardent mettre en œuvre une politique qu’ils jugent désastreuse sans tirer les sonnettes d’alarme, sans faire remonter – dans les formes, s’entend – leurs objections y compris au ministre.

      [Les blessures d’orgueil sont douloureuses, et peut-être manquerais-je un jour quelque opportunité pour avoir été borné, mais j’aimerais pouvoir dire un jour comme vous “je ne regrette rien”.]

      Il n’y a pas que l’orgueil. Etre placardisé, c’est non seulement une pénalité financière – ce qui pour moi a toujours été secondaire – mais aussi être condamné à une forme d’impuissance. Tout à coup, on ne vous confie plus aucun dossier, ou alors des dossiers sans aucun intérêt. On ne vous invite plus aux réunions intéressantes, on vous relègue à un bureau dans une soupente, loin de tout. Cela peut être très frustrant, je peux vous l’assurer. Quelquefois, vous vous prenez à regretter, à vous dire « si seulement je n’avais pas ouvert ma grande gueule », surtout quand vous voyez vos petits camarades qui ont l’échine plus souple brillamment promus…

  15. Louis dit :

    Sans vouloir critiquer, vous posez ici une question intéressante : les enseignants vivent de moins en moins immergés dans l’environnement qui est celui de leurs élèves.

    Je vous rassure, je ne le prends pas du tout comme une critique, et je pense que vous avez raison. Pour ma part, le jeu des affectations me fait habiter à près d’une heure et demie de mon boulot, même si, à peu de chose près, je vis dans le même genre de bourg que mes élèves (je suis dans la partie plus urbanisée de mon département, et je travaille dans la partie plus rurale).
     

    Dans ces conditions, toute tentative de créer un « surmoi social » sont condamnées à l’échec : les élèves perçoivent très bien le décalage.

     
    Pour dérisoire que puisse paraître cette astuce, et pour reprendre le mot d’un de mes amis, je porte un smic sur moi quand je m’habille pour aller au travail, et les élèves le sentent. C’est un investissement, mais il paye.
     

    Vous aurez remarqué que de plus en plus les ministres, lorsqu’ils vantent leur bilan – on a pu le voir lors de la passation de Dupont-Moretti à la justice – ils font référence presque toujours aux budgets qu’ils ont réussi à augmenter. Ainsi, augmenter le budget de la culture ou de la justice, créer des postes d’enseignant ou de policier devient un résultat per se, indépendamment de ce à quoi ce budget ou ces postes ont servi. Il n’y a plus de réflexion sur les projets, sur ce qu’on fait avec les moyens, on ne parle plus que des moyens eux-mêmes. Ce comportement est appelé « sacrificiel », par analogie avec ce que pouvaient être les sacrifices dans les civilisations antiques. Le sacrifice consiste à montrer son engagement envers une cause par la destruction de valeur. Lorsque Agamemnon sacrifie Iphigénie pour apaiser la colère d’Artémis, il détruit « son bien le plus précieux » pour apaiser Artémis après avoir tué une biche, son animal préféré. C’est une pure destruction de valeur : Artémis ne gagne matériellement rien avec ce sacrifice.
    De la même manière, lorsque le Conseil général paye des tableaux électroniques, est-ce qu’il pense à l’utilité de ces tableaux, à la manière dont ceux-ci vont améliorer l’enseignement par rapport aux projecteurs existants ? Non. Il le fait parce que ce genre d’action montre son « engagement » en faveur de l’éducation et de la modernité. C’est un sacrifice…

     
    Merci bien. Je comprends mieux, et je vous donne raison.
     

    C’est bien ce que dit Brighelli. Quémander l’amour n’apporte que du mépris. L’enseignant est du côté de la figure du père : il est là pour représenter la société, pour sortir l’enfant du cocon domestique. Quand l’enseignant prétend incarner la figure de la mère, tout se dérègle.

     
    Je suis bien d’accord, mais j’ajouterais une nuance. Il m’arrive régulièrement de rappeler à mes élèves que, précisément, je ne suis pas leur père. D’abord, parce que nous n’entretenons aucun rapport personnel – mais j’entends bien que c’est ce que vous sous-entendez lorsque vous parlez de la “figure” du père -, mais aussi pour leur signifier que les règles (notamment de politesse) que j’entends faire respecter ne souffrent pas d’explication, que leurs parents devraient leur fournir, mais que je me vois mal leur expliquer – sauf à leur expliquer des codes particuliers – faute de temps, peut-être, mais aussi pour insister sur leur évidence. On peut en discuter avec ses parents, mais on n’en discute pas à l’école.
     

    Si je suis rentré dans la fonction publique, c’est en partie pour avoir cette liberté que je n’aurais pas eu dans le privé. Mon supérieur peut me placardiser, mais ne peut pas me priver de mon gagne-pain, et cela me donne une liberté de parole que je n’aurais certainement pas eu si j’étais allé travailler ailleurs.

     
    Tout comme vous, je suis en partie devenu fonctionnaire pour cela. Quand je discute avec mes collègues, qui, pour la plupart, sont comme moi d’anciens élèves passés directement de l’autre côté du bureau, ils se rendent rarement compte de notre liberté. S’ils se plaignent d’en manquer, c’est qu’ils estiment qu’être libre implique de ne rien encourir. Mes collègues de la section professionnelle, qui, eux, sont pour la plupart d’anciens professionnels reconvertis dans l’enseignement, se marrent sous cape : eux, ils ont eu des patrons…
     
     

    • Descartes dit :

      @ Louis

      [Je vous rassure, je ne le prends pas du tout comme une critique, et je pense que vous avez raison. Pour ma part, le jeu des affectations me fait habiter à près d’une heure et demie de mon boulot, même si, à peu de chose près, je vis dans le même genre de bourg que mes élèves (je suis dans la partie plus urbanisée de mon département, et je travaille dans la partie plus rurale).]

      Je ne connais pas votre cas particulier, et ma remarque se voulait générale. La « scission » entre les classes intermédiaires et les couches populaires a un effet important dans l’enseignement, en ce que les instituteurs et les professeurs qui officient dans les quartiers populaires sont de plus en plus éloignés socialement de leurs élèves, et les connaissent donc de moins en moins. L’instituteur de village de 1890 n’était plus un paysan ou ouvrier, mais avait des parents et des grands parents paysans ou ouvriers, il habitait le même village, et avait donc une vision très claire du vécu de ses élèves. C’est de moins en moins le cas aujourd’hui, et c’est particulièrement vrai pour les écoles et collèges les plus « difficiles ». Les étudiants « issus de l’immigration » qui vont vers les métiers de l’enseignement n’ont aucune envie de vivre dans la cité où ils enseignent – et on les comprend – et n’ont qu’une envie : la quiter. Parce que la cité, c’est la métaphore du panier de crabes…

      [Pour dérisoire que puisse paraître cette astuce, et pour reprendre le mot d’un de mes amis, je porte un smic sur moi quand je m’habille pour aller au travail, et les élèves le sentent. C’est un investissement, mais il paye.]

      Elle n’a rien de « dérisoire ». Votre stratégie est à mon sens la stratégie juste : si l’on veut être respecté, il faut d’abord montrer par des signes qu’on se respecte soi-même. Dans la relation entre l’enseignant et l’apprenant, les symboles sont très importants. Comment l’enseignant pourrait exiger des autres s’il ne s’exige d’abord à lui-même ? Etre toujours ponctuel, bien habillé, vouvoyer ses élèves, parler toujours un langage châtié, donner de la valeur au temps, tout cela marque à la fois une exigence et une distance indispensables si l’on veut devenir un exemple.

      [Je suis bien d’accord, mais j’ajouterais une nuance. Il m’arrive régulièrement de rappeler à mes élèves que, précisément, je ne suis pas leur père. D’abord, parce que nous n’entretenons aucun rapport personnel – mais j’entends bien que c’est ce que vous sous-entendez lorsque vous parlez de la “figure” du père -, mais aussi pour leur signifier que les règles (notamment de politesse) que j’entends faire respecter ne souffrent pas d’explication, que leurs parents devraient leur fournir, mais que je me vois mal leur expliquer – sauf à leur expliquer des codes particuliers – faute de temps, peut-être, mais aussi pour insister sur leur évidence. On peut en discuter avec ses parents, mais on n’en discute pas à l’école.]

      L’enseignant n’est pas et ne peut être un « père », au sens que sa légitimité n’a pas la même origine. Le père tient sa légitimité d’abord du fait d’être le géniteur, et ensuite d’être celui qui apporte la nourriture sur la table. L’enseignant a, lui, une légitimité qui lui est donnée par l’institution à laquelle il appartient. Mais l’enseignant est une « figure paternelle » au sens qu’il appartient à la sphère publique, et non à la sphère domestique. L’enseignant partage avec le père le fait de sortir l’enfant des jupes de sa mère et de l’amener dans l’espace civique. C’est d’ailleurs pourquoi le conflit entre l’enseignant et la figure maternelle est inévitable. Et plus la figure maternelle s’impose dans l’espace familial, avec des pères qui assument de moins en moins leur rôle, et plus l’enseignant aura des difficultés avec les parents…

      [Tout comme vous, je suis en partie devenu fonctionnaire pour cela. Quand je discute avec mes collègues, qui, pour la plupart, sont comme moi d’anciens élèves passés directement de l’autre côté du bureau, ils se rendent rarement compte de notre liberté. S’ils se plaignent d’en manquer, c’est qu’ils estiment qu’être libre implique de ne rien encourir. Mes collègues de la section professionnelle, qui, eux, sont pour la plupart d’anciens professionnels reconvertis dans l’enseignement, se marrent sous cape : eux, ils ont eu des patrons…]

      Effectivement. J’ai pas mal d’amis enseignants, et je trouve toujours qu’ils vivent un peu dans une « bulle » vis-à-vis des véritables rapports sociaux dans le monde du travail. Même vis-à-vis des autres domaines de la fonction publique, où le principe d’obéissance hiérarchique est beaucoup plus fort. J’ai du d’ailleurs à accueillir dans mon service des enseignants « reconvertis » dans le travail administratif, et ils ont souvent du mal à comprendre qu’ils ont certes le droit de dire leur opinion, mais qu’une fois les arbitrages rendus, ils sont tenus de faire du mieux de leurs capacités ce qu’on leur dit de faire.

      Ne vous méprenez pas : si je suis très critique des enseignants, c’est parce que je tiens ce métier dans la plus haute estime. J’ai des parents enseignants, qui ont adoré leur métier, et si j’ai un regret dans ma vie c’est de ne pas avoir pu enseigner plus. Je trouve le métier exaltant, parce qu’on dispose d’une grande liberté et qu’on peut remporter en permanence des petites victoires qu’on peut appeler siennes. C’est infiniment plus dur dans les domaines de l’ingénierie ou de l’administration, où les projets sont généralement des grandes machines collectives, avec une grosse inertie et une dilution des responsabilités.

  16. Louis dit :

    La « scission » entre les classes intermédiaires et les couches populaires a un effet important dans l’enseignement, en ce que les instituteurs et les professeurs qui officient dans les quartiers populaires sont de plus en plus éloignés socialement de leurs élèves, et les connaissent donc de moins en moins.

     
    C’est juste, et je le constate régulièrement en conseil de classe. Une partie non négligeable de mes élèves souhaite quitter au plus tôt l’école, et ne pas poursuivre d’études, soit qu’ils aient d’ores et déjà en tête un métier (en général dans l’entreprise familiale, ou celle d’un proche), soit qu’ils veuillent gagner leur vie au plus vite pour s’émanciper. Dans le deuxième cas, il faut bien l’avouer, c’est prendre le risque presque inéluctable de finir exploité comme valetaille quelconque, à servir, livrer, nettoyer, etc. Qu’on s’en inquiète, voire qu’on avertisse l’élève, ne me paraît pas déplacé. Dans le premier cas, je ne vois rien à y redire. Eh bien, systématiquement, ce sont ces élèves-là qui encourent le plus de remarques déplacées lors des conseils. “Si seulement on pouvait l’en empêcher”, “à quoi ça sert d’aller au lycée si c’est pour faire ça ?”, “il va gâcher sa vie”, etc. 
     
    La présence des délégués des élèves, et surtout des parents d’élèves, qui n’ont ni les uns ni les autres rien à faire dans pareils conseils (qui sont, du reste, vidés de leur substance depuis qu’il est impossible d’imposer quoi que ce soit aux élèves, qui passent de classe en classe quels que soient leurs résultats), m’empêchent de dire publiquement le fond de ma pensée. Je me contente en général de faire valoir que maçon, couvreur, électricien, ne sont pas de sots métiers, qu’ils ont une carrière assurée, etc. Au fond, que veulent mes collègues ?
     
    Ce sont les premiers à se moquer des bouseux de la campagne, incultes, pas fichus d’ouvrir un livre, qui n’écoutent pas plus France inter qu’ils ne lisent le dernier Goncourt. Et quand les parents de l’un d’entre eux trouvent bon qu’ils sache à peu près lire, qu’il ait des rudiments dans les disciplines littéraires ou scientifiques, surtout s’il travaille bien, c’est un scandale qu’il ne veuille rester un bouseux. Evidemment, ce sont aussi les premiers à constater le mépris dans lequel le travail intellectuel est tombé chez nos élèves, mais nous sommes bien entendu blancs comme colombe. Je terminerais en rappelant que, précisément, les bouseux incultes qui n’ont même pas l’opportunité d’avoir un métier, et qui finiront chez Leclerc ou McDonalds, on ne s’inquiète pas de leur sort, et en général on se félicite de s’en débarrasser…
     

    Elle n’a rien de « dérisoire ». Votre stratégie est à mon sens la stratégie juste : si l’on veut être respecté, il faut d’abord montrer par des signes qu’on se respecte soi-même.

     
    Si je n’en étais pas moi-même convaincu, je ne le ferais pas. Ce que je trouve dérisoire, c’est de devoir afficher des signes ostentatoires d’une feinte richesse, pour capter l’attention d’une partie de mes élèves, qui s’imaginent que je viens d’un tout autre milieu, et que je gagne bien plus qu’eux. Notez que j’ai appris cette année qu’une partie de mes collègues tombaient eux aussi dans le panneau… On peut être décemment habillé, et imposer le respect, sans avoir besoin de surjouer la comédie, ce que je suis obligé de faire : ce surjeu n’est qu’un moyen de pallier ce que l’institution devrait apporter, ce qu’elle manque de faire. Au fond, la blouse des instituteurs, dans sa simplicité, est un témoignage de la puissance de l’institution scolaire d’alors. Il en va de même, de ces généraux bardés de médaille dans les républiques bananières, qui témoignent par là même de la faiblesse de leur propre institution.
     

    parler toujours un langage châtié,

     
    Tout dépend ce qu’on entend par là. Si vous voulez dire qu’il faut se garder de toute vulgarité, et même de toute grossièreté, je ne peux que vous donner raison. Si vous voulez dire qu’il faille conserver un style soutenu, dans un impeccable français qui n’ait plus grand chose d’oral, l’expérience m’apprends le contraire. (Mais je veux bien croire que j’interprète mal, ou que je tire de mauvaises leçons.) C’est ce que j’ai tenté de faire pendant les premières années de ma carrière, persuadé que l’exemple que nous avions a donner tenait aussi au langage. Seulement… force m’est de constater qu’en fait, mes élèves ne me comprennent pas. Une partie d’entre eux, du moins. Je ne dis pas que je parle comme un charretier, mais depuis que je passe entre un registre assez soutenu – puisque nous lisons Descartes, Kant ou Platon – et des expressions plus ordinaires, des exemples pour le coup quotidien, etc., plus nombreux sont ceux qui peuvent suivre.
     
    Au fond, vous touchez un point sensible, et je ne sais toujours pas si j’ai raison, mais j’ai changé d’avis par la force des choses, et je ne suis pas certain de moins bien faire mon métier depuis.
     

    Et plus la figure maternelle s’impose dans l’espace familial, avec des pères qui assument de moins en moins leur rôle, et plus l’enseignant aura des difficultés avec les parents…

     
    Je crois vous l’avoir déjà dit, mais je demande systématiquement “où est le père ?” dès lors qu’un élève pose problème et qu’il est soutenu chez lui, ce qui intrigue toujours ceux de mes collègues qui ne me voient pas comme un réactionnaire, et la réponse est, sauf exception, toujours la même : sorti du tableau… Le cas des fils qui jouent aux caïds, soutenus par un père qui se prend lui-même pour un caïd, sont plutôt rares. Quant aux filles qui font les pestes, et qui seraient défendues par leur père, je n’en ai jamais entendu parler.
     

    ils ont souvent du mal à comprendre qu’ils ont certes le droit de dire leur opinion, mais qu’une fois les arbitrages rendus, ils sont tenus de faire du mieux de leurs capacités ce qu’on leur dit de faire.

     
    Si j’étais méchant, je dirais qu’aux oreilles d’un professeur, rien ne va dans la dernière partie de votre phrase. “Les arbitrages rendus” ? Quel arbitrage ? Si l’institution ne s’obtempère pas à la moindre plainte, c’est qu’elle est “l’institution qui maltraite”. “Ils sont tenus”. Tenus de quoi ? Par qui ? Au nom de quoi ? La liberté pédagogique, c’est entendu, donne le droit de n’en faire qu’à sa tête sans contrepartie. “Faire du mieux de leurs capacités ce qu’on leur dit de faire” ? Malheureux ! Mais on manque de moyens, voyons ! C’est tout bonnement impossible !
     
    Comme vous le voyez, je ne risque pas de me méprendre sur vos intentions lorsque vous critiquez mon corps de métier : je ne suis pas tendre non plus, et je n’en ai pas moins la vocation, et, jusqu’ici, le feu sacré. De mon côté, cependant, je regrette parfois de n’avoir pas rejoint de “grandes machines collectives”. Je ne m’attendais pas à ce que le métier de professeur soit, au font, si solitaire.

    • Descartes dit :

      @ Louis

      [C’est juste, et je le constate régulièrement en conseil de classe. Une partie non négligeable de mes élèves souhaite quitter au plus tôt l’école, et ne pas poursuivre d’études, soit qu’ils aient d’ores et déjà en tête un métier (en général dans l’entreprise familiale, ou celle d’un proche), soit qu’ils veuillent gagner leur vie au plus vite pour s’émanciper. Dans le deuxième cas, il faut bien l’avouer, c’est prendre le risque presque inéluctable de finir exploité comme valetaille quelconque, à servir, livrer, nettoyer, etc. Qu’on s’en inquiète, voire qu’on avertisse l’élève, ne me paraît pas déplacé. Dans le premier cas, je ne vois rien à y redire. Eh bien, systématiquement, ce sont ces élèves-là qui encourent le plus de remarques déplacées lors des conseils. “Si seulement on pouvait l’en empêcher”, “à quoi ça sert d’aller au lycée si c’est pour faire ça ?”, “il va gâcher sa vie”, etc.]

      Là, je vous trouve un peu dur. Que l’école chercher à « tirer vers le haut » l’ensemble des élèves – y compris les plus modestes, qui sont ceux qui en ont le plus besoin – me paraît être aussi sa fonction. Bien sûr, il n’y a pas de sot métier, mais c’est un gâchis, pour la société autant que pour lui, qu’un élève doué, sérieux, travailleur, et qui pourrait prendre un jour les fonctions les plus difficiles, aille plutôt vers la solution de facilité qui est celle d’aller servir les clients dans le magasin de papa, où qu’il finisse « à servir, livrer, nettoyer » parce qu’il n’a pas la patience de l’investisseur.

      [La présence des délégués des élèves, et surtout des parents d’élèves, qui n’ont ni les uns ni les autres rien à faire dans pareils conseils (qui sont, du reste, vidés de leur substance depuis qu’il est impossible d’imposer quoi que ce soit aux élèves, qui passent de classe en classe quels que soient leurs résultats), m’empêchent de dire publiquement le fond de ma pensée. Je me contente en général de faire valoir que maçon, couvreur, électricien, ne sont pas de sots métiers, qu’ils ont une carrière assurée, etc. Au fond, que veulent mes collègues ?]

      Je ne comprends pas votre raisonnement. Ce ne sont pas les représentants des parents ou des élèves qui pourraient vous en vouloir de défendre ces métiers, au contraire. Pourquoi vous empêchent-ils de dire le fond de votre pensée ? Accessoirement, je ne partage pas votre idée que les représentants des parents et des élèves n’ont pas leur place aux conseils. Il est toujours utile que les usagers soient représentés, pour leur permettre de vérifier que les décisions de l’institution ne sont pas arbitraires, mais s’appuient sur des procédures rationnelles. Et occasionnellement ces représentants peuvent apporter des informations sur la situation des personnes dont l’institution ne dispose pas par les autres canaux. Le tout est que chacun soit dans son rôle : les représentants sont là pour regarder et éventuellement pour apporter ces éléments, mais ce sont les enseignants et le chef d’établissement qui décident collectivement.

      Maintenant, sur le fond : il est vrai que « maçon, couvreur, électricien, ne sont pas de sots métiers, qu’ils ont une carrière assurée, etc. ». Mais la société a aussi besoin de médecins, d’ingénieurs, de chercheurs, d’enseignants. N’est-ce pas un gâchis – même regardé du point de vue social, et non individuel – que de pousser un individu qui a les aptitudes à être médecin ou ingénieur – aptitudes qui ne sont pas données à tout le monde – à devenir maçon ou électricien ? Et si l’école ne pousse pas les enfants des maçons, des électriciens ou des couvreurs à poursuivre leurs études, les places seront occupées par les enfants des classes intermédiaires qui, quand bien même auraient des aptitudes moindres, seront poussés dans cette direction par leurs parents

      [Ce sont les premiers à se moquer des bouseux de la campagne, incultes, pas fichus d’ouvrir un livre, qui n’écoutent pas plus France inter qu’ils ne lisent le dernier Goncourt. Et quand les parents de l’un d’entre eux trouvent bon qu’il sache à peu près lire, qu’il ait des rudiments dans les disciplines littéraires ou scientifiques, surtout s’il travaille bien, c’est un scandale qu’il ne veuille rester un bouseux. Evidemment, ce sont aussi les premiers à constater le mépris dans lequel le travail intellectuel est tombé chez nos élèves, mais nous sommes bien entendu blancs comme colombe. Je terminerais en rappelant que, précisément, les bouseux incultes qui n’ont même pas l’opportunité d’avoir un métier, et qui finiront chez Leclerc ou McDonalds, on ne s’inquiète pas de leur sort, et en général on se félicite de s’en débarrasser…]

      Comme vous l’aurez compris, je ne partage qu’à moitié votre critique. Bien entendu, je trouve terrible qu’un enseignant arrive à mépriser ses élèves. Le fait qu’ils n’ouvrent pas un livre devrait être un sujet de tristesse et de préoccupation, et non de mépris. Après tout, l’enseignant est là justement pour corriger ça. Un élève qui travaille bien, qui est encouragé par ses parents, mérite qu’on le stimule, qu’on le pousse pour qu’il aille le plus haut possible, et c’est triste de penser qu’alors qu’il pourrait apporter tant à la société en tant que médecin ou ingénieur, il passera sa vie à traire les vaches. Et je ne parle là que de l’effet SOCIAL de l’affaire, sans parler des possibilités individuelles que le fait de faire des études supérieures lui ouvrirait.

      [Si je n’en étais pas moi-même convaincu, je ne le ferais pas. Ce que je trouve dérisoire, c’est de devoir afficher des signes ostentatoires d’une feinte richesse, pour capter l’attention d’une partie de mes élèves, qui s’imaginent que je viens d’un tout autre milieu, et que je gagne bien plus qu’eux.]

      Vous pensez que l’effet est lié à la « richesse », au fait que vos élèves s’imaginent que vous gagnez très bien votre vie ? J’aurais tendance à croire plutôt que c’est lié à l’aspect « sacrificiel » de la chose. S’habiller pour remplir une fonction, consacrer des moyens à celle-ci, c’est montrer qu’à vos yeux cette fonction une importance.

      [On peut être décemment habillé, et imposer le respect, sans avoir besoin de surjouer la comédie, ce que je suis obligé de faire : ce surjeu n’est qu’un moyen de pallier ce que l’institution devrait apporter, ce qu’elle manque de faire. Au fond, la blouse des instituteurs, dans sa simplicité, est un témoignage de la puissance de l’institution scolaire d’alors.]

      Tout à fait. Vous êtes obligé à manifester l’importance que vous donnez à votre fonction par des gestes personnels, parce que l’institution ne le fait pas à votre place. La blouse de l’instituteur était modeste, mais elle était investie de l’importance du magistère par l’institution.

      [« parler toujours un langage châtié » Tout dépend ce qu’on entend par là. Si vous voulez dire qu’il faut se garder de toute vulgarité, et même de toute grossièreté, je ne peux que vous donner raison. Si vous voulez dire qu’il faille conserver un style soutenu, dans un impeccable français qui n’ait plus grand chose d’oral, l’expérience m’apprends le contraire. (Mais je veux bien croire que j’interprète mal, ou que je tire de mauvaises leçons.) C’est ce que j’ai tenté de faire pendant les premières années de ma carrière, persuadé que l’exemple que nous avions a donner tenait aussi au langage. Seulement… force m’est de constater qu’en fait, mes élèves ne me comprennent pas.]

      J’entendais bien sur qu’il faut se garder de toute vulgarité, de toute grossièreté. Mais ma pensée allait un petit peu plus loin. Il faut qu’il y ait une « langue de la salle de classe », qui n’est ni celle de la rue, ni celle de la cour de récréation. Jusqu’où faut-il aller dans le raffinement de cette langue ? Le problème que vous signalez est réel : il faut que la langue que vous employez reste compréhensible de votre auditoire. Mais en même temps, il faut que cette langue les « tire vers le haut », qu’elle les mette légèrement en difficulté, pour leur donner envie d’aller plus loin. Je me souviens d’un professeur d’histoire que j’avais eu au lycée, et qui était un ancien acteur. Il parlait une langue très belle, légèrement archaïque, et utilisait de temps en temps des termes qu’on ne connaissait pas, et qu’il prenant la peine d’expliquer. Et toute la classe était fascinée, comme si elle écoutait une pièce de théâtre… C’est peut-être là le secret : ne pas céder à la facilité, aller vers la difficulté… et l’expliquer.

      [Une partie d’entre eux, du moins. Je ne dis pas que je parle comme un charretier, mais depuis que je passe entre un registre assez soutenu – puisque nous lisons Descartes, Kant ou Platon – et des expressions plus ordinaires, des exemples pour le coup quotidien, etc., plus nombreux sont ceux qui peuvent suivre. Au fond, vous touchez un point sensible, et je ne sais toujours pas si j’ai raison, mais j’ai changé d’avis par la force des choses, et je ne suis pas certain de moins bien faire mon métier depuis.]

      Loin de moi l’idée de critiquer la façon dont vous faites votre métier. C’est vous le professionnel, qui vivez la difficulté d’être devant une classe. Je ne peux que vous apporter ce que je retire de mon expérience de lecteur et de spectateur. Je suis assez convaincu par l’idée que « c’est d’autant plus beau quand c’est difficile », et qu’il faut une pédagogie qui n’évite pas les difficultés, mais qui les explique. Parce que le plaisir d’apprendre tient aussi au fait de vaincre une difficulté. Les mathématiques telles que je les ai apprises au lycée – c’était la grande époque des mathématiques modernes – étaient certainement « difficiles », avec beaucoup de concepts abstraits qu’il fallait arriver à manipuler. Mais parce qu’elles étaient difficiles, elles étaient intéressantes. Je me souviens d’avoir été émerveillé par les procédés de construction des ensembles numériques, et j’ai réussi à émerveiller mes étudiants quand j’ai eu à les expliquer. Quand je regarde les programmes aujourd’hui… tous les résultats intéressants sont « admis ».

      [Je crois vous l’avoir déjà dit, mais je demande systématiquement “où est le père ?” dès lors qu’un élève pose problème et qu’il est soutenu chez lui, ce qui intrigue toujours ceux de mes collègues qui ne me voient pas comme un réactionnaire, et la réponse est, sauf exception, toujours la même : sorti du tableau… Le cas des fils qui jouent aux caïds, soutenus par un père qui se prend lui-même pour un caïd, sont plutôt rares. Quant aux filles qui font les pestes, et qui seraient défendues par leur père, je n’en ai jamais entendu parler.]

      Pourtant, il y en a de plus en plus, des pères qui se coulent dans la fonction maternelle. Et la société les y encourage, avec des mesures comme le congé parental ou la sacro-sainte « conciliation de la vie professionnelle et de la vie personnelle » qui tend à pousser les pères vers l’espace domestique. Le partage indifférent des tâches ménagères – plutôt qu’une répartition de celles-ci – illustre là aussi cette extension de l’espace domestique.

      [« ils ont souvent du mal à comprendre qu’ils ont certes le droit de dire leur opinion, mais qu’une fois les arbitrages rendus, ils sont tenus de faire du mieux de leurs capacités ce qu’on leur dit de faire. » Si j’étais méchant, je dirais qu’aux oreilles d’un professeur, rien ne va dans la dernière partie de votre phrase. “Les arbitrages rendus” ? Quel arbitrage ? Si l’institution ne s’obtempère pas à la moindre plainte, c’est qu’elle est “l’institution qui maltraite”. “Ils sont tenus”. Tenus de quoi ? Par qui ? Au nom de quoi ? La liberté pédagogique, c’est entendu, donne le droit de n’en faire qu’à sa tête sans contrepartie. “Faire du mieux de leurs capacités ce qu’on leur dit de faire” ? Malheureux ! Mais on manque de moyens, voyons ! C’est tout bonnement impossible !]

      C’était bien mon point. Les enseignants sont des fonctionnaires mais ont oublié de lire dans la loi le chapitre concernant leurs obligations en tant que tels…

      [Comme vous le voyez, je ne risque pas de me méprendre sur vos intentions lorsque vous critiquez mon corps de métier : je ne suis pas tendre non plus, et je n’en ai pas moins la vocation, et, jusqu’ici, le feu sacré. De mon côté, cependant, je regrette parfois de n’avoir pas rejoint de “grandes machines collectives”. Je ne m’attendais pas à ce que le métier de professeur soit, au fond, si solitaire.]

      Je ne sais pas. Mes parents ont été enseignants – au moins une partie de leur vie professionnelle – et n’ont jamais été seuls. Ils étaient actifs dans des groupes de réflexion pédagogique, dans des mouvements d’éducation populaire… mais il y a une partie du métier qui est irréductible : même si l’enseignant peut réfléchir collectivement sur les questions pédagogiques, lorsqu’il est devant sa classe, il est seul – avec le poids de l’institution, ou ce qui en reste, derrière lui.

      • Bob dit :

        @ Descartes
         
        [Le partage indifférent des tâches ménagères – plutôt qu’une répartition de celles-ci – illustre là aussi cette extension de l’espace domestique.]
         
        Pouvez-vous développer ? Quelle est (ou devrait être) cette répartition selon vous ?

        • Descartes dit :

          @ Bob

          [« Le partage indifférent des tâches ménagères – plutôt qu’une répartition de celles-ci – illustre là aussi cette extension de l’espace domestique. » Pouvez-vous développer ?]

          Je pensais aux références que les parents peuvent donner à leurs enfants. Si l’on pense que l’enfant a besoin de distinguer deux fonctions distinctes, celle du Père, qui représente la loi et la société, celle de la Mère qui représente au contraire la transgression et l’espace domestique, comment pourrait-il les distinguer à partir du moment où elles sont portées par deux personnes parfaitement interchangeables du point de vue des fonctions qu’ils assument dans l’espace domestique ? Autrement dit, si les deux parents font les courses, font la cuisine, font le repassage, conduisent la voiture, préparent les vacances, racontent les histoires le soir, punissent les infractions et vont au travail à égalité, quelle légitimité ont-ils pour assumer des rôles différents ?

          L’indifférenciation des parents conduit à l’indifférenciation des rôles. Et ce processus ne peut se faire qu’à l’avantage de la sphère domestique, parce que c’est celle-là qui, dans la vie des individus, surgit chronologiquement la première. La conséquence est que quand l’enfant atteint l’âge de « sortir des jupes de sa mère », il n’y a pas de Père pour l’extraire…

          [Quelle est (ou devrait être) cette répartition selon vous ?]

          Cette question implique un préalable. Est-ce qu’il faut une différentiation des rôles ? Ce n’est que si on répond « oui » à cette question que votre interrogation se pose. A partir de là, il y a deux solutions : soit une répartition socialement sanctionnée – et qui serait donc la même pour toutes les familles, avec des aménagements à la marge – soit une répartition négociée individuellement, et qui serait différente selon les familles. La première solution a beaucoup d’avantages : d’abord celui de l’économie, puisque chaque individu est préparé depuis l’enfance à un rôle déterminé, et arrive donc a l’âge adulte avec la technicité nécessaire (si papa répare la voiture et maman fait la cuisine, il vaut mieux qu’ils aient appris l’un la mécanique, l’autre l’art culinaire) ; ensuite celui de la stabilité, puisque chacun sait d’avance ce qui est demandé de lui, et que sont « domaine » est protégé de l’empiètement de l’autre par la sanction sociale. Mais cette solution s’oppose à la logique individualiste de nos sociétés, où l’on exacerbe le désir de chacun d’être ce qu’il n’est pas.

          • Bob dit :

            @ Descartes
             
            [Cette question implique un préalable. Est-ce qu’il faut une différentiation des rôles ? Ce n’est que si on répond « oui »].
             
            Votre formulation de départ m’avait fait penser que vous y aviez déjà répondu par oui. C’est pourquoi j’étais curieux d’en savoir plus sur votre vision de cette répartition.
             
            Vous semblez adhérer à la première solution puisque vous y voyez “beaucoup d’avantages”. Je pense aussi que, pour la société dans son ensemble, en préparant les individus tôt à ce pour quoi ils seront le plus efficace, elle est supérieure en terme d’organisation globale.
            Mais cela va frontalement à l’encontre du “féminisme” et de la parité qui nous dit que les femmes doivent avoir le droit de tout faire comme les hommes (étonnamment je n’ai jamais entendu de revendication pour leur droit à devenir maçon, éboueur ou à prendre le marteau-piqueur pour construire des routes…). On va vous taxer d’horrible conservateur (terme péjoratif dans la bouche de ceux qui accusent l’autre de l’être), de rétrograde.
            C’est indifférenciation dans la sphère privée est même portée dans la sphère publique : songez à la demande – je ne sais pas ce qu’il en est – de remplacer à l’état civil les mots mère/père par parent1/parent2… Qu’une telle incongruité ait pu voir le jour en dit long sur notre société.
             
             

            • Descartes dit :

              @ Bob

              [« Cette question implique un préalable. Est-ce qu’il faut une différentiation des rôles ? Ce n’est que si on répond « oui » » Votre formulation de départ m’avait fait penser que vous y aviez déjà répondu par oui. C’est pourquoi j’étais curieux d’en savoir plus sur votre vision de cette répartition.]

              Je réponds oui, bien sur, mais comme la question est discutable, je voulais la noter en préalable, au cas où vous ne partageriez pas cet avis.

              [Vous semblez adhérer à la première solution puisque vous y voyez “beaucoup d’avantages”. Je pense aussi que, pour la société dans son ensemble, en préparant les individus tôt à ce pour quoi ils seront le plus efficace, elle est supérieure en termes d’organisation globale. Mais cela va frontalement à l’encontre du “féminisme” et de la parité qui nous dit que les femmes doivent avoir le droit de tout faire comme les hommes (étonnamment je n’ai jamais entendu de revendication pour leur droit à devenir maçon, éboueur ou à prendre le marteau-piqueur pour construire des routes…).]

              Le fait est que, n’en déplaise aux féministes idéologiques, dans la grande majorité des familles la différentiation des rôles continue à se transmettre tant que le couple est là. Le problème est plutôt posé par les parents séparés, par les familles recomposées ou monoparentales, où la confusion des rôles est inévitable. Mais c’est là une réalité sociale, et je ne peux que la constater. Même si je préférerais une société où la famille est une institution forte, où chaque enfant a à la maison une figure « maternelle » et une figure « paternelle », je ne peux que constater que la réalité est ce qu’elle est.

              [On va vous taxer d’horrible conservateur (terme péjoratif dans la bouche de ceux qui accusent l’autre de l’être), de rétrograde.]

              J’ai l’habitude, vous savez… je sais, je suis un dinosaure, et j’assume.

              [C’est indifférenciation dans la sphère privée est même portée dans la sphère publique : songez à la demande – je ne sais pas ce qu’il en est – de remplacer à l’état civil les mots mère/père par parent1/parent2… Qu’une telle incongruité ait pu voir le jour en dit long sur notre société.]

              Tout à fait. Mais l’indifférenciation n’est pas symétrique. Elle ne dépasse pas la figure paternelle et la figure maternelle pour créer une nouvelle figure. C’est un effacement de la figure paternelle devant la figure maternelle, qui du coup prend toute la place.

      • Louis dit :

        Là, je vous trouve un peu dur. Que l’école chercher à « tirer vers le haut » l’ensemble des élèves – y compris les plus modestes, qui sont ceux qui en ont le plus besoin – me paraît être aussi sa fonction. Bien sûr, il n’y a pas de sot métier, mais c’est un gâchis, pour la société autant que pour lui, qu’un élève doué, sérieux, travailleur, et qui pourrait prendre un jour les fonctions les plus difficiles

         
        Même si je reconnais volontiers avoir été trop, car on la vague à l’âme certains soirs, je dois vous arrêtez ici sur ce point. Les élèves dont je parle ne sont ni forcément doués, ni toujours sérieux, ni nécessairement travailleurs. Votre remarque serait juste si tel était le cas. Malheureusement, l’absence critique de la moindre sélection pousse de classe en classe des élèves qui iront – vous le savez bien – échouer sur les bancs de l’université, puis pointer au chômage.
         
        Ce sont ces élèves-là, qui en ont bien conscience et préfèrent donc aller travailler ailleurs, qui refusent les études supérieures, pour lesquelles ils n’ont aucune prédisposition, ce que l’école se garde bien de leur dire. Ils le sentent bien, on leur dit le contraire (passage automatique à la classe supérieure, notes correctes malgré leur ignorance, etc.), et on se plaint quand ils font preuve d’une lucidité que certains collègues refusent d’avoir. S’il s’agissait d’élèves travailleurs, doués et sérieux, comme vous le dites, j’entendrais parfaitement votre argument, mais nous n’avions pas le même exemple en tête, et le mien porte à faux.
         

        Je ne comprends pas votre raisonnement. Ce ne sont pas les représentants des parents ou des élèves qui pourraient vous en vouloir de défendre ces métiers, au contraire. Pourquoi vous empêchent-ils de dire le fond de votre pensée ? Accessoirement, je ne partage pas votre idée que les représentants des parents et des élèves n’ont pas leur place aux conseils. Il est toujours utile que les usagers soient représentés, pour leur permettre de vérifier que les décisions de l’institution ne sont pas arbitraires, mais s’appuient sur des procédures rationnelles.

         
        Mon raisonnement est simple, quoi qu’il soit peut-être faux. L’intrusion de la société civile dans l’école, par le biais des parents notamment, sape l’institution scolaire. Je crois que nous sommes d’accord là-dessus. Il importe alors que le corps professoral – et l’école en général – face bloc pour ne pas laisser les parents, ou les élèves, arbitres des conflits internes. Pour le dire plus simplement : les adultes ne se contredisent pas devant les enfants, et comme vous le défendiez à juste titre à propos du corps médical, certaines questions se règlent portes closes.
         
        Trop souvent, j’ai vu des collègues s’écharper devant les élèves ou les parents. Leurs échanges, parfois très discourtois, ne peuvent que nuire à l’image que les élèves ou les parents se font de l’école. En outre, j’ai déjà vu des parents appuyer telle ou telle faction de professeurs, au détriment de telle autre, et ces professeurs s’appuyer sur ces parents contre leurs collègues. Tout cela, bien entendu, sans que le chef d’établissement ne veuille bien cheffer. J’avoue préférer me taire, alors même que j’aurais en effet sans doute l’approbation des parents ou des élèves, pour ne pas contribuer à ce qui déshonore l’école et sape les fondements de l’autorité qu’on doit y exercer. On ne lave son linge sale qu’en famille.
         

        Et occasionnellement ces représentants peuvent apporter des informations sur la situation des personnes dont l’institution ne dispose pas par les autres canaux. Le tout est que chacun soit dans son rôle : les représentants sont là pour regarder et éventuellement pour apporter ces éléments, mais ce sont les enseignants et le chef d’établissement qui décident collectivement.

         
        Vous avez en principe raison, je vous l’accorde volontiers, mais les faits, sans vous donner tout à fait tort, ne suivent pas ces principes. En fait, les parents bombardent les professeurs ou la direction d’information. Je n’ai jamais entendu aucun parent d’élève avoir quoi que ce soit à déclarer dans aucun conseil de classe depuis le début de ma carrière, alors que tous les conseils débutent par le traditionnel tour de parole accordé aux délégués.
         
        Quant aux élèves, ils n’ont jamais rien à dire, sinon lorsqu’ils cherchent à se faire les avocats de leurs camarades, au risque de troubler la séance. Ce n’est que l’année dernière que, pour la première fois de ma vie, j’ai vu notre nouveau (mais déjà reparti, pour raisons de santé) proviseur menacer d’exclure un délégué de classe, puisque celui-ci refuser de se taire, et entendait nous faire changer d’avis. Jusqu’ici, il fallait soi-même obtenir le silence des élèves, face à la passivité des différents chefs d’établissement que j’ai connus. Ils n’ont rien de plus à dire que les parents, et, au fond, quand ils ne gênent pas (ce qui est la plupart du temps le cas), leur seule utilité consiste à informer le soir même les élèves de leurs moyennes de classe, de leur médaille en chocolat, ou des remarques des professeurs, publiés le lendemain dans le bulletin.
         
        Au vu de l’inutilité générale que j’ai cru pouvoir constater, des quelques problèmes posés directement par les délégués de classe, et le problème général que me pose la publicité des dissensions entre collègues, et de l’asthénie de la direction, je crois que plus de mal que de bien sort de la présence des délégués. Par ailleurs, je ne vois plus aucun intérêt aux conseils de classe aujourd’hui.
         

        Maintenant, sur le fond : il est vrai que « maçon, couvreur, électricien, ne sont pas de sots métiers, qu’ils ont une carrière assurée, etc. ». Mais la société a aussi besoin de médecins, d’ingénieurs, de chercheurs, d’enseignants. N’est-ce pas un gâchis – même regardé du point de vue social, et non individuel – que de pousser un individu qui a les aptitudes à être médecin ou ingénieur – aptitudes qui ne sont pas données à tout le monde – à devenir maçon ou électricien ? Et si l’école ne pousse pas les enfants des maçons, des électriciens ou des couvreurs à poursuivre leurs études, les places seront occupées par les enfants des classes intermédiaires qui, quand bien même auraient des aptitudes moindres, seront poussés dans cette direction par leurs parents

         
        Je vous donne entièrement raison, mais j’ai un biais propre à la discipline que j’enseigne : n’ayant que des classes terminales, j’ai l’optique des “pots cassés”. Ce que vous dites est vrai, mais cela se joue en amont, et non pas la dernière année. Parmi mes élèves, très rares sont ceux qui deviendront “ingénieurs, médecins, chercheurs ou enseignants”. En fait, ceux qui le sont proviennent… des classes intermédiaires. Faute de sélection, arrivés en terminale, les élèves dont les parents n’ont pas “accompagné la scolarité” (comme on dit pudiquement pour ne pas dire “pallier les carences de l’école”) sont certes passés de classe en classe, mais ne seront pris dans aucune (grande) école, échoueront en licence, etc.
         
        Encore une fois, les élèves dont je parlais ne sont pas ceux qui sont susceptibles de s’élever par leurs efforts : l’école ne demande plus aucun efforts, et ceux-ci ne sont guère récompensés, d’autant qu’un professeur doit “enseigner” à des classes de plus en plus hétéroclites, au moins disant. Je ne vous apprends, hélas, rien de bien neuf, mais vous comprendrez mieux pourquoi j’ai cette perspective assez sombre, n’ayant aucune prise sur les années précédentes, où l’on devrait tirer les conséquences des principes que vous avez raison de défendre, en récompensant l’effort et le mérite, ce qui n’est depuis longtemps plus le cas.
         

        Comme vous l’aurez compris, je ne partage qu’à moitié votre critique. Bien entendu, je trouve terrible qu’un enseignant arrive à mépriser ses élèves. Le fait qu’ils n’ouvrent pas un livre devrait être un sujet de tristesse et de préoccupation, et non de mépris. Après tout, l’enseignant est là justement pour corriger ça. Un élève qui travaille bien, qui est encouragé par ses parents, mérite qu’on le stimule, qu’on le pousse pour qu’il aille le plus haut possible, et c’est triste de penser qu’alors qu’il pourrait apporter tant à la société en tant que médecin ou ingénieur, il passera sa vie à traire les vaches. Et je ne parle là que de l’effet SOCIAL de l’affaire, sans parler des possibilités individuelles que le fait de faire des études supérieures lui ouvrirait.

         
        Là encore, je vous suivrais bien volontiers, si les collègues qui expriment parfois si crument leur mépris, n’étaient justement pas ceux-là même qui font le contraire de ce que vous défendez, en suivant des pédagogies alternatives, en s’insurgeant contre la notation, en refusant de sanctionner, etc. Si les élèves suivaient leurs conseils, ceux-ci échoueraient à cause des manquement de ceux-là. C’est cette contradiction qui m’agace.
         

        Vous pensez que l’effet est lié à la « richesse », au fait que vos élèves s’imaginent que vous gagnez très bien votre vie ? J’aurais tendance à croire plutôt que c’est lié à l’aspect « sacrificiel » de la chose. S’habiller pour remplir une fonction, consacrer des moyens à celle-ci, c’est montrer qu’à vos yeux cette fonction une importance.

         
        Ca dépend tout à fait des élèves. Les quelques élèves qui peuvent fricoter avec le “milieu” (ils sont assez rares) sont de ceux-là, mais ce sont eux qui sont les plus rétifs à l’autorité, et les plus prompts à avouer qu’ils n’ont pas d’ordre à recevoir “de quelqu’un qui ne gagne que deux mille balles par mois, alors que je peux me les faire en deux semaines”. Pour le reste des élèves, je pense que vous avez raison de parler de l’aspect “sacrificiel”. Mais ceux sont aussi ceux qui posent proportionnellement le moins de problèmes.
         

        Pourtant, il y en a de plus en plus, des pères qui se coulent dans la fonction maternelle. Et la société les y encourage, avec des mesures comme le congé parental ou la sacro-sainte « conciliation de la vie professionnelle et de la vie personnelle » qui tend à pousser les pères vers l’espace domestique. Le partage indifférent des tâches ménagères – plutôt qu’une répartition de celles-ci – illustre là aussi cette extension de l’espace domestique.

         
        Oui, mais j’ajouterais une nuance. Quitte à faire des généralités : lorsque l’indifférenciation est complète, c’est madame qui porte la culotte, et nous n’avons jamais affaire à monsieur. Le père est là, mais c’est comme s’il était absent du tableau. Les élèves qui posent le plus de problèmes sont en général ceux dont le modèle familial n’est pas tant indifférencié, mais dont le père a réellement pris la tangente.
         

        C’était bien mon point. Les enseignants sont des fonctionnaires mais ont oublié de lire dans la loi le chapitre concernant leurs obligations en tant que tels…

         
        Aujourd’hui même, après un cours sur la religion auprès de mes élèves de section professionnelle, une partie d’entre eux vient me demander ma religion. Je leur explique poliment qu’un professeur ne professe aucune doctrine religieuse ou politique, en raison du devoir de réserve, qui en matière de religion est l’expression de la laïcité de l’Etat. “Mais, monsieur, tous les autres profs nous disent ce qu’ils croient. Ils nous l’ont dit, hein. Pourquoi vous dites ça alors qu’eux le disent ?”
         
        Sur un autre plan, j’ai eu affaire à mon nouveau proviseur, qui remplace in extremis le précédent, pour des raisons de santé. La dotation des heures est moins importante que prévue. Problème : le précédent proviseur, tablant sur davantage d’heures, avait par avance accepté de nombreux projets, ateliers ou épreuves. Il va donc falloir arbitrer. Je viens m’assurer auprès du proviseur que mes devoirs sur table auront bien lieu. “Alors je vous le dis tout de suite, je suis intérimaire, je ne connais pas du tout l’ambiance du lycée [comprendre : je ne veux me fâcher avec personne], et je ne sais pas pourquoi on a fait telle ou telle promesse [comprendre : le bilan de mon prédécesseur est désastreux, tout est de sa faute, je n’y peux rien]. Je n’arbitrerai pas. J’ASSUME.” On n’est pas sorti des ronces…
         
         

        • Descartes dit :

          @ Louis

          [Les élèves dont je parle ne sont ni forcément doués, ni toujours sérieux, ni nécessairement travailleurs. Votre remarque serait juste si tel était le cas. Malheureusement, l’absence critique de la moindre sélection pousse de classe en classe des élèves qui iront – vous le savez bien – échouer sur les bancs de l’université, puis pointer au chômage.]

          Ici, il faut préciser si l’on parle de l’école telle qu’elle devrait être, ou telle qu’elle est. Je trouve dommage que l’école abdique de ses ambitions, qu’elle se résigne au réel. Bien sûr, l’absence de sélection – et donc d’exigence – n’est pas propice, et c’est un euphémisme, à stimuler les élèves qui, dans un autre contexte, pourraient se révéler sérieux et travailleurs. Sans la taille, le diamant reste brut, et seule la taille peut révéler l’éclat. Mais il ne faut pas oublier que le diamant brut reste diamant quand même. Stimuler ces élèves, repérer leur potentiel et les aider à le réaliser, voilà la mission de l’école. Et même si elle ne la remplit aujourd’hui que très imparfaitement, il faut la garder en tête.

          [Ce sont ces élèves-là, qui en ont bien conscience et préfèrent donc aller travailler ailleurs, qui refusent les études supérieures, pour lesquelles ils n’ont aucune prédisposition, ce que l’école se garde bien de leur dire. Ils le sentent bien, on leur dit le contraire (passage automatique à la classe supérieure, notes correctes malgré leur ignorance, etc.), et on se plaint quand ils font preuve d’une lucidité que certains collègues refusent d’avoir. S’il s’agissait d’élèves travailleurs, doués et sérieux, comme vous le dites, j’entendrais parfaitement votre argument, mais nous n’avions pas le même exemple en tête, et le mien porte à faux.]

          C’est au cas par cas. Il y a des élèves qui, malgré le discours institutionnel, réalisent leurs limitations. Ceux-là doivent être respectés dans leur choix, parce qu’il vaut mieux un bon plombier qu’un mauvais sociologue. Mais il y en a d’autres qui ont le potentiel, et qui font ce choix par paresse, parce qu’ils pensent que le jeu ne vaut pas la chandelle, que l’investissement en travail, en effort, en rigueur ne leur apportera pas ce qu’il leur coûte. Les laisser à leur paresse, voire les conforter, ce serait un véritable gâchis. Et c’est dans ce cas que l’école peut, en les poussant plus avant, faire la différence.

          Dans certains cas, la chose est plus ambigüe. Je vous raconte une anecdote : quand j’étais en école d’ingénieur, je finançais mes études en travaillant l’été et en donnant des « petits cours » pendant l’année scolaire. Et parmi mes élèves, j’avais le fils du commissaire de police de la commune, qui préparait son bac. C’était un garçon gentil, agréable, pas particulièrement brillant mais volontaire et attentif. Trois jours avant son bac, il a eu un accident de moto qui l’a empêché de passer les épreuves. Je l’avais préparé un peu pendant les vacances, mais au rattrapage en septembre rebelotte, encore un accident… ça avait tellement l’air d’un acte manqué, que j’avais parlé avec son père qui, étant un homme intelligent, a eu une discussion d’homme à homme avec son fils, et il en est sorti qu’il n’avait pas envie de passer un bac pour aller dans le supérieur, que sa passion c’était la mécanique automobile et qu’il préférait un BTS mécanique. Son père m’a demandé de l’aider pour le préparer à ses examens de technologie, qu’il a passé sans problème. Et la dernière fois que je l’ai vu, il travaillait dans un garage automobile du coin, et il était heureux comme un pape.

          Je me demande quelquefois : aurait-on du le pousser pour aller plus loin ? Je vous avoue, je n’ai pas de réponse…

          [L’intrusion de la société civile dans l’école, par le biais des parents notamment, sape l’institution scolaire. Je crois que nous sommes d’accord là-dessus. Il importe alors que le corps professoral – et l’école en général – face bloc pour ne pas laisser les parents, ou les élèves, arbitres des conflits internes. Pour le dire plus simplement : les adultes ne se contredisent pas devant les enfants, et comme vous le défendiez à juste titre à propos du corps médical, certaines questions se règlent portes closes.]

          Tout à fait. Je suis d’accord avec vous sur un point : l’entrée de la « société civile » à l’école doit être soigneusement encadrée, et chacun doit rester dans son rôle. Devant les représentants des parents et des élèves, l’institution doit présenter un front uni. Cela n’empêche pas tel ou tel professeur d’exprimer une nuance ou un désaccord avec un autre, mais étant entendu qu’une fois que le chef d’établissement aura exprimé son arbitrage, l’ensemble du corps enseignant est solidaire avec celui-ci.

          [Trop souvent, j’ai vu des collègues s’écharper devant les élèves ou les parents. Leurs échanges, parfois très discourtois, ne peuvent que nuire à l’image que les élèves ou les parents se font de l’école. En outre, j’ai déjà vu des parents appuyer telle ou telle faction de professeurs, au détriment de telle autre, et ces professeurs s’appuyer sur ces parents contre leurs collègues. Tout cela, bien entendu, sans que le chef d’établissement ne veuille bien cheffer.]

          Un conseil (j’ai moins l’expérience des conseils de classe, mais j’ai eu à participer et à présider beaucoup d’autres) est un peu un petit théâtre, ou l’institution se met en scène. Qu’il puisse avoir des désaccords entre les représentants de l’institution, et que ceux-ci s’expriment, c’est positif… à plusieurs conditions. La première, c’est que les différents représentants marquent le fait qu’ils constituent un corps, et que quelque soient les désaccords tous ses membres feront bloc une fois l’arbitrage rendu. La seconde, est la reconnaissance de la légitimité de l’autorité à rendre cet arbitrage. Car un conseil, ce n’est pas une assemblée délibérative : c’est une réunion destinée à éclairer la décision du chef d’établissement. C’est lui, et lui seul, qui prend la décision.

          Le problème apparait quand l’autorité refuse de jouer son rôle, quand elle permet que s’installe l’illusion qu’il s’agit de prendre une décision collectivement. Et c’est malheureusement de plus en plus fréquent, parce que personne ne veut apparaître comme le « méchant » de l’histoire.

          [Vous avez en principe raison, je vous l’accorde volontiers, mais les faits, sans vous donner tout à fait tort, ne suivent pas ces principes. En fait, les parents bombardent les professeurs ou la direction d’information. Je n’ai jamais entendu aucun parent d’élève avoir quoi que ce soit à déclarer dans aucun conseil de classe depuis le début de ma carrière, alors que tous les conseils débutent par le traditionnel tour de parole accordé aux délégués.]

          Je n’ai pas très bien compris la remarque.

          [Quant aux élèves, ils n’ont jamais rien à dire, sinon lorsqu’ils cherchent à se faire les avocats de leurs camarades, au risque de troubler la séance. Ce n’est que l’année dernière que, pour la première fois de ma vie, j’ai vu notre nouveau (mais déjà reparti, pour raisons de santé) proviseur menacer d’exclure un délégué de classe, puisque celui-ci refuser de se taire, et entendait nous faire changer d’avis. Jusqu’ici, il fallait soi-même obtenir le silence des élèves, face à la passivité des différents chefs d’établissement que j’ai connus.]

          Malheureusement, beaucoup de chefs laissent aujourd’hui s’installer l’ambigüité dont je parle plus haut. Le conseil de classe n’est pas une instance de délibération, mais d’information. Les décisions ne sont pas prises par vote, mais par l’autorité. Que les délégués des élèves se fassent les avocats de leurs camarades, c’est logique. Mais il faut que ce soit clair qu’ils ont la parole pour exprimer leurs arguments, et qu’ensuite ils se taisent. Et que la décision prise par l’autorité s’impose à tous.

          [Ils n’ont rien de plus à dire que les parents, et, au fond, quand ils ne gênent pas (ce qui est la plupart du temps le cas), leur seule utilité consiste à informer le soir même les élèves de leurs moyennes de classe, de leur médaille en chocolat, ou des remarques des professeurs, publiés le lendemain dans le bulletin.]

          Pas tout à fait : leur autorité, c’est d’être là, et de pouvoir donc témoigner que les décisions sont prises en pleine lumière, que chacun a eu l’opportunité de faire valoir ses arguments.

          [Par ailleurs, je ne vois plus aucun intérêt aux conseils de classe aujourd’hui.]

          Je pense qu’ils peuvent être utiles si le chef d’établissement sait leur donner une utilité. C’est une opportunité de montrer que l’autorité prend ses décisions après avoir entendu tout le monde, et qu’elle les assume. Mais évidemment, cela demande de la part du chef d’établissement et des enseignants une certaine rigueur. J’ai eu personnellement à présider des instances de ce type. Ma méthode est toujours la même : je pose le problème à discuter et les options sur la table, je laisse les gens s’exprimer et échanger des arguments, je peux éventuellement exposer ma position ou mes arguments, je déclare la discussion close et j’annonce ma décision. Et je ne permets à personne de réagir à celle-ci, parce qu’une fois la décision prise, c’est la position de l’institution et elle ne se discute pas.

          [Je vous donne entièrement raison, mais j’ai un biais propre à la discipline que j’enseigne : n’ayant que des classes terminales, j’ai l’optique des “pots cassés”. Ce que vous dites est vrai, mais cela se joue en amont, et non pas la dernière année. Parmi mes élèves, très rares sont ceux qui deviendront “ingénieurs, médecins, chercheurs ou enseignants”. En fait, ceux qui le sont proviennent… des classes intermédiaires. Faute de sélection, arrivés en terminale, les élèves dont les parents n’ont pas “accompagné la scolarité” (comme on dit pudiquement pour ne pas dire “pallier les carences de l’école”) sont certes passés de classe en classe, mais ne seront pris dans aucune (grande) école, échoueront en licence, etc.]

          Effectivement, plus on les prend tard dans le parcours scolaire, et moins la marge pour « tailler les diamants bruts » est grande. Est-ce qu’on peut réveiller en terminale les esprits endormis par une école qui n’exige pas grande chose ?

          [Ca dépend tout à fait des élèves. Les quelques élèves qui peuvent fricoter avec le “milieu” (ils sont assez rares) sont de ceux-là, mais ce sont eux qui sont les plus rétifs à l’autorité, et les plus prompts à avouer qu’ils n’ont pas d’ordre à recevoir “de quelqu’un qui ne gagne que deux mille balles par mois, alors que je peux me les faire en deux semaines”. Pour le reste des élèves, je pense que vous avez raison de parler de l’aspect “sacrificiel”. Mais ceux sont aussi ceux qui posent proportionnellement le moins de problèmes.]

          Je veux bien le croire, parce que le fait de percevoir l’aspect « sacrificiel » implique une capacité à symboliser, à interpréter les signes et leur donner un contenu. Et ce mécanisme implique déjà un mode de raisonnement supérieur à la simple hiérarchie de la force ou de l’argent. C’est là un problème que je trouve d’ailleurs très intéressant : celui de la difficulté à symboliser qu’ont les jeunes générations, éduquées dans une société de l’image, ou tout est explicite. Mais c’est là une autre – et vaste – discussion…

          [Oui, mais j’ajouterais une nuance. Quitte à faire des généralités : lorsque l’indifférenciation est complète, c’est madame qui porte la culotte, et nous n’avons jamais affaire à monsieur. Le père est là, mais c’est comme s’il était absent du tableau. Les élèves qui posent le plus de problèmes sont en général ceux dont le modèle familial n’est pas tant indifférencié, mais dont le père a réellement pris la tangente.]

          Il faut ici faire la différence entre le père physique et le Père symbolique – ou si vous le préférez, la « figure paternelle ». Quand madame « porte la culotte » et assume le rôle paternel, c’est beaucoup moins grave que quand la figure paternelle est totalement absente.

          [Aujourd’hui même, après un cours sur la religion auprès de mes élèves de section professionnelle, une partie d’entre eux vient me demander ma religion. Je leur explique poliment qu’un professeur ne professe aucune doctrine religieuse ou politique, en raison du devoir de réserve, qui en matière de religion est l’expression de la laïcité de l’Etat. “Mais, monsieur, tous les autres profs nous disent ce qu’ils croient. Ils nous l’ont dit, hein. Pourquoi vous dites ça alors qu’eux le disent ?”]

          Sans vouloir vous commander, vous auriez du leur répondre : « posez-leur la question ! ». En effet, en vertu du devoir de neutralité – et non de réserve – un fonctionnaire n’a pas à décliner à l’usager sa religion. Et je suis effaré que vos collègues le fassent. Cela révèle une incompréhension totale de ce que sont les devoirs d’un fonctionnaire.

          [Sur un autre plan, j’ai eu affaire à mon nouveau proviseur, qui remplace in extremis le précédent, pour des raisons de santé. La dotation des heures est moins importante que prévue. Problème : le précédent proviseur, tablant sur davantage d’heures, avait par avance accepté de nombreux projets, ateliers ou épreuves. Il va donc falloir arbitrer. Je viens m’assurer auprès du proviseur que mes devoirs sur table auront bien lieu. “Alors je vous le dis tout de suite, je suis intérimaire, je ne connais pas du tout l’ambiance du lycée [comprendre : je ne veux me fâcher avec personne], et je ne sais pas pourquoi on a fait telle ou telle promesse [comprendre : le bilan de mon prédécesseur est désastreux, tout est de sa faute, je n’y peux rien]. Je n’arbitrerai pas. J’ASSUME.” On n’est pas sorti des ronces…]

          Votre récit me fait penser à des situations que j’ai vu mille fois dans ma carrière : des ambitieux qui veulent être nommés à des postes de chef, et qu’une fois nommés empochent les bénéfices mais refusent d’assumer la responsabilité de la décision. On dirait que pour eux être chef c’est avoir la place de parking réservée, le beau bureau et le titre. Et il faut leur expliquer qu’être chef, c’est devoir décider et assumer la décision, et que toute décision fait des mécontents…

  17. Louis dit :

    Ici, il faut préciser si l’on parle de l’école telle qu’elle devrait être, ou telle qu’elle est. Je trouve dommage que l’école abdique de ses ambitions, qu’elle se résigne au réel.

     
    Puisque cette partie de notre échange partait d’une anecdote que je vous ai rapportée, il s’agit donc bien de l’école telle qu’elle est. Il ne s’agit pas d’abdiquer les ambitions de l’école, mais on ne fait de politique qu’avec les faits, comme dirait l’autre. Plus concrètement, sans balayer d’un revers de main l’image du diamant que je pourrais reprendre à mon compte, il y a ce qu’il faut défaire, avant de pouvoir se mettre à faire quoi que ce soit.
     
    La défiance à l’égard de l’école d’une bonne partie des fils des classes populaires doit être dissipée, avant même d’espérer pouvoir tirer certains d’entre eux vers des études supérieures. Pour cela, je pense qu’il faut s’épargner les illusions qui ne nous rassurent que nous-mêmes, et qui ne bernent pas les élèves, qui ont en partie légitimement l’impression qu’on les dupe.
     
    Aujourd’hui, pour le pire plus que pour le meilleur, l’école n’est pas un moyen d’ascension sociale en général, elle est l’endroit où les élèves des classes populaires échouent – et où les professeurs s’égayent à maquiller cet échec -, et les “valeurs” qu’on y promeut sont bien loin de celles qu’on promeut chez eux.
     
    Il ne s’agit pas nécessairement de s’aligner sur ce qui se dit chez eux (par exemple, tout le discours “chacun pour soi”, tempéré par “les miens d’abord”, qu’il faut combattre au nom de l’unité nationale), mais de partir, comme j’ai cru le lire un certain nombre de fois sous votre plume, de ce qu’ils ont dans la tête. Faire comme si de rien n’était, c’est évacuer l’école telle qu’elle est, et s’empêcher de la rendre telle qu’elle doit être.
     

    Un conseil (j’ai moins l’expérience des conseils de classe, mais j’ai eu à participer et à présider beaucoup d’autres) est un peu un petit théâtre, ou l’institution se met en scène. Qu’il puisse avoir des désaccords entre les représentants de l’institution, et que ceux-ci s’expriment, c’est positif… à plusieurs conditions. La première, c’est que les différents représentants marquent le fait qu’ils constituent un corps, et que quelque soient les désaccords tous ses membres feront bloc une fois l’arbitrage rendu. La seconde, est la reconnaissance de la légitimité de l’autorité à rendre cet arbitrage. Car un conseil, ce n’est pas une assemblée délibérative : c’est une réunion destinée à éclairer la décision du chef d’établissement. C’est lui, et lui seul, qui prend la décision.
    Le problème apparait quand l’autorité refuse de jouer son rôle, quand elle permet que s’installe l’illusion qu’il s’agit de prendre une décision collectivement. Et c’est malheureusement de plus en plus fréquent, parce que personne ne veut apparaître comme le « méchant » de l’histoire.

     
    C’est bien là que le bât blesse ! Le caractère spectaculaire du conseil de classe en particulier, mais encore de l’école en général, est refusé en premier lieu par ceux qui se plaignent de ne plus jouir du prestige qu’ils pourraient en retirer : les professeurs ! Le minimum – qu’il y ait des formes à respecter – est parfois accepté, mais c’est bien le plus qu’on peut exiger de certains de mes collègues. S’il fallait encore jouer la comédie, c’est trop leur demander : puisqu’ils trouvent cela ridicule, et que la transparence leur paraît une vertu, ils refusent d’être “hypocrites” en faisant ou disant ce qui ne vient pas du fond de leur coeur.
     
    Quant à la direction, vous avez vu juste : elle présente toujours les conseils de classe, les conseils pédagogiques, les réunions plénières, comme autant d’instance de délibération collective. Du coup, soit c’est un rapport de force, à celui qui gueulera le plus fort, soit rien se fait. Quelle ambiance.
     

    Je n’ai pas très bien compris la remarque.

    Veuillez m’excuser de n’avoir pas été clair. Vous releviez deux intérêts à la présence des délégués des parents : le contrôle, et l’information. Les conseils de classe ayant été vidés de leur sens, il n’y a plus grand chose à contrôler. Quant à l’information, ils n’ont rien à rajouter. Traditionnellement, les conseils de classe s’ouvrent par un tour de parole : les délégués des parents, puis des élèves, suivis de la surveillance générale, puis de chacun des professeurs, sont invités à informer l’assemblée de ce qui leur paraît nécessaire, avant de statuer sur chaque élève en particulier.
     
    Dans ma carrière, aucun délégué des parents n’a jamais pris la parole, et pour cause : par téléphone, par mails, en rendez-vous, les parents ou leurs délégués ne cessent d’informer la direction de choses plus ou moins importantes, si bien qu’il n’y a rien à rajouter le conseil venu. Ce second intérêt me paraît du coup lui aussi nul, non sur le principe, mais au vu des circonstances présentes.
     

    Est-ce qu’on peut réveiller en terminale les esprits endormis par une école qui n’exige pas grande chose ?

     
    Si je ne le croyais pas, je ne me lèverais plus le matin. Et plus qu’une croyance, c’est une supposition fondamentalement nécessaire. Une forme “d’optimisme méthodologique”, comme qui dirait.
     

    C’est là un problème que je trouve d’ailleurs très intéressant : celui de la difficulté à symboliser qu’ont les jeunes générations, éduquées dans une société de l’image, ou tout est explicite. Mais c’est là une autre – et vaste – discussion…

     
    Permettez-moi de vous soumettre un point : j’ai remarqué que cette difficulté à symboliser commence par celle de faire abstraction. S’abstraire de sa vie quotidienne – être capable de tenir des propos qui vont plus loin que sa propre expérience -, abstraire une idée d’une situation, ou d’un texte, faire abstraction des circonstances, ou de telle ou telle qualité superficielle de l’objet qu’on étudie, sont autant de choses difficiles à faire pour ces élèves. Dans la section professionnelle, c’est particulièrement criant : la plupart des élèves n’arrivent même pas à dialoguer, faute de comprendre que, même si leur camarade ne dit pas mot pour mot la même chose qu’eux-mêmes, ils disent au fond la même chose, ou peuvent du moins s’entendre sur une partie de leur propos. C’est l’occasion de nombreux malentendus, qui tourneraient à la foire d’empoigne sans l’intervention du professeur…
     

    Il faut ici faire la différence entre le père physique et le Père symbolique – ou si vous le préférez, la « figure paternelle ». Quand madame « porte la culotte » et assume le rôle paternel, c’est beaucoup moins grave que quand la figure paternelle est totalement absente.

     
    Encore une fois, c’est moi qui ai mal choisi mes mots. Je parlais moins de femmes assument le rôle du père, que de foyers dans lequel monsieur est une deuxième mère, dont la première est la seule à s’impliquer dans le parcours scolaire de leur enfant.
     
     
     
     

    • Descartes dit :

      @ Louis

      [Puisque cette partie de notre échange partait d’une anecdote que je vous ai rapportée, il s’agit donc bien de l’école telle qu’elle est. Il ne s’agit pas d’abdiquer les ambitions de l’école, mais on ne fait de politique qu’avec les faits, comme dirait l’autre. Plus concrètement, sans balayer d’un revers de main l’image du diamant que je pourrais reprendre à mon compte, il y a ce qu’il faut défaire, avant de pouvoir se mettre à faire quoi que ce soit.]

      Nous sommes d’accord.

      [La défiance à l’égard de l’école d’une bonne partie des fils des classes populaires doit être dissipée, avant même d’espérer pouvoir tirer certains d’entre eux vers des études supérieures. Pour cela, je pense qu’il faut s’épargner les illusions qui ne nous rassurent que nous-mêmes, et qui ne bernent pas les élèves, qui ont en partie légitimement l’impression qu’on les dupe.]

      Là encore, je suis d’accord avec vous. Le mot est peut-être un peu fort, mais je pense que s’il y a quelque chose qu’il faudrait combattre, c’est la démagogie scolaire. Toutes cette idéologie qui vaut qu’on ne dise pas la vérité aux jeunes au motif que cela pourrait les « traumatiser » ou diminuer leur « confiance en eux-mêmes ». Les jeunes ont besoin qu’on leur dise la vérité : sur leur niveau, sur les difficultés sur le chemin de la réussite, sur les possibilités qui s’offrent à eux. Ce n’est qu’une fois qu’ils auront entendu cette vérité qu’ils peuvent faire des choix informés, et qu’on peut les aider à faire les bons choix.

      [Il ne s’agit pas nécessairement de s’aligner sur ce qui se dit chez eux (par exemple, tout le discours “chacun pour soi”, tempéré par “les miens d’abord”, qu’il faut combattre au nom de l’unité nationale), mais de partir, comme j’ai cru le lire un certain nombre de fois sous votre plume, de ce qu’ils ont dans la tête. Faire comme si de rien n’était, c’est évacuer l’école telle qu’elle est, et s’empêcher de la rendre telle qu’elle doit être.]

      Là encore, je ne peux que coïncider. Toute pédagogie doit partir – ce qui ne veut pas dire « rester » -de ce que les gens ont dans la tête. C’est vrai en politique, c’est vrai aussi à l’école.

      [C’est bien là que le bât blesse ! Le caractère spectaculaire du conseil de classe en particulier, mais encore de l’école en général, est refusé en premier lieu par ceux qui se plaignent de ne plus jouir du prestige qu’ils pourraient en retirer : les professeurs ! Le minimum – qu’il y ait des formes à respecter – est parfois accepté, mais c’est bien le plus qu’on peut exiger de certains de mes collègues. S’il fallait encore jouer la comédie, c’est trop leur demander : puisqu’ils trouvent cela ridicule, et que la transparence leur paraît une vertu, ils refusent d’être “hypocrites” en faisant ou disant ce qui ne vient pas du fond de leur coeur.]

      J’avoue que j’ai toujours du mal à comprendre comment des gens qui sont en principe cultivés, qui ont une certaine culture historique – et donc une culture des institutions – ne comprennent pas ce qu’est une logique institutionnelle. Mais peut-être suis-je en décalage, ayant eu une éducation très « traditionnelle »…

      [Quant à la direction, vous avez vu juste : elle présente toujours les conseils de classe, les conseils pédagogiques, les réunions plénières, comme autant d’instance de délibération collective.]

      C’est là le symptôme d’une autorité qui ne veut pas assumer son rôle, et la responsabilité qui va avec. Parce que transformer les conseils en instances délibératives, c’est d’une certaine manière se laver les mains en diluant la responsabilité de la décision.

      [Vous releviez deux intérêts à la présence des délégués des parents : le contrôle, et l’information. Les conseils de classe ayant été vidés de leur sens, il n’y a plus grand chose à contrôler. Quant à l’information, ils n’ont rien à rajouter. Traditionnellement, les conseils de classe s’ouvrent par un tour de parole : les délégués des parents, puis des élèves, suivis de la surveillance générale, puis de chacun des professeurs, sont invités à informer l’assemblée de ce qui leur paraît nécessaire, avant de statuer sur chaque élève en particulier.]

      Quand je parlais de « apporter des informations », je pensais plutôt aux informations sur les cas particuliers, et non sur des questions générales. Je me dis que les représentants des parents d’élèves peuvent porter à la connaissance du conseil des éléments sur la situation familiale d’un élève que les parents hésiteraient à évoquer. Je me souviens que c’était le cas quand j’étais lycéen, et je remercie encore les représentants des parents d’élèves qui à l’époque avaient pas mal guidé mes parents dans les dédales du système français. Mais là encore, c’était une autre époque, ou les gens avaient une pudeur qui les empêchait souvent d’évoquer directement leur cas personnel…

      [Si je ne le croyais pas, je ne me lèverais plus le matin. Et plus qu’une croyance, c’est une supposition fondamentalement nécessaire. Une forme “d’optimisme méthodologique”, comme qui dirait.]

      Je ne peux qu’applaudir votre lucidité.

      [Permettez-moi de vous soumettre un point : j’ai remarqué que cette difficulté à symboliser commence par celle de faire abstraction. S’abstraire de sa vie quotidienne – être capable de tenir des propos qui vont plus loin que sa propre expérience -, abstraire une idée d’une situation, ou d’un texte, faire abstraction des circonstances, ou de telle ou telle qualité superficielle de l’objet qu’on étudie, sont autant de choses difficiles à faire pour ces élèves. Dans la section professionnelle, c’est particulièrement criant : la plupart des élèves n’arrivent même pas à dialoguer, faute de comprendre que, même si leur camarade ne dit pas mot pour mot la même chose qu’eux-mêmes, ils disent au fond la même chose, ou peuvent du moins s’entendre sur une partie de leur propos. C’est l’occasion de nombreux malentendus, qui tourneraient à la foire d’empoigne sans l’intervention du professeur…]

      Je pense que la question de l’abstraction est, en effet, une vraie question. Le simple fait de sortir d’un cas particulier pour penser le cas général semble présenter pour beaucoup de jeunes – et pas mal d’adultes – un problème insurmontable. Ainsi, on voit des gens invoquer un principe général et puis évoquer un cas particulier qui le contredit sans même réaliser qu’il y a un problème. Et ne parlons même pas du raisonnement ad hoc.

  18. Louis dit :

    J’avoue que j’ai toujours du mal à comprendre comment des gens qui sont en principe cultivés, qui ont une certaine culture historique – et donc une culture des institutions – ne comprennent pas ce qu’est une logique institutionnelle. Mais peut-être suis-je en décalage, ayant eu une éducation très « traditionnelle »…

     
    C’est possible. A certains égards, j’ai moi-même reçu une “éducation très « traditionnelle »”. Si je sais que ce n’est pas le cas d’une partie de mes collègues, certains ont reçu le même genre d’éducation à laquelle nous pensons, les uns plus stricte encore, les autres plus lâche. Ca ne les empêche pas de paraître ne pas saisir “ce qu’est une logique institutionnelle”. Aussi ne suis-je pas sûr que l’éducation soit entièrement déterminante.
     
    Moi qui répugne parfois à la psychologie, même si le terme est un peu fort, j’ai l’impression de retrouver chez chacun d’eux une forme de mauvaise conscience. D’une manière ou d’une autre, ils ont leur petit Iago qui les détourne de leur situation réelle, et qui les fait croire cocu d’un système “auquel ils ont tout donné”, mais dont ils sont tantôt la victime, tantôt l’héroïque rebelle. A quoi tient cette mauvaise conscience ? Je pense que l’inconscient de classe est déterminant.
     
    Dans un bouquin que je lisais l’autre jour, d’Alain Bihr, celui semblait avec assez d’honnêteté, mais visiblement sans grand plaisir, accorder à l’Etat, qui sanctionne à chaque époque un certain rapport de force entre les classes sociales, un statut privilégié dans la société, qui confère à ses représentants, pour autant qu’ils adoptent son point de vue, la raison d’Etat, une vision de la société qui ne dépend d’aucune classe en particulier. Il ne le dit peut-être pas exactement comme cela – je le restitue de mémoire -, mais j’en tire quelque chose qu’il ne dit certainement pas.
     
    Suivre la raison d’Etat, ou, comme vous le dites, suivre la “logique institutionnelle”, c’est s’obliger à voir la place qu’on occupe parmi les rapports sociaux de classe. D’une part, cela conduit à mettre en perspective, et donc amoindrir, nos petits malheurs, d’autre part cela met en lumière combien la place que l’Etat nous fait, nous oblige. C’est parfaitement déplaisant, particulièrement à l’époque où chacun doit inscrire son nom au martyrologe, précisément pour obliger les autres plus que soi-même. Il pourrait donc y avoir un penchant naturel aux représentants de l’Etat, en tout cas chez les professeurs, à rejeter cette logique, dans la mesure où, d’une part, elle jetterait une lumière trop crue sur leur condition, et n’aurait aucun intérêt, sinon accentuer le décalage avec les autres membres de leur classe, en-dehors de l’Etat, qui, eux, peuvent aisément jouer la concurrence victimaire pour mieux jouir de leur pouvoir.
     
    Je ne vous cache pas que mon explication n’est pas des plus solides, et que je vous serais reconnaissant d’en montrer toutes les faiblesses.
     

    Quand je parlais de « apporter des informations », je pensais plutôt aux informations sur les cas particuliers, et non sur des questions générales. Je me dis que les représentants des parents d’élèves peuvent porter à la connaissance du conseil des éléments sur la situation familiale d’un élève que les parents hésiteraient à évoquer. Je me souviens que c’était le cas quand j’étais lycéen, et je remercie encore les représentants des parents d’élèves qui à l’époque avaient pas mal guidé mes parents dans les dédales du système français. Mais là encore, c’était une autre époque, ou les gens avaient une pudeur qui les empêchait souvent d’évoquer directement leur cas personnel…

     
    La pudeur joue peut-être son rôle, mais je peux en tout cas vous affirmer que nous sommes très bien informés de la situation personnelle de chacun de nos élèves, d’autant plus que les parents obtiennent bien souvent des médecins qu’ils sanctionnent de leur autorité les “pathologies” dont souffriraient leurs bambins, motif pour eux d’exiger toujours plus de nous, et pour nous d’exiger toujours moins d’eux.
     

    Je pense que la question de l’abstraction est, en effet, une vraie question. Le simple fait de sortir d’un cas particulier pour penser le cas général semble présenter pour beaucoup de jeunes – et pas mal d’adultes – un problème insurmontable.

     
    C’est la raison pour laquelle, passés les premiers cours d’introduction, j’assène tous les ans Aristote en début d’année à mes élèves, sur le mode : “ça va être dur, surtout à 8h du matin, mais je parie sur votre intelligence. Il va falloir s’accrocher, mais si jamais vous sentez que ça baisse de niveau, c’est que vous m’avez déçu”. Malheureusement, je n’ai jamais reçu de cours de logique, même à l’université, et j’ai dû l’étudier dans mon coin, mais c’est véritablement nécessaire.
     
    Il n’en reste pas moins que, mis à part les élèves qui ont fait l’effort de se familiariser au passage du singulier à l’universel, et de l’universel au singulier, en passant par toutes les strates du général et du spécifique, la plupart restent “bloqués” sur ce problème. J’aimerais bien savoir ce qui produit ce “blocage”. Est-ce de tout temps ? De notre temps ? A quoi cela tient-il ? Je suis avide du moindre éclairage.
     

    • Descartes dit :

      @ Louis

      [Moi qui répugne parfois à la psychologie, même si le terme est un peu fort, j’ai l’impression de retrouver chez chacun d’eux une forme de mauvaise conscience. D’une manière ou d’une autre, ils ont leur petit Iago qui les détourne de leur situation réelle, et qui les fait croire cocu d’un système “auquel ils ont tout donné”, mais dont ils sont tantôt la victime, tantôt l’héroïque rebelle. A quoi tient cette mauvaise conscience ? Je pense que l’inconscient de classe est déterminant.]

      J’irais plus loin. La conscience institutionnelle tient d’une forme de « surmoi aristocratique ». C’est la conscience d’être membre d’une institution qui nous dépasse, qui était là avant nous et sera là après nous, et que notre statut et notre légitimité est inséparablement attaché à celle-ci. Avec l’approfondissement du capitalisme, cette vision qu’on pourrait appeler « classique » par analogie avec les styles artistiques est progressivement remplacée par une vision « romantique », celle de l’individu seul contre tous, tantôt héros, tantôt victime. La prise du pouvoir par les classes intermédiaires, qui sont des classes sans tradition, renforce ce processus.

      [Dans un bouquin que je lisais l’autre jour, d’Alain Bihr, celui semblait avec assez d’honnêteté, mais visiblement sans grand plaisir, accorder à l’Etat, qui sanctionne à chaque époque un certain rapport de force entre les classes sociales, un statut privilégié dans la société, qui confère à ses représentants, pour autant qu’ils adoptent son point de vue, la raison d’Etat, une vision de la société qui ne dépend d’aucune classe en particulier. Il ne le dit peut-être pas exactement comme cela – je le restitue de mémoire -, mais j’en tire quelque chose qu’il ne dit certainement pas.]

      Comme vous l’imaginez, Bihr n’est pas saint de ma dévotion… je ne suis pas sûr d’avoir lu le livre auquel vous faites référence, mais vous évoquez un débat important dans le monde marxien, qui est la question de la fonction de l’Etat. Pour certains, qui se réclament des écrits du Maître, l’Etat est l’instrument de la classe dominante, pour d’autres, c’est le « fléau de la balance qui mesure les rapports de force entre les classes ». En fait, le débat est souvent faussé par l’erreur commise par les uns et les autres de considérer l’Etat comme une essence immuable. Or, l’Etat a beaucoup changé entre 1848 et la fin du XXème siècle. De « l’Etat-gendarme » on est passé à « l’Etat-providence », et aujourd’hui à « l’Etat-impuissant ». Et ces changements ont reflété l’état des rapports de force, de la logique de confrontation de classe en 1848 à la logique du pacte « gaullo-communiste » des trente glorieuses, puis à la relégation des classes populaires et la prise du pouvoir par les classes intermédiaires aujourd’hui.

      Pour que les représentants de l’Etat puissent adopter le point de vue de « la raison d’Etat », encore faut-il que cette « raison » soit formulée. Or, le processus qui, depuis cinquante ans, aboutit à vider l’Etat – et l’ensemble des institutions – de leur sens fait qu’aujourd’hui il est difficile pour les agents de l’Etat de savoir quelle est la « raison » qu’ils sont censés porter, alors qu’on est soumis en permanence soit à un vide, soit à des injonctions contradictoires.

      [Suivre la raison d’Etat, ou, comme vous le dites, suivre la “logique institutionnelle”, c’est s’obliger à voir la place qu’on occupe parmi les rapports sociaux de classe. D’une part, cela conduit à mettre en perspective, et donc amoindrir, nos petits malheurs, d’autre part cela met en lumière combien la place que l’Etat nous fait, nous oblige. C’est parfaitement déplaisant, particulièrement à l’époque où chacun doit inscrire son nom au martyrologe, précisément pour obliger les autres plus que soi-même. Il pourrait donc y avoir un penchant naturel aux représentants de l’Etat, en tout cas chez les professeurs, à rejeter cette logique, dans la mesure où, d’une part, elle jetterait une lumière trop crue sur leur condition, et n’aurait aucun intérêt, sinon accentuer le décalage avec les autres membres de leur classe, en-dehors de l’Etat, qui, eux, peuvent aisément jouer la concurrence victimaire pour mieux jouir de leur pouvoir.]

      Je ne partage pas cette analyse. Comme je l’ai dit plus haut, il est difficile aux « représentants de l’Etat » (je préfère le terme « agents ») de porter une « raison » alors que l’Etat lui-même a renoncé à en porter une, et se perd dans des injonctions contradictoires quand il ne tient pas un discours ambigu qui laisse les agents décider au cas par cas. C’est le cas en particulier dans l’enseignement, où l’enseignant dispose d’une très grande latitude devant sa classe, et où l’institution ne lui donne finalement que des directives générales – avec un contrôle relativement faible. Je ne peux que constater que dans les rares domaines où la « raison d’Etat » fonctionne encore, c’est-à-dire, où les objectifs et les priorités sont claires et où l’on ne se pose pas de questions sur leur légitimité – je pense par exemple à la production nucléaire d’EDF ou au corps préfectoral – les comportements « institutionnels » restent forts. C’est un patron de la production EDF qui avait l’habitude de dire « la production nucléaire à EDF c’est l’armée, la discipline en plus ».

      L’enseignant a d’ailleurs une particularité qui favorise l’individualisation : l’enseignant a avec le bénéficiaire de son travail une relation plus personnelle, plus sentimentale, et que ce type de relation favorise la vision individualiste de son métier. C’est d’ailleurs Brighelli je crois qui met en garde contre ce type de relation, qui soutient que l’enseignant ne doit pas établir une relation « personnelle » avec chaque élève, mais doit s’adresser à une classe comme collectif.

      [C’est la raison pour laquelle, passés les premiers cours d’introduction, j’assène tous les ans Aristote en début d’année à mes élèves, sur le mode : “ça va être dur, surtout à 8h du matin, mais je parie sur votre intelligence. Il va falloir s’accrocher, mais si jamais vous sentez que ça baisse de niveau, c’est que vous m’avez déçu”. Malheureusement, je n’ai jamais reçu de cours de logique, même à l’université, et j’ai dû l’étudier dans mon coin, mais c’est véritablement nécessaire.]

      Tout à fait. D’autant plus nécessaire que, les réformes successives aidant, on n’aborde plus la logique dans le cours de mathématiques. Et j’ai pu constater chez des stagiaires venant de Sciences-Po Paris, que le fait qu’on ne peut pas déduire de « A => B » que « non A => non B » n’est pas tout à fait acquis… quant à la confusion entre coïncidence et causalité, n’en parlons même pas.

      [Il n’en reste pas moins que, mis à part les élèves qui ont fait l’effort de se familiariser au passage du singulier à l’universel, et de l’universel au singulier, en passant par toutes les strates du général et du spécifique, la plupart restent “bloqués” sur ce problème. J’aimerais bien savoir ce qui produit ce “blocage”. Est-ce de tout temps ? De notre temps ? A quoi cela tient-il ? Je suis avide du moindre éclairage.]

      Je n’ai pas beaucoup travaillé ces sujets, alors je ne peux vous apporter qu’un piètre éclairage. Je pense qu’il y a un « goût de l’abstraction » qui n’est nullement acquis, mais qui se forme chez les enfants lorsqu’apparaissent les structures qui permettent la pensée abstraite (entre 10 et 14 ans, pour faire large). Il y a un plaisir à créer et à manipuler des objets imaginaires, et c’est par les mathématiques qu’on peut le mieux travailler ce goût. Pour évoquer une expérience personnelle, je me souviens avec émerveillement de mon professeur de mathématiques en terminale, normalien agrégé passionné d’enseignement et admirateur du bourbakisme, qui était alors très à la mode. Je venais d’arriver en France, venant d’un pays où les mathématiques étaient enseignées dans une perspective purement calculatoire. Je me souviens que les premiers cours concernaient la construction des ensembles numériques et leurs propriétés. Et de mon émerveillement d’apprendre que l’ensemble des nombres naturels était construit à partir de deux axiomes simples, qu’on pouvait étendre cet ensemble en inventant une opération pour créer l’ensemble des entiers, puis par un autre procédé d’extension l’ensemble des nombres rationnels… et découvrir que cet ensemble était à la fois « dense » (c’est-à-dire, qu’entre deux fractions il y a toujours une fraction) et « dénombrable » (c’est-à-dire, qu’on peut numéroter les fractions), deux idées qui paraissent contradictoires. Et puis découvrir que cet ensemble n’était pas tout à fait « complet », par exemple, qu’aucune fraction n’avait pour carré le nombre 2. Et qu’on pouvait donc étendre les rationnels pour construire les nombres réels – par le procédé « magique » des coupures de Dedekind, qui est d’une incroyable élégance… et qu’on aboutissait à un ensemble « non dénombrable », là encore la démonstration est d’une simplicité et d’une élégance confondante. Et puis, il s’est mis à nous montrer qu’on pouvait construire toutes sortes d’ensembles aux propriétés bizarres, comme le « peigne de Cantor »… et de nous pousser à imaginer d’autres procédés pour créer de nouveaux ensembles, et d’essayer de déterminer leurs propriétés !

      Et vous voyez, des décennies ont passé et ces démonstrations sont gravées dans ma mémoire. Je pourrais vous les refaire sur papier sans le moindre effort. Et je peux vous assurer que ce professeur ne parlait jamais de l’utilité de ce qu’il nous enseignait, non, il jouait sur le plaisir de créer et de manipuler des objets abstraits. C’est ce plaisir sur lequel l’école n’insiste pas assez, à mon avis. Bien sûr, pour pouvoir faire ça, il faut des enseignants très bien formés, ayant une culture de leur discipline qui dépasse de très loin le strict nécessaire pour suivre le programme, parce qu’il faut que l’enseignant puisse prendre « à la volée » n’importe quelle question et la transformer en expérience pédagogique.

      • Louis dit :

        J’irais plus loin. La conscience institutionnelle tient d’une forme de « surmoi aristocratique ». C’est la conscience d’être membre d’une institution qui nous dépasse, qui était là avant nous et sera là après nous, et que notre statut et notre légitimité est inséparablement attaché à celle-ci.

         
        C’est, pour ma part, ce que j’appellerai la raison d’Etat.
         

        La prise du pouvoir par les classes intermédiaires, qui sont des classes sans tradition, renforce ce processus.

        Pourriez-vous développer ce point, je vous prie ?
         

        Comme vous l’imaginez, Bihr n’est pas saint de ma dévotion…

         
        Je ne l’imagine pas du tout, figurez-vous. C’est au hasard d’une brocante que j’ai découvert ce livre, qui m’a paru intelligent, et son auteur, dont j’ignore ce que vous lui reprochez.
         

        Pour que les représentants de l’Etat puissent adopter le point de vue de « la raison d’Etat », encore faut-il que cette « raison » soit formulée. Or, le processus qui, depuis cinquante ans, aboutit à vider l’Etat – et l’ensemble des institutions – de leur sens fait qu’aujourd’hui il est difficile pour les agents de l’Etat de savoir quelle est la « raison » qu’ils sont censés porter, alors qu’on est soumis en permanence soit à un vide, soit à des injonctions contradictoires.

         
        Bien sûr. Néanmoins, la conscience aristocratique, telle que vous l’appelez, pallie la nudité de l’Etat. En dépit du “vide” et des “injonctions contradictoires”, un fonctionnaire peut encore chercher par lui-même quel est son devoir. Sans jeter trop de fleurs à la fonction publique, on trouve encore des ouvriers, des ingénieurs, des préfets, des professeurs, des directeurs, etc. qui servent l’Etat, tout à fait consciemment. Qu’ils aillent à l’encontre du discours tenu par ceux qui dirigent l’institution qu’ils servent, rend leur tâche sans doute plus difficile, mais, après tout, pas impossible.
         

        Comme je l’ai dit plus haut, il est difficile aux « représentants de l’Etat » (je préfère le terme « agents ») de porter une « raison » alors que l’Etat lui-même a renoncé à en porter une, et se perd dans des injonctions contradictoires quand il ne tient pas un discours ambigu qui laisse les agents décider au cas par cas. C’est le cas en particulier dans l’enseignement, où l’enseignant dispose d’une très grande latitude devant sa classe, et où l’institution ne lui donne finalement que des directives générales – avec un contrôle relativement faible.

        En somme, si je vous suis bien, le problème ne vient que d’en haut. Pour une fois, je vous trouve bien tendre à l’égard de ma profession.
         

        Je ne peux que constater que dans les rares domaines où la « raison d’Etat » fonctionne encore, c’est-à-dire, où les objectifs et les priorités sont claires et où l’on ne se pose pas de questions sur leur légitimité – je pense par exemple à la production nucléaire d’EDF ou au corps préfectoral – les comportements « institutionnels » restent forts.

        Oui, mais pourquoi cette légitimité n’est-elle pas contestées dans ces domaines particuliers ?
         

        L’enseignant a d’ailleurs une particularité qui favorise l’individualisation : l’enseignant a avec le bénéficiaire de son travail une relation plus personnelle, plus sentimentale, et que ce type de relation favorise la vision individualiste de son métier. C’est d’ailleurs Brighelli je crois qui met en garde contre ce type de relation, qui soutient que l’enseignant ne doit pas établir une relation « personnelle » avec chaque élève, mais doit s’adresser à une classe comme collectif.

        Tout à fait. C’est une tentation d’autant plus forte chez certains, que la disparition du prestige du professeur, allant de pair avec les manquements de sa hiérarchie, les poussent dans les bras des élèves qui leur prodigue un réconfort qu’ils ne trouvent pas ailleurs. C’est un cercle vicieux. Pour avoir été stagiaire à Stains, j’ai vu cette logique poussée jusqu’à l’absurde : des collègues ouvertement en rupture de ban avec leur institution, soutenant systématiquement leurs élèves contre vents et marée (et en dépit du bon sens : je n’ai jamais vu d’élèves aussi violents et insolents), afin d’obtenir par la séduction ce que l’institution ne leur garantissait plus. La paix en classe.
         

        Et vous voyez, des décennies ont passé et ces démonstrations sont gravées dans ma mémoire. Je pourrais vous les refaire sur papier sans le moindre effort. Et je peux vous assurer que ce professeur ne parlait jamais de l’utilité de ce qu’il nous enseignait, non, il jouait sur le plaisir de créer et de manipuler des objets abstraits. C’est ce plaisir sur lequel l’école n’insiste pas assez, à mon avis.

        Très juste. D’expérience, il faut avoir l’air d’être passionné par ce qu’on dit pour passionner ses élèves. Un des grands écueils de ce métier tient justement à la préparation du cours. Pour avoir passer tant d’heures à préparer un cours, avec I, a-b-c, II, a-b-c, des images, des vidéos, des activités, des exercices de groupe, et quelques ratons laveurs, certains collègues sont frustrés, face à l’indolence ou l’insolence de leurs élèves, de ne pas “caser” le cours idéal qu’ils avaient préparé. Du coup, ils font grise mine. Cercle vicieux…
         

        Bien sûr, pour pouvoir faire ça, il faut des enseignants très bien formés, ayant une culture de leur discipline qui dépasse de très loin le strict nécessaire pour suivre le programme, parce qu’il faut que l’enseignant puisse prendre « à la volée » n’importe quelle question et la transformer en expérience pédagogique.

         
        Absolument. L’improvisation est l’une des parties les plus grisantes de ce métier, mais elle repose une curiosité nourrie de lectures, qui est l’une des parties les plus agréables de ce métier. Si l’on m’avait dit que je finirais par étudier la botanique ou la préhistoire, quand je planchais sur Descartes et Platon – et que j’aimerais ça ! -, je ne l’aurais pas cru.

        • Descartes dit :

          @ Louis

          [« J’irais plus loin. La conscience institutionnelle tient d’une forme de « surmoi aristocratique ». C’est la conscience d’être membre d’une institution qui nous dépasse, qui était là avant nous et sera là après nous, et que notre statut et notre légitimité est inséparablement attaché à celle-ci. » C’est, pour ma part, ce que j’appellerai la raison d’Etat.]

          Je pense que c’est un abus de langage. La « raison d’Etat » est le principe qui veut que les intérêts vitaux de la nation sont au-dessus de tout, y compris du droit et des règles éthiques. Et que la défense de ces intérêts justifie tout, y compris des actes contraires à la loi et aux principes moraux. C’est la logique du « salus populi suprema lex esto ».

          [« La prise du pouvoir par les classes intermédiaires, qui sont des classes sans tradition, renforce ce processus. » Pourriez-vous développer ce point, je vous prie ?]

          Un politicien anglais avait dit que « les classes intermédiaires sont comme une mule : sans fierté d’une origine, sans espoir d’une postérité ». Les classes intermédiaires dans leur forme actuelle sont un groupe social relativement nouveau, produit de la promotion sociale qui a accompagné les « trente glorieuses ». Pour se référer à une « tradition », il leur faut se référer à celle de leur classe d’origine – ouvrière ou paysanne – puisqu’il n’y a pas une réproduction sur un temps suffisant pour être « classe intermédiaire de père en fils depuis cinq générations ». Mais cette référence est par essence ambigüe, puisque ces classes se situent en rupture avec leurs origines plutôt qu’en continuité.

          [« Comme vous l’imaginez, Bihr n’est pas saint de ma dévotion… » Je ne l’imagine pas du tout, figurez-vous. C’est au hasard d’une brocante que j’ai découvert ce livre, qui m’a paru intelligent, et son auteur, dont j’ignore ce que vous lui reprochez.]

          C’est quand même un « communiste libertaire », autrement dit, un anarchiste. Et son œuvre est très influencée par ce courant.

          [Bien sûr. Néanmoins, la conscience aristocratique, telle que vous l’appelez, pallie la nudité de l’Etat. En dépit du “vide” et des “injonctions contradictoires”, un fonctionnaire peut encore chercher par lui-même quel est son devoir. Sans jeter trop de fleurs à la fonction publique, on trouve encore des ouvriers, des ingénieurs, des préfets, des professeurs, des directeurs, etc. qui servent l’Etat, tout à fait consciemment. Qu’ils aillent à l’encontre du discours tenu par ceux qui dirigent l’institution qu’ils servent, rend leur tâche sans doute plus difficile, mais, après tout, pas impossible.]

          Bien sûr, les agents publics conservent une certaine marge de manœuvre, et dans certains cas l’interprétation des « injonctions contradictoires » devient un art.

          [« Comme je l’ai dit plus haut, il est difficile aux « représentants de l’Etat » (je préfère le terme « agents ») de porter une « raison » alors que l’Etat lui-même a renoncé à en porter une, et se perd dans des injonctions contradictoires quand il ne tient pas un discours ambigu qui laisse les agents décider au cas par cas. C’est le cas en particulier dans l’enseignement, où l’enseignant dispose d’une très grande latitude devant sa classe, et où l’institution ne lui donne finalement que des directives générales – avec un contrôle relativement faible. » En somme, si je vous suis bien, le problème ne vient que d’en haut. Pour une fois, je vous trouve bien tendre à l’égard de ma profession.]

          Au contraire ! Relisez ce que j’ai écrit : c’est dans l’enseignement que l’agent public a la plus grande latitude, puisque l’institution donne des directives générales, et que le contrôle est relativement faible. Le problème est que l’enseignant se trouve tout seul, parce que la contrepartie de cette liberté est une sorte d’abandon.

          [« Je ne peux que constater que dans les rares domaines où la « raison d’Etat » fonctionne encore, c’est-à-dire, où les objectifs et les priorités sont claires et où l’on ne se pose pas de questions sur leur légitimité – je pense par exemple à la production nucléaire d’EDF ou au corps préfectoral – les comportements « institutionnels » restent forts. » Oui, mais pourquoi cette légitimité n’est-elle pas contestée dans ces domaines particuliers ?]

          Parce que les objectifs et les priorités sont clairs et que les personnes qui en sont chargés n’ont pas d’états d’âme à leur propos. Que le maintien de l’ordre et de la sécurité, que la fourniture d’électricité soient un « bien », personne ne le discute.

          [Tout à fait. C’est une tentation d’autant plus forte chez certains, que la disparition du prestige du professeur, allant de pair avec les manquements de sa hiérarchie, les poussent dans les bras des élèves qui leur prodigue un réconfort qu’ils ne trouvent pas ailleurs. C’est un cercle vicieux. Pour avoir été stagiaire à Stains, j’ai vu cette logique poussée jusqu’à l’absurde : des collègues ouvertement en rupture de ban avec leur institution, soutenant systématiquement leurs élèves contre vents et marée (et en dépit du bon sens : je n’ai jamais vu d’élèves aussi violents et insolents), afin d’obtenir par la séduction ce que l’institution ne leur garantissait plus. La paix en classe.]

          100% d’accord. C’est en ce sens que les enseignants sont contradictoires : d’un côté, ils ne veulent pas d’une institution forte qui pourrait leur imposer des règles, de l’autre ils sont victimes de la faiblesse de l’institution, faiblesse à laquelle ils ont contribué. C’est cette ambivalence qui fait qu’à certains moments j’ai envie de les engueuler, à d’autres je les plains…

          [Très juste. D’expérience, il faut avoir l’air d’être passionné par ce qu’on dit pour passionner ses élèves. Un des grands écueils de ce métier tient justement à la préparation du cours. Pour avoir passé tant d’heures à préparer un cours, avec I, a-b-c, II, a-b-c, des images, des vidéos, des activités, des exercices de groupe, et quelques ratons laveurs, certains collègues sont frustrés, face à l’indolence ou l’insolence de leurs élèves, de ne pas “caser” le cours idéal qu’ils avaient préparé. Du coup, ils font grise mine. Cercle vicieux…] [L’improvisation est l’une des parties les plus grisantes de ce métier, mais elle repose une curiosité nourrie de lectures, qui est l’une des parties les plus agréables de ce métier.]

          C’est là quelque chose qui me pose question. J’ai l’impression que beaucoup d’enseignants préparent soigneusement leurs cours avec l’idée d’ensuite pouvoir le dérouler devant la classe sans avoir à improviser – et donc à se mettre en danger. Cette vision un peu « défensive » dans laquelle la préparation devient une sorte de bouclier me semble néfaste, en ce sens qu’elle ne permet pas de profiter des opportunités pédagogiques qui sont offertes par une situation concrète. Je me demande d’ailleurs si elle peut réussir à passionner les élèves : je peux dire par expérience personnelle qu’un exposé fait par un intervenant qui fait une démonstration s’appuyant dans un minimum d’éléments écrits est toujours plus intéressant que celui qui vous défile un PowerPoint, fut-il de la meilleure qualité.

          J’ai eu souvent à faire des interventions – dans un cadre professionnel ou devant des étudiants – et je dois avouer que je ne fais qu’une préparation sommaire (il faut dire que j’interviens en général sur des sujets où j’ai une véritable expertise). Elle consiste surtout à trouver un plan, puis l’habiller avec des exemples intéressants et des paradoxes ou contradictions apparentes qui suscitent des questions et donc donnent l’opportunité de développements accessoires. Mais je constate que certains collègues préparent un texte qu’ils lisent devant l’auditoire, ce qui à mon sens n’a aucun intérêt.

          • Bob dit :

            @ Descartes
             
            Je suis d’accord avec vous, la fameuse “death by PowerPoint” frappe souvent. Mais improviser suppose une parfaite maitrise de son sujet, et un certain talent de comédien accessoirement, talent dont tous les orateurs ne bénéficient pas équitablement.
            Votre belle description – quasi romantique ! – de la construction des ensembles de nombres et de certaines de leurs propriétés (complétude, densité, etc.) laisse songeur quand vous dites l’avoir reçue en classe de terminale. De nos jours, cela doit s’apprendre à l’université, et encore je me demande si à Bac +1 les étudiants voient ces notions à présent.
            Comme vous le notez, le professeur “s’égarant au hasard” sur ces sujets doit être sacrément bien formé.

            • Descartes dit :

              @ Bob

              [Je suis d’accord avec vous, la fameuse “death by PowerPoint” frappe souvent. Mais improviser suppose une parfaite maitrise de son sujet, et un certain talent de comédien accessoirement, talent dont tous les orateurs ne bénéficient pas équitablement.]

              Certainement. Mais un enseignant est censé avoir une « parfaite maîtrise de son sujet ». Quand au « talent de comédien », il y a des gens plus naturellement plus doués que d’autres, mais ça se forme et de développe par la pratique.

              [Votre belle description – quasi romantique ! – de la construction des ensembles de nombres et de certaines de leurs propriétés (complétude, densité, etc.) laisse songeur quand vous dites l’avoir reçue en classe de terminale. De nos jours, cela doit s’apprendre à l’université, et encore je me demande si à Bac +1 les étudiants voient ces notions à présent.]

              La réponse est non. Par curiosité, je suis allé regarder le programme des classes préparatoires aux grandes écoles scientifiques. Dans le programme de première année, il est écrit explicitement « les constructions des ensembles de nombres usuels (et en particulier celle de R) sont hors programme ». J’ai consulté les programmes de licence de mathématiques, et dans ces que j’ai trouvé il y est aussi précisé que la construction est hors programme. C’est d’autant plus extraordinaire que ces constructions ne sont pas techniquement difficiles, et qu’elles constituent de merveilleuses « situations pédagogiques », parce qu’elle permet de montrer le caractère axiomatique des mathématiques, c’est-à-dire, le fait que l’infinie richesse des objets mathématiques est créée par l’intelligence humaine à partir d’un petit nombre d’axiomes.

              Cela étant dit, je crois que la construction de l’ensemble des nombres réels n’était pas non plus au programme quand j’étais au lycée. J’ai eu la chance d’avoir un professeur de très haut niveau qui n’hésitait pas à faire du « hors-piste »…

              [Comme vous le notez, le professeur “s’égarant au hasard” sur ces sujets doit être sacrément bien formé.]

              Sans doute. J’ai eu en première et en terminale le même professeur. C’était un jeune normalien agrégé de mathématiques, qui n’avait que quelques années d’expérience d’enseignement. Mais il adorait sa discipline et la transmettre. Je me souviens de mon premier cours avec lui, en classe de première, tout frais arrivé en France : il avait commencé par une révision des structures algébriques (groupe, anneau, corps…). Dans mon pays d’orgine, j’avais suivi l’enseignement technique et je n’avais jamais fait de l’algèbre moderne, et qui plus est avec mon français hésitant j’avais l’impression d’entendre du chinois. J’étais allé le voir à la fin du cours pour lui demander de me conseiller un livre pour rattraper mon retard. Au lieu de me conseiller un manuel secondaire quelconque, il me trouva un exemplaire de seconde main de l’Algèbre de R. Godement, un livre de premier cycle universitaire… et franchement, j’ai adoré travailler sur ce bouquin, qui trône encore aujourd’hui dans ma bibliothèque !

              C’était vraiment un enseignant exceptionnel : non seulement il faisait tout le programme, mais se réservait des temps en fin de cours pour faire du « hors programme » : je me souviens de son explication du paradoxe de Russell, la construction du « peigne » de Cantor…

              Et ce n’était pas un cas isolé. En arrivant en France, j’ai eu d’excellents professeurs en physique-chimie, en histoire-géographie, en mathématiques, en français. D’autres étaient moins bons: en philosophie, j’ai eu une espèce de soixante-huitarde qui ne jurait que par la psychanalyse et passa la moitié de l’année sur Freud. En Anglais j’avais un professeur routinier au possible, dont les cours étaient d’un ennui mortel. Mais globalement, j’avais un véritable plaisir à aller au lycée.

          • Bob dit :

            @ Descartes
             
            Voici deux jolies démonstrations en effet, la démonstration spirale notamment !
             
            [Mais… en fait, ce pouvoir est à la portée de tous. Cela demande un peu de boulot et beaucoup d’imagination, c’est tout…]
             
            Je ne crois pas. Chacun peut, à force de travail, comprendre jusqu’à un certain point les mathématiques. Mais seuls quelques-uns d’entre nous – les mathématiciens, ou les physiciens, des siècles passés que l’histoire a retenus ne sont que quelques dizaines tout au plus – ont une puissance d’abstraction telle qu’ils marquent leur époque et sont capables de créer de nouveaux objets conceptuels.
            Je les compare aux grands compositeurs, leurs formules et théorèmes aux partitions. Il y en a eu beaucoup mais les Mozart, Beethoven, etc. sont une “famille” relativement restreinte. Le travail est certes nécessaire, mais pour que les livres d’histoire retiennent votre nom, le talent et les “inspirations”, deux choses de l’inné, sont avant tout ce qui fait la différence.
            On pourrait presque s’aventurer vers une comparaison sportive : je pourrai m’entrainer toute ma vie tous les jours, je ne jouerai jamais au tennis avec la classe et la grâce de Roger Federer.
             

            • Descartes dit :

              @ Bob

              [Voici deux jolies démonstrations en effet, la démonstration spirale notamment !]

              N’est-ce pas ? Je les trouve d’une grande élégance, et au fond, d’une grande simplicité. Je pense qu’un adolescent de 15 ans est parfaitement capable de la comprendre. Bien entendu, ces deux démonstrations occultent en fait les points véritablement difficiles : le fait qu’on puisse écrire tout réel sous la forme décimale n’est pas trivial…

              [Je ne crois pas. Chacun peut, à force de travail, comprendre jusqu’à un certain point les mathématiques. Mais seuls quelques-uns d’entre nous – les mathématiciens, ou les physiciens, des siècles passés que l’histoire a retenus ne sont que quelques dizaines tout au plus – ont une puissance d’abstraction telle qu’ils marquent leur époque et sont capables de créer de nouveaux objets conceptuels.]

              Je ne le crois pas. J’ai eu des enseignants qui au contraire nous encourageaient à créer des objets, et à essayer de caractériser leurs propriétés. Bien entendu, la plupart des objets que nous créions étaient triviaux – au sens qu’on pouvait assez facilement montrer qu’ils étaient homomorphes à des objets déjà connus – ou bien n’avaient aucune propriété intéressante. Là où l’intuition – et le génie – jouent, ce n’est pas tant dans la capacité de créer des objets « nouveaux » que dans celle d’anticiper le fait qu’ils ont des propriétés « intéressantes ».

              [Je les compare aux grands compositeurs, leurs formules et théorèmes aux partitions. Il y en a eu beaucoup mais les Mozart, Beethoven, etc. sont une “famille” relativement restreinte. Le travail est certes nécessaire, mais pour que les livres d’histoire retiennent votre nom, le talent et les “inspirations”, deux choses de l’inné, sont avant tout ce qui fait la différence.]

              C’est très discutable. La musique de Mozart ou de Beethoven sont uniques. Il n’existe pas de compositeur chinois ou babylonien qui ait composé « la petite musique de nuit » indépendamment de Mozart. Mais les grands théorèmes de l’arithmétique ou de la géométrie ont été souvent trouvés indépendamment par les différentes civilisations. Le problème de la duplication du cube ou la trisection de l’angle avec règle et compas se sont posés à toutes les cultures. Difficile donc de comparer.

              [On pourrait presque s’aventurer vers une comparaison sportive : je pourrai m’entrainer toute ma vie tous les jours, je ne jouerai jamais au tennis avec la classe et la grâce de Roger Federer.]

              Non, mais vous jouerez au même jeu, et vous aurez le même plaisir. Il s’agit là d’une différence de degré et non de nature… Ce que je veux dire, c’est que de la même manière que tout humain normal peut jouer au tennis tout être humain peut pratiquer les mathématiques et trouver du plaisir.

          • Bob dit :

            @ Descartes
             
            [C’est très discutable. La musique de Mozart ou de Beethoven sont uniques. (…). Difficile donc de comparer.].
            C’est vrai.
             
            [Non, mais vous jouerez au même jeu, et vous aurez le même plaisir. Il s’agit là d’une différence de degré et non de nature… Ce que je veux dire, c’est que de la même manière que tout humain normal peut jouer au tennis tout être humain peut pratiquer les mathématiques et trouver du plaisir.]
             
            Absolument, c’est une différence de degré. Et c’était mon point : bien rares sont les individus capables d’inventer des objets mathématiques intéressants, novateurs, d’intérêt pour les générations futures et qui enrichissent les mathématiques elles-mêmes, comme la fonction de Weierstrass par exemple.
            J’y vois plus de talent inné que de labeur, même si ce dernier est nécessaire évidemment. Les heures passées sur un court de tennis ne me permettront jamais d’atteindre le niveau de Federer, pas plus qu’avec toute l’abnégation du monde je ne serai capable d’enrichir les mathématiques. Mais ce n’est pas grave… l’important est le plaisir qu’on y trouve.

            • Descartes dit :

              @ Bob

              [Absolument, c’est une différence de degré. Et c’était mon point : bien rares sont les individus capables d’inventer des objets mathématiques intéressants, novateurs, d’intérêt pour les générations futures et qui enrichissent les mathématiques elles-mêmes, comme la fonction de Weierstrass par exemple.]

              Oui et non. Il faut se méfier de la mythologie du génie solitaire, qui trouve tout seul l’idée nouvelle. En fait, les idées se construisent collectivement, petit à petit par pas successifs, et chaque scientifique apporte sa petite pierre. Et c’est celui qui donne le petit pas final vers une nouvelle théorie que l’histoire retient comme s’il était auteur du tout. Les grandes novations reposent sur toute une série de petites novations, et celles-ci sont à la portée de beaucoup de monde. Prenez l’exemple de la fonction de Weierstrass. Elle est issue d’une démarche assez courante : lorsqu’on trouve une propriété courante des objets mathématiques, on a tendance à chercher des contre-exemples pour montrer qu’elle n’est pas triviale. Quand on dit aux étudiants que la somme ou la multiplication sont « associatives, commutatives et transitives », les étudiants s’en foutent parce qu’ils ont tendance à penser naturellement que c’est vrai pour TOUTE opération. Lorsqu’on leur montre des opérations qui n’ont pas cette propriété, ils comprennent l’utilité de définir ces notions… Le professeur dont je vous parlait nous encourageait systématiquement à chercher des contre-exemples aux propriétés qu’il énonçait. Et la démarche vient assez naturellement. Je ne vous dis pas qu’on trouvait des exemples aussi élégants que le peigne de Cantor ou la fonction de Weierstrass, mais on trouvait des choses…

              [J’y vois plus de talent inné que de labeur, même si ce dernier est nécessaire évidemment.]

              Il y a certainement un talent à pouvoir synthétiser un ensemble de « petits pas » pour en faire une révolution. Mais je ne crois pas qu’il soit « inné ». Et la meilleure preuve en est que la plupart des grands scientifiques ont été des gens avec une très vaste culture de leur propre discipline.

          • Bob dit :

            @ Descartes
             
            [les idées se construisent collectivement, petit à petit par pas successifs, et chaque scientifique apporte sa petite pierre. Et c’est celui qui donne le petit pas final vers une nouvelle théorie que l’histoire retient comme s’il était auteur du tout.]
             
            Je n’avais pas ce regard sur les “découvertes” des mathématiciens qui met l’accent sur le petits pas successifs et collectifs plutôt que l’apport décisif d’un individu talentueux.
            Je continue à croire que le talent inné prime, peut-être pas autant que je le pensais.

        • Bob dit :

          @ Descartes
           
          Je reviens sur les coupures de Dedekind.
          Pourtant passé par les classes préparatoires (maths sup / spé avant les années 2000), je n’en n’avais jamais entendu parler, vous m’avez donc très fortement intrigué.
          Je suis allé lire ce que Wikipédia en dit ; pour qui aime les mathématiques, c’est un joli concept en effet.
          J’ai noté que la dernière note de l’article affirme (W. Rudin, Principles of Mathematical Analysis) :
          “Manuel pour un cours de second cycle universitaire avancé. « L’expérience m’a convaincu qu’il est pédagogiquement malavisé (bien que correct logiquement) de démarrer la construction des réels à partir des rationnels. Au début, la plupart des étudiants ne voient tout simplement pas pourquoi le faire. Donc on introduit le système des réels comme un corps ordonné satisfaisant la propriété de la borne supérieure, et on en montre rapidement quelques propriétés. Cependant la construction de Dedekind n’est pas omise. Elle est mise en appendice du chapitre 1, où elle peut être étudiée et appréciée quand le temps en est venu. » (p. ix)..”.
          Quand vous dites que ces “coupures” sont d’une “simplicité confondante”, vous exagérez un peu il me semble. Quant à penser que votre professeur l’expliqua à une classe de terminale, c’est tout bonnement épatant.
          Quoi qu’il en soit, merci de les avoir mentionnées (et donc de me les avoir fait découvrir).
           

          • Descartes dit :

            @ Bob

            [Je reviens sur les coupures de Dedekind. Pourtant passé par les classes préparatoires (maths sup / spé avant les années 2000), je n’en n’avais jamais entendu parler, vous m’avez donc très fortement intrigué.]

            En classes préparatoires, je me souviens d’avoir vu les deux constructions de l’ensemble des nombres réelles, celle par les suites de Cauchy et celle par les coupures de Dedekind. En terminale, on avait vu (hors programme) celle des coupures de Dedekind, qui m’avait frappé par son élégance. J’ajoute qu’on avait préalablement vu la construction de l’ensemble des rationnels Q à partir des naturels, qui est aussi une construction très élégante, ainsi que la démonstration que Q est dénombrable, résultat à la fois contre-intuitif et dont la démonstration est très simple.

            [J’ai noté que la dernière note de l’article affirme (W. Rudin, Principles of Mathematical Analysis) :
            “Manuel pour un cours de second cycle universitaire avancé. « L’expérience m’a convaincu qu’il est pédagogiquement malavisé (bien que correct logiquement) de démarrer la construction des réels à partir des rationnels. Au début, la plupart des étudiants ne voient tout simplement pas pourquoi le faire. Donc on introduit le système des réels comme un corps ordonné satisfaisant la propriété de la borne supérieure, et on en montre rapidement quelques propriétés. (…) »]

            Je ne partage pas cette vision, mais alors pas du tout, et pour une raison simple. Introduire « le système des réels comme un corps ordonné satisfaisant la propriété de la borne supérieure » n’est possible en toute rigueur que si l’on peut démontrer qu’un tel corps existe. Or, cela n’a rien d’évident. Et comment démontrer l’existence d’un tel objet sans le construire ? La construction du corps des nombres réels à partir de Q permet justement de démontrer qu’il existe un corps ordonné satisfaisant cette propriété.

            [Quand vous dites que ces “coupures” sont d’une “simplicité confondante”, vous exagérez un peu il me semble.]

            Je maintiens que l’idée de « coupure » dans Q est d’une grande simplicité. Elle est parfaitement intuitive (on coupe la droite rationnelle en deux morceaux, tous les éléments de l’un étant strictement supérieurs à tous les éléments de l’autre), et on voit bien que l’ensemble des coupures de Dedekind définit un ensemble « plus grand » que Q. Après la démonstration rigoureuse de ses différentes propriétés est un peu plus complexe… mais pas inaccessible à des adolescents de 16-17 ans, donc de la classe de première/terminale.

            En tout cas, je me souviens de mon émerveillement devant cet enseignant. Il arrivait à nous surprendre en permanence. Je me souviens en particulier de son cours sur la dénombrabilité, où il commençait par démontrer que Q est dénombrable (la « démonstration spirale », alors que le résultat est totalement contre-intuitif). Puis il nous démontrait que les nombres algébriques (ensemble des racines des equations à coefficients entiers) est dénombrable… et enfin que l’ensemble des nombres réels n’est pas dénombrable (la démonstration diagonale). Ce qui montre que, contrairement à l’intuition, les nombres « transcendents » sont beaucoup plus nombreux que les algébriques… là encore, un résultat contre-intuitif parce que les nombres transcendants nous semblaient « rares »… Maintenant, franchement, toutes ces démonstrations sont parfaitement compréhensibles par un élève de première, du moins dans leur principe. Alors, pourquoi se priver ?

            [Quoi qu’il en soit, merci de les avoir mentionnées (et donc de me les avoir fait découvrir).]

            Au plaisir ! La prochaine fois, je vous parlerai du « peigne de Cantor »…

            • Bob dit :

              @ Descartes
               
              [Et comment démontrer l’existence d’un tel objet sans le construire ?]
              En effet…
               
              « démonstration spirale », « démonstration diagonale », je n’ai jamais entendu ces termes. Je ne crois pas avoir jamais étudié la construction des ensembles de nombres en fait. Ou alors mes souvenirs me font gravement défaut.
               
              Vous aviez déjà mentionné le « peigne de Cantor » dans votre précédent message. Je ne crois pas, non plus, qu’il figurait au programme me concernant, mais nous avions eu un devoir surveillé sur ce thème. La page Wikipédia dédiée est intéressante aussi.
               
              De lien en lien, je suis tombé sur la fonction de Weierstrass, continue partout, dérivable nulle part. Je connaissais, mais l’existence même d’une telle fonction m’a toujours laissé bouche bée devant la capacité des grands mathématiciens à trouver des choses tellement contre-intuitives.
               
              A haut niveau (ce n’est pas mon cas), les mathématiques sont un autre langage; la puissance d’abstraction des grands esprits est prodigieuse, on ne peut qu’être admiratif.
               
               

            • Descartes dit :

              @ Bob

              [« démonstration spirale », « démonstration diagonale », je n’ai jamais entendu ces termes.]

              La « démonstration spirale » permet de démontrer que Q est dénombrable. Vous prenez le plan avec deux axes X et Y, et vous placez à chaque point de coordonnés (X,Y) entières la fraction X/Y. Ensuite, vous partez de l’origine et vous numérotez les fractions ainsi disposées « en spirale ». Vous créez ainsi une application surjective de N dans Q, et donc il existe une bijection entre une part de N et Q, donc Q est dénombrable… CQFD

              La « démonstration diagonale » permet de montrer que R n’est pas dénombrable. Pour cela, prenons le segment [0,1]. Tout nombre réel peut être écrit sous sa décomposition décimale 0,(a1)(a2)(a3)…. ou a1, a2, a3… sont des entiers entre 0 et 9. Maintenant, raisonnons par l’absurde. Supposons que R soit dénombrable. Alors, il existe une fonction qui à chaque réel x fait correspondre entier n. Ecrivons ce réel sous la forme 0,(a1,n)(a2,n)(a3,n)… Prenons maintenant un réel k=0,(b1)(b2)(b3)… tel que b1 soit différent de a1,1, b2 soit différent de a2,2 et ainsi de suite. On voit bien que k existe, et qu’il ne correspond à aucun des réels numérotés… ce qui est une contradiction. Donc R n’est pas dénombrable.

              Cette démonstration est publiée par Georg Cantor en 1891. Elle est beaucoup plus élégante que la première démonstration qu’il avait proposée quinze ans auparavant. Etant donnée sa simplicité, on peut s’étonner qu’elle n’ait pas été trouvée avant !

              [Je ne crois pas avoir jamais étudié la construction des ensembles de nombres en fait. Ou alors mes souvenirs me font gravement défaut.]

              C’est vraiment dommage, parce que c’est très amusant et si vous n’annoncez pas le résultat à l’avance les étudiants sont toujours surpris et souvent fascinés…

              [Vous aviez déjà mentionné le « peigne de Cantor » dans votre précédent message. Je ne crois pas, non plus, qu’il figurait au programme me concernant, mais nous avions eu un devoir surveillé sur ce thème. La page Wikipédia dédiée est intéressante aussi.]

              Le « peigne de Cantor » n’a jamais figuré au programme, à ma connaissance. Mon prof l’avait fait « hors programme ». L’utilité de ces exemples est de montrer que les propriétés qu’on trouve dans les ensembles usuels ne sont pas « triviales ». Les étudiants croient souvent que l’ordre dans un ensemble, la commutativité dans les opérations, le fait que le produit de deux éléments non nuls soit non nul, la réversibilité des opérations, le fait qu’il n’existe que quatre opérations est une généralité. Ils sont souvent étonnés de constater qu’il n’en est rien, lorsqu’on leur présente des ensembles bizarres ou ces propriétés ne se vérifient pas.

              [A haut niveau (ce n’est pas mon cas), les mathématiques sont un autre langage; la puissance d’abstraction des grands esprits est prodigieuse, on ne peut qu’être admiratif.]

              Mais… en fait, ce pouvoir est à la portée de tous. Cela demande un peu de boulot et beaucoup d’imagination, c’est tout…

              [Je ne crois pas avoir jamais étudié la construction des ensembles de nombres en fait. Ou alors mes souvenirs me font gravement défaut.]

              C’est vraiment dommage, parce que c’est très amusant et si vous n’annoncez pas le résultat à l’avance les étudiants sont toujours surpris et souvent fascinés…

              [Vous aviez déjà mentionné le « peigne de Cantor » dans votre précédent message. Je ne crois pas, non plus, qu’il figurait au programme me concernant, mais nous avions eu un devoir surveillé sur ce thème. La page Wikipédia dédiée est intéressante aussi.]

              Le « peigne de Cantor » n’a jamais figuré au programme, à ma connaissance. Mon prof l’avait fait « hors programme ». L’utilité de ces exemples est de montrer que les propriétés qu’on trouve dans les ensembles usuels ne sont pas « triviales ». Les étudiants croient souvent que l’ordre dans un ensemble, la commutativité dans les opérations, le fait que le produit de deux éléments non nuls soit non nul, la réversibilité des opérations, le fait qu’il n’existe que quatre opérations est une généralité. Ils sont souvent étonnés de constater qu’il n’en est rien, lorsqu’on leur présente des ensembles bizarres ou ces propriétés ne se vérifient pas.

              [A haut niveau (ce n’est pas mon cas), les mathématiques sont un autre langage; la puissance d’abstraction des grands esprits est prodigieuse, on ne peut qu’être admiratif.]

              Mais… en fait, ce pouvoir est à la portée de tous. Cela demande un peu de boulot et beaucoup d’imagination, c’est tout…

  19. Louis dit :

    Je pense que c’est un abus de langage. La « raison d’Etat » est le principe qui veut que les intérêts vitaux de la nation sont au-dessus de tout, y compris du droit et des règles éthiques. Et que la défense de ces intérêts justifie tout, y compris des actes contraires à la loi et aux principes moraux. C’est la logique du « salus populi suprema lex esto ».

     
    Admettons. C’est peut-être un biais personnel de croire qu’on ne saurait être à juste titre fonctionnaire si l’on en est pas convaincu ; ce qui, j’en conviens, n’est plus toujours le cas du haut en bas de l’Etat.
     

    Un politicien anglais avait dit que « les classes intermédiaires sont comme une mule : sans fierté d’une origine, sans espoir d’une postérité ». Les classes intermédiaires dans leur forme actuelle sont un groupe social relativement nouveau, produit de la promotion sociale qui a accompagné les « trente glorieuses ». Pour se référer à une « tradition », il leur faut se référer à celle de leur classe d’origine – ouvrière ou paysanne – puisqu’il n’y a pas une réproduction sur un temps suffisant pour être « classe intermédiaire de père en fils depuis cinq générations ». Mais cette référence est par essence ambigüe, puisque ces classes se situent en rupture avec leurs origines plutôt qu’en continuité.

     
    Je vous remercie. A ce sujet, il n’est peut-être pas anodin que, si j’en crois mon expérience, c’est précisément chez les classes intermédiaires que joue à pur et à plein leur ignorance de l’histoire. Non seulement, comme tant d’autres, depuis que la connaissance historique s’est évaporée, ses membres vivent dans un éternel présent ; mais, au contraire des membres des classes populaires que je fréquente, et qui ne se racontent aucune autre histoire que celle de leur présent – “la vie est une jungle”, “c’est chacun contre tous”, “nous d’abord” -, les membres des classes intermédiaires se figurent faire partie d’une histoire qui les dépasse – l’éternelle lutte de la gauche angélique contre la bête immonde, pour le plus grand bonheur des gueux qui n’y comprennent rien, et qui sentent le souffre -, alors même que ce passé fantasmé n’est que le décalque de la situation présente, sur un passé historique dont ils ne connaissent que quelques poncifs, mais qui ne correspond réellement pas à ce récit.
     

    C’est quand même un « communiste libertaire », autrement dit, un anarchiste. Et son œuvre est très influencée par ce courant.

     
    Vous m’en direz tant !
     

    Au contraire ! Relisez ce que j’ai écrit : c’est dans l’enseignement que l’agent public a la plus grande latitude, puisque l’institution donne des directives générales, et que le contrôle est relativement faible. Le problème est que l’enseignant se trouve tout seul, parce que la contrepartie de cette liberté est une sorte d’abandon.

     
    Sans vouloir jouer sur les mots, cet abandon, ou cette latitude, sont une forme de liberté, avec la part de risque qu’elle emporte, et de vertige que ce risque entraîne. A cet égard, ce que j’appelais peut-être à tort “la raison d’Etat”, mais que vous appeliez “surmoi aristocratique”, est encore la meilleure boussole… mais aussi la moins recherchée. Paradoxal, non ?
     

    Parce que les objectifs et les priorités sont clairs et que les personnes qui en sont chargés n’ont pas d’états d’âme à leur propos. Que le maintien de l’ordre et de la sécurité, que la fourniture d’électricité soient un « bien », personne ne le discute.

     
    Je vous l’ai déjà dit, mais je vous envie. C’est vraiment rigoureusement l’inverse de ce qui se passe dans mon établissement, qui n’a rien que d’ordinaire. Si vous n’aviez pas entendu déjà mille fois le genre d’absurdités que je pourrais vous rapporter, j’aurais bien des choses à raconter.
     

    C’est cette ambivalence qui fait qu’à certains moments j’ai envie de les engueuler, à d’autres je les plains…

     
    Imaginez un peu ce que ça doit être quand ce sont vos propres collègues ! Enfin, avec une bonne dose d’humour, tout finit par passer.
     

    C’est là quelque chose qui me pose question. J’ai l’impression que beaucoup d’enseignants préparent soigneusement leurs cours avec l’idée d’ensuite pouvoir le dérouler devant la classe sans avoir à improviser – et donc à se mettre en danger. Cette vision un peu « défensive » dans laquelle la préparation devient une sorte de bouclier me semble néfaste, en ce sens qu’elle ne permet pas de profiter des opportunités pédagogiques qui sont offertes par une situation concrète.

     
    Nous pensons bien à la même chose. Non seulement, cette méthode est une manière de se rassurer – et qui marche aussi bien que celle de l’enfant qui rentre péniblement dans l’eau, parce qu’elle est trop froide, plutôt que de s’y jeter -, mais elle pose plus de problèmes qu’elle n’en résout. Les élèves s’ennuient, ce qui déprime encore plus le professeur, et qui nuit en retour d’autant plus à l’enseignement. Mais à la base, il y a bien quelque chose comme une manière de se rassurer (et de faire valoir bruyamment qu’on bosse énormément chez soi, et en pure perte qui pis est, mais ça, on le dit jamais, ma bonne dame !).
     

    Je me demande d’ailleurs si elle peut réussir à passionner les élèves : je peux dire par expérience personnelle qu’un exposé fait par un intervenant qui fait une démonstration s’appuyant dans un minimum d’éléments écrits est toujours plus intéressant que celui qui vous défile un PowerPoint, fut-il de la meilleure qualité.

     
    Elève, j’ai toujours admiré les professeurs qui faisaient cours sans aucune note. Professeur, je tâche de les imiter. Mes élèves sont-ils passionnés ? J’essaye de ne pas trop me poser la question, si l’on se demande si mes cours leur plaisent. Par contre, j’ai le silence, et la plupart du temps des élèves qui n’hésitent pas à demander la parole, quitte à faire “dérailler” le cours. Ceux qui ne veulent pas travailler n’empêchent pas ceux qui veulent travailler de le faire, et je suis à leur disposition pour leur donner du grain à moudre. C’est infiniment moins fatigant que de regretter de ne pas les avoir “accrocher” au cours tout fait qu’on prétend leur donner.
     

    Elle consiste surtout à trouver un plan, puis l’habiller avec des exemples intéressants et des paradoxes ou contradictions apparentes qui suscitent des questions et donc donnent l’opportunité de développements accessoires.

     
    Eh bien nous avons un autre point commun. Et, fort heureusement, les professeurs ne sont interrogés que sur leur domaine d’expertise, et s’ils ne savent pas quoi répondre, ils n’ont qu’à retourner à leurs chères études ! Pour ma part – et c’est l’une des joies de la philosophie -, ça m’oblige à toucher un peu de tout, mais je n’ai pas à prétendre être un expert dans tous les domaines, fort heureusement. Les questions des élèves qui me poussent à me plonger dans des domaines qui me sont étrangers, relèvent en général d’une lacune facile à combler. Mais, pour bien répondre, et de manière concise, à une question, vous savez bien qu’il vaut mieux en savoir trois fois plus qu’on n’en dit.
     
     
     
     

    • Descartes dit :

      @ Louis

      [Admettons. C’est peut-être un biais personnel de croire qu’on ne saurait être à juste titre fonctionnaire si l’on n’en est pas convaincu ; ce qui, j’en conviens, n’est plus toujours le cas du haut en bas de l’Etat.]

      Il y a chez les fonctionnaires – même les plus dévoués au bien public – une ambiguïté impossible à lever sur ce sujet. Le fonctionnaire est d’abord un serviteur de la loi, expression de la volonté générale. Il est tenu par le principe de légalité et sous aucun prétexte il n’est censé faire quelque chose de contraire à la loi. Il a le devoir de désobéir à tout ordre « manifestement illégal et susceptible de compromettre gravement l’intérêt public ». Il est aussi tenu par des règles éthiques et déontologiques qui, elles aussi, sont impératives. Comment concilier cette logique avec l’idée d’une « raison d’Etat » qui couvrirait des actes illégaux ou immoraux ?

      C’est cela qu’exprime la formule « en temps troublés, la difficulté n’est pas de faire son devoir, mais de le connaître ». Quand est-ce qu’un fonctionnaire peut – et doit – légitimement violer la loi pour protéger l’intérêt supérieur de la nation ? En général, c’est quelque chose qui ne peut s’apprécier qu’à posteriori… et le jugement est toujours ambigu.

      Ce débat me rappelle une célèbre anecdote qui concerne, je crois Raymond Aubrac. Lorsqu’à la Libération celui-ci était commissaire de la République pour le sud-est, il a l’idée d’annexer Monaco à la France. D’une part, l’attitude de la principauté envers les Allemands avait été assez ambigüe pour justifier une action, et d’autre part dans le chaos qu’était l’Europe à l’époque il y avait peu de chances que quelqu’un cherchât à s’y opposer. Mais, pris d’un scrupule, il demande tout de même l’autorisation de procéder à De Gaulle, qui lui répond ceci : « Monsieur le commissaire de la République : si vous l’aviez fait sans me le dire, je vous aurais blâmé en public et félicité en privé. Mais puisque vous me le demandez, je dois le refuser… ».

      [Je vous remercie. A ce sujet, il n’est peut-être pas anodin que, si j’en crois mon expérience, c’est précisément chez les classes intermédiaires que joue à pur et à plein leur ignorance de l’histoire. Non seulement, comme tant d’autres, depuis que la connaissance historique s’est évaporée, ses membres vivent dans un éternel présent ; mais, au contraire des membres des classes populaires que je fréquente, et qui ne se racontent aucune autre histoire que celle de leur présent – “la vie est une jungle”, “c’est chacun contre tous”, “nous d’abord” -, les membres des classes intermédiaires se figurent faire partie d’une histoire qui les dépasse – l’éternelle lutte de la gauche angélique contre la bête immonde, pour le plus grand bonheur des gueux qui n’y comprennent rien, et qui sentent le souffre -, alors même que ce passé fantasmé n’est que le décalque de la situation présente, sur un passé historique dont ils ne connaissent que quelques poncifs, mais qui ne correspond réellement pas à ce récit.]

      Je ne suis pas persuadé par cette idée d’une « vie dans le présent ». Les couches populaires vivent dans une histoire parce qu’ils ont une mémoire de leurs origines. C’est vrai pour les « Français de souche », qui pour peux que vous les écoutiez vous raconteront l’histoire du grand-père mineur ou paysan, avec leurs modes de vie et leurs combats. C’est aussi vrai pour les « Français issus de l’immigration » qui, même assimilés, gardent la mémoire de leur origine et de leur arrivée en France. C’est aussi vrai des bourgeois, qui conservent soigneusement des « maisons de famille » qui leur rappellent leur histoire. Et ne parlons même pas des familles d’origine aristocratique. Tous ces groupes se réfèrent, dans leur représentation politique, à une histoire.

      Les classes intermédiaires elles aussi se réfèrent à l’histoire… mais c’est une histoire fantasmée, reconstruite pour l’occasion. Une histoire dans laquelle on donne les premiers rôles à des personnalités avec lesquelles les classes intermédiaires peuvent s’identifier, mais qui à leur époque ont joué un rôle secondaire, pour ne pas dire négligeable. Le meilleur exemple est celui d’Olympe de Gouges, qu’on met aujourd’hui au même niveau que Danton ou Robespierre, alors que sa contribution a été minime – et je suis généreux.

      [Sans vouloir jouer sur les mots, cet abandon, ou cette latitude, sont une forme de liberté, avec la part de risque qu’elle emporte, et de vertige que ce risque entraîne. A cet égard, ce que j’appelais peut-être à tort “la raison d’Etat”, mais que vous appeliez “surmoi aristocratique”, est encore la meilleure boussole… mais aussi la moins recherchée. Paradoxal, non ?]

      Oui… et non. Dans une société qui privilégie l’instantané et le personnel, il est difficile de garder ce « surmoi aristocratique » sui suppose au contraire une pensée du temps long et un dépassement de son « moi ». Et puis, un « surmoi » est l’expression d’une exigence sociale. Et nous vivons dans une société qui finalement est très peu exigeante. L’idée même d’exigence est battue en brèche par une idéologie qui veut que tout – les études, le travail, l’éducation des enfants – soit « ludique ».

      [« Parce que les objectifs et les priorités sont clairs et que les personnes qui en sont chargés n’ont pas d’états d’âme à leur propos. Que le maintien de l’ordre et de la sécurité, que la fourniture d’électricité soient un « bien », personne ne le discute. » Je vous l’ai déjà dit, mais je vous envie. C’est vraiment rigoureusement l’inverse de ce qui se passe dans mon établissement, qui n’a rien que d’ordinaire. Si vous n’aviez pas entendu déjà mille fois le genre d’absurdités que je pourrais vous rapporter, j’aurais bien des choses à raconter.]

      Je ne vous cache pas que si j’ai eu tant de plaisir à travailler dans le milieu nucléaire ou celui de la sécurité, c’est parce que ce sont des milieux où la cohésion est très forte autour d’objectifs clairs. On y trouve rarement des gens qui se demandent « ça sert à quoi tout ça ». Et de ce que je peux voir chez des amis enseignants, c’est un peu ça qui manque dans le système éducatif, de l’école à l’université. Parce que l’institution n’est pas claire sur les objectifs. S’agit-il de former les futurs travailleurs en fonction des besoins des entreprises ? De former les citoyens dont la France a besoin ? De former des êtres humains pacifiques et moraux ? De permettre aux élèves de « se réaliser » ? Quels sont les intérêts qui doivent primer dans les choix de l’institution? Ceux de l’élève ? Ceux des parents ? Ceux des entreprises ? Ceux de la nation ?

      A l’heure actuelle, ces questions n’ont pas de réponse. Ou plutôt, on oscille entre les différentes réponses.

      [Nous pensons bien à la même chose. Non seulement, cette méthode est une manière de se rassurer – et qui marche aussi bien que celle de l’enfant qui rentre péniblement dans l’eau, parce qu’elle est trop froide, plutôt que de s’y jeter -, mais elle pose plus de problèmes qu’elle n’en résout. Les élèves s’ennuient, ce qui déprime encore plus le professeur, et qui nuit en retour d’autant plus à l’enseignement. Mais à la base, il y a bien quelque chose comme une manière de se rassurer (et de faire valoir bruyamment qu’on bosse énormément chez soi, et en pure perte qui pis est, mais ça, on ne le dit jamais, ma bonne dame !).]

      C’est en effet mon impression. Je connais des cas ou des enseignants se sont vu reprocher amèrement par leurs collègues le fait d’avoir recyclé des préparation de cours, comme si cette préparation – et non le cours tel que délivré à la classe – constituait un ouvrage susceptible d’appropriation.

      [Elève, j’ai toujours admiré les professeurs qui faisaient cours sans aucune note. Professeur, je tâche de les imiter. Mes élèves sont-ils passionnés ? J’essaye de ne pas trop me poser la question, si l’on se demande si mes cours leur plaisent. Par contre, j’ai le silence, et la plupart du temps des élèves qui n’hésitent pas à demander la parole, quitte à faire “dérailler” le cours. Ceux qui ne veulent pas travailler n’empêchent pas ceux qui veulent travailler de le faire, et je suis à leur disposition pour leur donner du grain à moudre. C’est infiniment moins fatigant que de regretter de ne pas les avoir “accrochés” au cours tout fait qu’on prétend leur donner.]

      Si vous avez le silence, si vous suscitez des questionnements, et ceux qui n’ont pas envie de travailler respectent la consigne, c’est déjà beaucoup. Après, il est difficile de passionner l’ensemble d’un auditoire, surtout quand il est involontaire – autrement dit, qu’il est là par obligation et non par choix. J’ai fait un peu d’enseignement, mais toujours devant un public d’étudiants ayant choisi le sujet, et je n’ai aucune expérience d’enseignement devant un auditoire obligé. Mais j’imagine que les problématiques ne sont pas les mêmes, et que la question de ce qu’on fait de ceux qui « ne veulent pas travailler » est plus complexe.

      [Eh bien nous avons un autre point commun. Et, fort heureusement, les professeurs ne sont interrogés que sur leur domaine d’expertise, et s’ils ne savent pas quoi répondre, ils n’ont qu’à retourner à leurs chères études !]

      Je ne suis pas sûr. Les élèves peuvent poser des questions en fonction de l’actualité, et il faut une certaine culture au professeur pour pouvoir les rattacher à son domaine d’expertise. C’est je pense particulièrement vrai en philosophie, parce que la société donne de la philosophie une image de discipline censée répondre à toute question existentielle…

  20. Louis dit :

    Comment concilier cette logique avec l’idée d’une « raison d’Etat » qui couvrirait des actes illégaux ou immoraux ?

     
    C’est juste, mais vous le posez immédiatement en termes tragiques, là où je ne pensais qu’à la banalité du quotidien, pour laquelle, il est vrai qu’il est sans doute abusif de recourir à la raison d’Etat. J’en parlais comme d’un critère qui permet, lorsque précisément les circonstances laissent une certaine marge de manoeuvre, de faire le choix qu’on estime légitime, en raison de l’Etat dont on tient les pouvoirs qu’on se doit d’employer. Par exemple, et toutes proportions gardées, je mets les règlements – et particulièrement le règlement intérieur – en second plan, lorsqu’il s’agit de faire preuve d’autorité. Il est plus important que l’ordre règne, dussent les règles être tordues, que de respecter scrupuleusement des règles – et des usages – qui n’ont pour effet que de saper l’autorité des agents de l’Etat en fonction.
     

    Ce débat me rappelle une célèbre anecdote qui concerne, je crois Raymond Aubrac. Lorsqu’à la Libération celui-ci était commissaire de la République pour le sud-est, il a l’idée d’annexer Monaco à la France. D’une part, l’attitude de la principauté envers les Allemands avait été assez ambigüe pour justifier une action, et d’autre part dans le chaos qu’était l’Europe à l’époque il y avait peu de chances que quelqu’un cherchât à s’y opposer. Mais, pris d’un scrupule, il demande tout de même l’autorisation de procéder à De Gaulle, qui lui répond ceci : « Monsieur le commissaire de la République : si vous l’aviez fait sans me le dire, je vous aurais blâmé en public et félicité en privé. Mais puisque vous me le demandez, je dois le refuser… ».

     
    Excellent ! Merci de me l’apprendre. Si j’en crois Simone Bertière, il y avait quelque chose d’analogue entre Anne d’Autriche et Mazarin. Cette dernière s’enquérant auprès de son ministre des moyens dont il disposait pour défendre les intérêts de la couronne, Mazarin lui aurait répondu qu’il valait mieux, justement dans les intérêts de la couronne, qu’elle ignorât les expédients nécessaires à la cause. Et l’on sait que Mazarin ne brillait pas exactement par la vertu… Mais quel grand homme !
     

    Je ne suis pas persuadé par cette idée d’une « vie dans le présent ». Les couches populaires vivent dans une histoire parce qu’ils ont une mémoire de leurs origines. C’est vrai pour les « Français de souche », qui pour peux que vous les écoutiez vous raconteront l’histoire du grand-père mineur ou paysan, avec leurs modes de vie et leurs combats. C’est aussi vrai pour les « Français issus de l’immigration » qui, même assimilés, gardent la mémoire de leur origine et de leur arrivée en France. C’est aussi vrai des bourgeois, qui conservent soigneusement des « maisons de famille » qui leur rappellent leur histoire. Et ne parlons même pas des familles d’origine aristocratique. Tous ces groupes se réfèrent, dans leur représentation politique, à une histoire.

     
    Si vous me permettez cette subtilité, je distinguerais l’histoire de la mémoire. Qu’il y ait une mémoire propre à chacune des classes populaires, j’en conviens, mais ce n’est pas ce que j’entendais, pour ma part, en parlant d’histoire. Oui, on parle du temps où “c’était plus tranquille”, en faisant remarquer qu’avant “il y avait dix cafés dans le village”, et que “c’était bal tous les samedis soirs, ici ou là”, en étant fier de l’oeuvre de tel aïeul, qu’il ait construit sa baraque, été le meilleur chasseur de la région, remporté telle compétition sportive, etc. Mais une histoire qui rattache volens nolens celui qui parle – et ceux qui l’écoutent – à quelque chose qui les dépasse, et les engage collectivement ? Honnêtement, mais c’est peut-être un biais personnel, je ne l’entends guère que pour rapporter des faits de guerre – essentiellement la Seconde Guerre mondiale – sur le registre de l’anecdote. L’idée que des luttes aient été menées, et remportées, et qu’il faille reprendre un flambeau, j’avoue ne jamais l’entendre.
     

    Les classes intermédiaires elles aussi se réfèrent à l’histoire… mais c’est une histoire fantasmée, reconstruite pour l’occasion. Une histoire dans laquelle on donne les premiers rôles à des personnalités avec lesquelles les classes intermédiaires peuvent s’identifier, mais qui à leur époque ont joué un rôle secondaire, pour ne pas dire négligeable. Le meilleur exemple est celui d’Olympe de Gouges, qu’on met aujourd’hui au même niveau que Danton ou Robespierre, alors que sa contribution a été minime – et je suis généreux.
     

    Vous êtes trop généreux, et votre bonté vous perdra. Cela fait des années que je discute avec mes collègues de lettres, principalement, de cette bonne femme qui n’a pour elle que d’en être une, et dont la bêtise et inversement proportionnelle à l’importance. Pour avoir pastiché la Déclaration, on lui pardonne d’avoir défendu qu’on fusille les affamés et les soldats grévistes à l’Est, qui se plaignaient qu’un officier corrompu ne leur vole leur solde. Elle soutenait, bien entendu, le plat libéralisme hérité des physiocrates, était “l’amie des noirs” mais s’opposait à leur affranchissement (ils sont encore trop bêtes, voyez-vous, et le moment n’est pas encore venu…), et combattit, avec ses (heureusement) maigres moyens les grands hommes de l’époque dont la France peut s’enorgueillir.
     
    Qu’on mette en avant Sand, passe encore, elle vaut bien Hérédia dont on m’a rebattu les oreilles (et que j’aime beaucoup, mais ce n’est ni Hugo ni Mallarmé) ; mais qu’on mette sur le pinacle un obscur écrivaillon dont les idées – justement les idées au nom desquelles on en fait un modèle de vertu ! – sont, au total, au mieux idiotes, sinon néfastes, non, non et non.
     

    Oui… et non. Dans une société qui privilégie l’instantané et le personnel, il est difficile de garder ce « surmoi aristocratique » sui suppose au contraire une pensée du temps long et un dépassement de son « moi ». Et puis, un « surmoi » est l’expression d’une exigence sociale. Et nous vivons dans une société qui finalement est très peu exigeante. L’idée même d’exigence est battue en brèche par une idéologie qui veut que tout – les études, le travail, l’éducation des enfants – soit « ludique ».

     
    C’est vrai, mais ça ne dispense pas d’y tenir, quant à soi, et de le défendre auprès de collègues en plein doute. Votre description est juste, mais elle ne saurait avoir valeur de prescription : c’est justement parce que l’exigence se relâche qu’il faut tenir à ces idées.
     

    Et de ce que je peux voir chez des amis enseignants, c’est un peu ça qui manque dans le système éducatif, de l’école à l’université. Parce que l’institution n’est pas claire sur les objectifs. S’agit-il de former les futurs travailleurs en fonction des besoins des entreprises ? De former les citoyens dont la France a besoin ? De former des êtres humains pacifiques et moraux ? De permettre aux élèves de « se réaliser » ? Quels sont les intérêts qui doivent primer dans les choix de l’institution? Ceux de l’élève ? Ceux des parents ? Ceux des entreprises ? Ceux de la nation ?
    A l’heure actuelle, ces questions n’ont pas de réponse. Ou plutôt, on oscille entre les différentes réponses.
     

     
    Tout à fait. J’ajouterais que, du coup, c’est le rapport de force, à chaque échelon, qui détermine l’objectif poursuivi. Ce qui, bien souvent, du moins à mon échelle, se traduit par la défense des droits des élèves, conformément à la volonté des parents, à défaut du soutien de la hiérarchie. Le tout, bien entendu, dans la mesure où l’école en général se conforme aux exigences du marché, tant du point de vue des producteurs dont il aurait besoin, que des consommateurs qu’il requiert.
     

    C’est en effet mon impression. Je connais des cas ou des enseignants se sont vu reprocher amèrement par leurs collègues le fait d’avoir recyclé des préparation de cours, comme si cette préparation – et non le cours tel que délivré à la classe – constituait un ouvrage susceptible d’appropriation.

     
    Veuillez m’excuser, je n’ai pas bien compris ce que vous vouliez dire.
     

    Mais j’imagine que les problématiques ne sont pas les mêmes, et que la question de ce qu’on fait de ceux qui « ne veulent pas travailler » est plus complexe.

     
    C’est l’un des aspects les plus frustrants du métier, et vous posez assez bien le problème. J’ajouterais qu’il faut distinguer deux plans, sur lesquels résoudre le problème. D’un côté, ce qui se passe durant le cours, de l’autre, ce qui se passe durant l’année. En classe, il s’agit essentiellement de maintenir l’ordre, afin que travaillent ceux qui veulent travailler. Cela résout en partie le problème. Cependant, au fil de l’année, on ne peut que regretter que le temps dévolu à des élèves qui n’ont plus rien à faire en classe, font manquer de temps à ceux qui l’auraient mérité. Chaque année se termine péniblement par des regrets : il y a ceux qui étaient excellents, et qu’on aurait pu mener bien plus haut ; ceux qui n’étaient pas très bons mais travailleurs, et qu’on aurait voulu épauler ; ceux qui étaient bons mais paresseux, et qu’on aurait voulu secouer… et le temps, nécessairement, aura manqué.
     

    Je ne suis pas sûr. Les élèves peuvent poser des questions en fonction de l’actualité, et il faut une certaine culture au professeur pour pouvoir les rattacher à son domaine d’expertise. C’est je pense particulièrement vrai en philosophie, parce que la société donne de la philosophie une image de discipline censée répondre à toute question existentielle…

     
    C’est vrai, en particulier de ma discipline, mais ça ne dispense pas les professeurs de briller auprès de leurs élèves en prouvant combien de lumières apporte leur discipline. J’ai deux collègues – l’un professeur de mathématiques, l’autre de littérature – qui n’hésitent pas à prendre les questions de leurs élèves, l’un pour leur montrer qu’on peut recourir à la statistique ou la logique pour réfléchir à l’actualité, l’autre pour leur servir à propos Racine ou Rousseau.
     
     
     

    • Descartes dit :

      @ Louis

      [C’est juste, mais vous le posez immédiatement en termes tragiques, là où je ne pensais qu’à la banalité du quotidien, pour laquelle, il est vrai qu’il est sans doute abusif de recourir à la raison d’Etat.]

      La raison d’Etat est, pour moi, éminemment tragique. Nous voudrions que le monde soit régi par la morale et la justice, et pour les fonctionnaires que nous sommes cela implique le respect des principes comme celui de légalité et de l’état de droit. Mais nous sommes aussi confrontés à des situations plus ou moins dramatiques où il nous faut choisir entre le respect de ces principes et les intérêts vitaux de la nation. Et ce choix est tragique, parce que les deux conduisent une fin désastreuse : soit on piétine nos principes, soit on piétine l’intérêt vital de la nation…

      [J’en parlais comme d’un critère qui permet, lorsque précisément les circonstances laissent une certaine marge de manœuvre, de faire le choix qu’on estime légitime, en raison de l’Etat dont on tient les pouvoirs qu’on se doit d’employer. Par exemple, et toutes proportions gardées, je mets les règlements – et particulièrement le règlement intérieur – en second plan, lorsqu’il s’agit de faire preuve d’autorité. Il est plus important que l’ordre règne, dussent les règles être tordues, que de respecter scrupuleusement des règles – et des usages – qui n’ont pour effet que de saper l’autorité des agents de l’Etat en fonction.]

      Tout à fait. Le choix que vous faites là n’est peut-être pas « dramatique » au sens qu’il n’y a pas mort d’homme, mais il est « tragique » au sens que quelque soit le choix que vous faites, vous ne pouvez pas sortir intact : soit vous vous asseyez sur les principes – ici le principe d’égalité et l’empire du droit – soit vous renoncez à l’ordre, dont vous faites – à juste titre, à mon avis – une valeur suprême. C’est un peu le conflit entre Antigone et Créon…

      [Excellent ! Merci de me l’apprendre. Si j’en crois Simone Bertière, il y avait quelque chose d’analogue entre Anne d’Autriche et Mazarin. Cette dernière s’enquérant auprès de son ministre des moyens dont il disposait pour défendre les intérêts de la couronne, Mazarin lui aurait répondu qu’il valait mieux, justement dans les intérêts de la couronne, qu’elle ignorât les expédients nécessaires à la cause. Et l’on sait que Mazarin ne brillait pas exactement par la vertu… Mais quel grand homme !]

      Tout à fait. Mais sa grandeur tient aussi dans la formule que je citais plus haut, « en temps troublés la difficulté n’est pas de faire son devoir, mais de le connaître ». S’interdire les « expédients » dont vous parlez, c’est pour un homme d’Etat trahir sa fonction. Mais les utiliser à mauvais escient, c’est devenir un tyran. Toute la « grandeur » est de savoir se situer entre les deux. Et cela n’a rien à voir avec la « vertu ». Mazarin était un homme corrompu – même pour le standards de son époque – et De Gaulle était probablement l’un des politiques les plus détachés des choses matérielles dans notre histoire. Et pourtant, tous deux étaient convaincus que le bien de l’Etat valait toutes les transgressions morales. Pensez à l’action d’un Foccart…

      [Si vous me permettez cette subtilité, je distinguerais l’histoire de la mémoire. Qu’il y ait une mémoire propre à chacune des classes populaires, j’en conviens, mais ce n’est pas ce que j’entendais, pour ma part, en parlant d’histoire. Oui, on parle du temps où “c’était plus tranquille”, en faisant remarquer qu’avant “il y avait dix cafés dans le village”, et que “c’était bal tous les samedis soir, ici ou là”, en étant fier de l’œuvre de tel aïeul, qu’il ait construit sa baraque, été le meilleur chasseur de la région, remporté telle compétition sportive, etc. Mais une histoire qui rattache volens nolens celui qui parle – et ceux qui l’écoutent – à quelque chose qui les dépasse, et les engage collectivement ? Honnêtement, mais c’est peut-être un biais personnel, je ne l’entends guère que pour rapporter des faits de guerre – essentiellement la Seconde Guerre mondiale – sur le registre de l’anecdote. L’idée que des luttes aient été menées, et remportées, et qu’il faille reprendre un flambeau, j’avoue ne jamais l’entendre.]

      Votre distinction est très légitime, et effectivement il ne faut pas confondre histoire et mémoire. C’est bien d’une mémoire dont on parle ici, puisqu’il s’agit de souvenirs transmis – en général par voie orale – et non de faits établis à l’aide de documents. Pour ce qui concerne les récits qui « rattachent celui qui parle à quelque chose qui le dépasse », vous avez là une problématique d’expérience collective. Les guerres, il est vrai, fournissent ce type d’expérience. Mais d’autres combats le font aussi : j’ai connu pas mal de militants qui racontaient leurs grèves, leurs manifestations, leurs Fêtes de l’Humanité… et ne parlons pas de ceux qui vous racontent leur mai 1968. Parmi les jeunes militants, on vous raconte les luttes contre le CPE, les manifestations contre telle ou telle réforme universitaire… mais il est vrai – particulièrement dans les classes intermédiaires – qu’il y a de moins en moins de véritables expériences de lutte collective dans lesquelles on peut se projeter.

      [« Le meilleur exemple est celui d’Olympe de Gouges, qu’on met aujourd’hui au même niveau que Danton ou Robespierre, alors que sa contribution a été minime – et je suis généreux. » Vous êtes trop généreux, et votre bonté vous perdra. Cela fait des années que je discute avec mes collègues de lettres, principalement, de cette bonne femme qui n’a pour elle que d’en être une, et dont la bêtise et inversement proportionnelle à l’importance. Pour avoir pastiché la Déclaration, on lui pardonne d’avoir défendu qu’on fusille les affamés et les soldats grévistes à l’Est, qui se plaignaient qu’un officier corrompu ne leur vole leur solde. Elle soutenait, bien entendu, le plat libéralisme hérité des physiocrates, était “l’amie des noirs” mais s’opposait à leur affranchissement (ils sont encore trop bêtes, voyez-vous, et le moment n’est pas encore venu…), et combattit, avec ses (heureusement) maigres moyens les grands hommes de l’époque dont la France peut s’enorgueillir.]

      Ce que je trouve drôle, c’est qu’on pare Olympe de Gouges des habits de la victime. Alors que, curieusement, on ne considère pas des « victimes » Danton ou Robespierre qui, eux aussi, ont été guillotinés pour des raisons politiques. Quelle est la différence ? Que l’exécution de Robespierre ou Danton était d’une certaine façon logique, parce qu’ils étaient véritablement des acteurs politiques, alors que l’exécution de Olympe de Gouges était d’une certaine manière « injuste » parce qu’elle était inoffensive. Mais si elle était inoffensive, pourquoi lui rendre hommage ?

      [C’est vrai, mais ça ne dispense pas d’y tenir, quant à soi, et de le défendre auprès de collègues en plein doute. Votre description est juste, mais elle ne saurait avoir valeur de prescription : c’est justement parce que l’exigence se relâche qu’il faut tenir à ces idées.]

      Loin de moi l’idée qu’il faut capituler devant la démission de la société. Je l’ai toujours dit, il y a des combats qu’on s’honore à mener quitte à les perdre. Et je ne suis même pas sûr que ce combat soit vraiment perdu : même si on rame à contre-courant, chaque élève qu’on sort du marais ambiant est un miracle.

      [Tout à fait. J’ajouterais que, du coup, c’est le rapport de force, à chaque échelon, qui détermine l’objectif poursuivi. Ce qui, bien souvent, du moins à mon échelle, se traduit par la défense des droits des élèves, conformément à la volonté des parents, à défaut du soutien de la hiérarchie. Le tout, bien entendu, dans la mesure où l’école en général se conforme aux exigences du marché, tant du point de vue des producteurs dont il aurait besoin, que des consommateurs qu’il requiert.]

      Si seulement… en fait, je pense que cette foire d’empoigne ou chaque groupe pense à ses intérêts aboutit au contraire à une sorte d’école-monstre qui ne satisfait personne. Elle ne forme pas les producteurs dont l’économie a besoin, et je peux vous assurer que lorsqu’on fait du recrutement cela est tristement apparent. Elle ne forme pas non plus des consommateurs avertis, pas plus qu’elle ne pousse à la citoyenneté ni forme des êtres moraux.

      [« C’est en effet mon impression. Je connais des cas ou des enseignants se sont vu reprocher amèrement par leurs collègues le fait d’avoir recyclé des préparations de cours, comme si cette préparation – et non le cours tel que délivré à la classe – constituait un ouvrage susceptible d’appropriation. » Veuillez m’excuser, je n’ai pas bien compris ce que vous vouliez dire.]

      C’est une situation qui m’avait frappée comme symptomatique de l’isolement des professeurs, de leur perception du métier comme étant purement individuel et non institutionnel. Prenez un fonctionnaire qui rédige une note ou un rapport. Cette note, ce rapport ne sont jamais considérés comme la propriété de celui qui les a rédigés : ils deviennent une propriété collective. Il est parfaitement admis qu’un autre fonctionnaire puisse reprendre des paragraphes entiers dans son propre travail sans en indiquer l’origine. D’ailleurs, les notes sont généralement signées non pas par leur rédacteur, mais par son chef de service.

      Le fait qu’entre enseignants on puisse reprocher à un collègue d’utiliser la préparation de cours qu’on a pu faire, qu’on refuse de considérer ce travail de préparation comme un bien collectif utilisable par tous, me paraît symptomatique des rapports que les enseignants entretiennent avec leur institution.

      [Chaque année se termine péniblement par des regrets : il y a ceux qui étaient excellents, et qu’on aurait pu mener bien plus haut ; ceux qui n’étaient pas très bons mais travailleurs, et qu’on aurait voulu épauler ; ceux qui étaient bons mais paresseux, et qu’on aurait voulu secouer… et le temps, nécessairement, aura manqué.]

      Chaque fin d’ouvrage donne lieu à des regrets. Bien sûr, on aurait pu faire mieux, si on avait eu plus de temps ou plus de moyens… et c’est sain, parce que cela prouve qu’on est capable de se remettre en question. L’essentiel pour moi, c’est qu’on donne à chaque élève l’opportunité d’aller le plus haut possible. S’il ne la saisit pas, c’est aussi un peu son problème.

      [C’est vrai, en particulier de ma discipline, mais ça ne dispense pas les professeurs de briller auprès de leurs élèves en prouvant combien de lumières apporte leur discipline. J’ai deux collègues – l’un professeur de mathématiques, l’autre de littérature – qui n’hésitent pas à prendre les questions de leurs élèves, l’un pour leur montrer qu’on peut recourir à la statistique ou la logique pour réfléchir à l’actualité, l’autre pour leur servir à propos Racine ou Rousseau.]

      Je pense que devant la question de l’élève – et tout particulièrement une question d’actualité – le professeur doit être capable de la replacer dans l’histoire de sa discipline, pour montrer à l’élève que la question qu’il pose n’est pas nouvelle (car si les élèves pouvaient poser des questions nouvelles, cela se saurait) mais qu’elle se rattache à des problématiques qui sont posés depuis l’aube de l’humanité, et auxquelles chaque époque a apporte des réponses plus ou moins adaptées, plus ou moins explicites, plus ou moins conformes aux valeurs qui sont les nôtres aujourd’hui.

  21. Louis dit :

    soit vous vous asseyez sur les principes – ici le principe d’égalité et l’empire du droit – soit vous renoncez à l’ordre, dont vous faites – à juste titre, à mon avis – une valeur suprême. C’est un peu le conflit entre Antigone et Créon…

     
    Je ne sais pas si je reprendrais l’expression de “valeur suprême”, même si je vois ce que vous voulez dire. Pour ma part, je vois l’ordre comme une condition fondamentalement nécessaire, sans autre forme de jugement. Condition, sans laquelle aucune mission ne saurait être remplie ; nécessaire, ce qui entraîne que jamais on ne le néglige ; fondamental, ce qui implique qu’on s’en soucie en premier lieu.
     

    Toute la « grandeur » est de savoir se situer entre les deux. Et cela n’a rien à voir avec la « vertu ».

     
    Le mot n’est peut-être pas bien choisi, mais je l’entendais comme, par exemple, pouvait l’employer Robespierre, qui opposait une vertu publique au désordre des institutions entraîné par la corruption (cupidité, soif de pouvoir, intrigues de palais), et non comme la condition du salut individuel de l’âme, si je puis dire. Bien sûr, il vaut mieux des fonctionnaires probes et sourcilleux, mais cette vertu – ce respect des règles et des usages – ne doit pas prendre le pas sur ce dont ces règles et ces usages ne sont que les instruments.
     

    Pensez à l’action d’un Foccart…

     
    Ce qu’il y a de regrettable avec la purge de notre histoire, c’est qu’on oublie ce genre de personnages, qui s’inscrivent dans la lignée des Nogaret, des Monluc ou des Fouché (sauf qu’il a trahi, le bougre !)…
     

    Les guerres, il est vrai, fournissent ce type d’expérience. Mais d’autres combats le font aussi : j’ai connu pas mal de militants qui racontaient leurs grèves, leurs manifestations, leurs Fêtes de l’Humanité… et ne parlons pas de ceux qui vous racontent leur mai 1968. Parmi les jeunes militants, on vous raconte les luttes contre le CPE, les manifestations contre telle ou telle réforme universitaire… mais il est vrai – particulièrement dans les classes intermédiaires – qu’il y a de moins en moins de véritables expériences de lutte collective dans lesquelles on peut se projeter.

    Votre observation est juste, mais je ne peux de fait avoir la même : autour de moi, à la campagne et en très grande périphérie de Paris, le milieu essentiellement rural n’a pas eu depuis bien longtemps la moindre expérience de “lutte collective dans laquelle on puisse se projeter”, mis à part, récemment, celle des gilets jaunes. Les paysans, les artisans n’ont pas eu l’occasion de se battre collectivement. La désindustrialisation est lointaine, et une partie des ouvriers sont issus d’une immigration qui n’a pas été assimilée, si bien que les ouvriers, qui ont pu mener la bataille – et la perdre – ne sont plus si nombreux que ça.
     
    Cela dit, votre remarque en entraîne une autre : chez les fils des classes intermédiaires, je me rends compte qu’ils n’ont en général pas trop de mal à faire leur l’histoire d’autres membres de leur classe, pourtant géographiquement éloignés. Qu’on évoque le mai 68 estudiantin, les mouvements afro-américains actuels, la lutte pour le droits des femmes en Iran… ça ne leur est pas étranger, et, pour les plus passionnés d’entre eux, ils se font bravement les héritiers d’Homais tonnant contre le pape à Yonville. Côté classes populaires, par contre, l’appartenance est en grande partie géographique, et l’idée de se reconnaître – et de chercher à se reconnaître – chez ceux dont on partage la classe, à l’autre bout de la France, et, a fortiori, du monde, n’existe pratiquement pas.
     

    Mais si elle était inoffensive, pourquoi lui rendre hommage ?

     
    Parce que le sang des martyrs est la semence des gauchistes !
     

    Si seulement… en fait, je pense que cette foire d’empoigne ou chaque groupe pense à ses intérêts aboutit au contraire à une sorte d’école-monstre qui ne satisfait personne. Elle ne forme pas les producteurs dont l’économie a besoin, et je peux vous assurer que lorsqu’on fait du recrutement cela est tristement apparent. Elle ne forme pas non plus des consommateurs avertis, pas plus qu’elle ne pousse à la citoyenneté ni forme des êtres moraux.

     
    C’est que je me suis mal fait comprendre. C’est bien une foire d’empoigne que l’école, et que les uns ou les autres l’emportent en général, n’implique pas qu’ils en soient satisfaits. Bien souvent, ceux qui gagnent du pouvoir en veulent d’autant plus à ceux sur lesquels ils l’ont gagné, d’en conserver encore. Les parents veulent le beurre et l’argent du beurre, par exemple : ils sont mécontents qu’on rudoie leurs enfants, et, quand on leur concède des aménagements, ils sont mécontents que les diplômes ne valent plus rien. Les élèves veulent faire ce qu’ils veulent, comme ils veulent, quand ils veulent, et se plaignent que l’école ne serve à rien, etc.
     
    Quant au marché dont je parlais, c’était un raccourci malheureux. Je voulais dire par là qu’en amont des luttes dont nous parlions, il y avait les questions de budget, les économies de bout de chandelle, les réformes boiteuses qui trouvent leur justification dans des questions financières, elles-mêmes dépendantes de la situation économique faite aux pays membres de l’Union européenne.
     
    Cela ne veut pas du tout dire que l’école s’aligne sur les besoins de l’économie, encore moins de la production. Pour vous donner un exemple à pleurer, mon lycée a vu s’ouvrir une nouvelle section professionnelle, qui, jusqu’ici, ne formait que des commerciaux. A l’annonce qu’une nouvelle branche professionnelle allait être lancée, un certain nombre de collègues étaient persuadés que ce serait en fonction des quelques usines de plasturgie ou de métallurgie encore en activité dans le coin. On a ouvert une section… tourisme.
     

    C’est une situation qui m’avait frappée comme symptomatique de l’isolement des professeurs, de leur perception du métier comme étant purement individuel et non institutionnel. Prenez un fonctionnaire qui rédige une note ou un rapport. Cette note, ce rapport ne sont jamais considérés comme la propriété de celui qui les a rédigés : ils deviennent une propriété collective. Il est parfaitement admis qu’un autre fonctionnaire puisse reprendre des paragraphes entiers dans son propre travail sans en indiquer l’origine. D’ailleurs, les notes sont généralement signées non pas par leur rédacteur, mais par son chef de service.
    Le fait qu’entre enseignants on puisse reprocher à un collègue d’utiliser la préparation de cours qu’on a pu faire, qu’on refuse de considérer ce travail de préparation comme un bien collectif utilisable par tous, me paraît symptomatique des rapports que les enseignants entretiennent avec leur institution.

     
    Je n’avais jamais vu les choses sous cet angle. J’y réfléchirai, merci.
     

    L’essentiel pour moi, c’est qu’on donne à chaque élève l’opportunité d’aller le plus haut possible. S’il ne la saisit pas, c’est aussi un peu son problème.

     
    A fortiori quand, pour les miens, ils ont presque dix-huit ans. Ils ont atteint l’âge d’homme, et l’absence totale de la moindre sélection m’ôte tout remords à l’idée que, non, je ne cherche pas à faire de chacun d’eux de brillants élèves. Pour la blague, j’aime bien leur rappeler que, s’ils s’ennuient pendant mes cours, c’est de leur faute.
     

    Je pense que devant la question de l’élève – et tout particulièrement une question d’actualité – le professeur doit être capable de la replacer dans l’histoire de sa discipline, pour montrer à l’élève que la question qu’il pose n’est pas nouvelle (car si les élèves pouvaient poser des questions nouvelles, cela se saurait) mais qu’elle se rattache à des problématiques qui sont posés depuis l’aube de l’humanité, et auxquelles chaque époque a apporte des réponses plus ou moins adaptées, plus ou moins explicites, plus ou moins conformes aux valeurs qui sont les nôtres aujourd’hui.

     
    Là encore, pour la blague, j’aime bien parer mes élèves de toutes les vertus (pour mieux leur reprocher de ne pas être aussi sérieux que je l’imaginais, pas aussi sages, ou travailleurs…) mais je finis toujours par leur dire que si l’on peut accorder toutes les qualités à la jeunesse, il leur en manque une, par définition : l’originalité. Pour des gamins qui cherchent à qui mieux mieux à se démarquer de leur voisin, à se faire remarquer, et qui pensent sincèrement qu’ils posent un regard neuf sur un monde ancien, ça les surprend toujours.
     

    • Descartes dit :

      @ Louis

      [« soit vous vous asseyez sur les principes – ici le principe d’égalité et l’empire du droit – soit vous renoncez à l’ordre, dont vous faites – à juste titre, à mon avis – une valeur suprême. C’est un peu le conflit entre Antigone et Créon… » Je ne sais pas si je reprendrais l’expression de “valeur suprême”, même si je vois ce que vous voulez dire. Pour ma part, je vois l’ordre comme une condition fondamentalement nécessaire, sans autre forme de jugement.]

      C’est ainsi que je l’entendais. Lorsque je parlais de l’ordre comme « valeur suprême », ce n’est pas parce qu’elle est au dessus des autres, mais parce que c’est la condition nécessaire à la réalisation des autres. Il n’y a pas d’état de droit, de liberté, de respect de la personne et de ses droits dans le désordre. C’est l’ordre qui permet tout, y compris la rébellion. Parce que contre quoi voulez-vous vous rebeller lorsqu’il n’y a pas un ordre ? Au risque de me répéter, je garde en tête toujours cette belle citation de Jacques Lacan : « là où tout est permis, rien n’est subversif ».

      [« Toute la « grandeur » est de savoir se situer entre les deux. Et cela n’a rien à voir avec la « vertu ». » Le mot n’est peut-être pas bien choisi, mais je l’entendais comme, par exemple, pouvait l’employer Robespierre, qui opposait une vertu publique au désordre des institutions entraîné par la corruption (cupidité, soif de pouvoir, intrigues de palais), et non comme la condition du salut individuel de l’âme, si je puis dire. Bien sûr, il vaut mieux des fonctionnaires probes et sourcilleux, mais cette vertu – ce respect des règles et des usages – ne doit pas prendre le pas sur ce dont ces règles et ces usages ne sont que les instruments.]

      Tout à fait d’accord. Je vais là vous citer une citation que je trouve magnifique, dans un film qui, sous son apparente légereté, pose une question très profonde. Je parle de « Le diable s’habille en Prada », avec la merveilleuse Merryl Streep en femme dévorée par la passion pour son travail. Alors que son mari vient de la quitter, et que son assistante pleine de compassion lui dit « si je peux faire quelque chose pour vous… », elle lui répond « votre travail ».

      [« Pensez à l’action d’un Foccart… » Ce qu’il y a de regrettable avec la purge de notre histoire, c’est qu’on oublie ce genre de personnages, qui s’inscrivent dans la lignée des Nogaret, des Monluc ou des Fouché (sauf qu’il a trahi, le bougre !)…]

      C’est le propre des « grands commis de l’Etat ». Ils sont condamnés à devoir se contenter de la reconnaissance de leurs pairs. C’est déjà le cas pour ceux qui impulsent les actions avouables, c’est encore plus vrai pour ceux qui représentent souvent la « face cachée », qu’ils prennent sur leurs épaules l’action que tout le monde admet comme nécessaire mais que personne ne veut assumer.

      [Votre observation est juste, mais je ne peux de fait avoir la même : autour de moi, à la campagne et en très grande périphérie de Paris, le milieu essentiellement rural n’a pas eu depuis bien longtemps la moindre expérience de “lutte collective dans laquelle on puisse se projeter”, mis à part, récemment, celle des gilets jaunes. Les paysans, les artisans n’ont pas eu l’occasion de se battre collectivement. La désindustrialisation est lointaine, et une partie des ouvriers sont issus d’une immigration qui n’a pas été assimilée, si bien que les ouvriers, qui ont pu mener la bataille – et la perdre – ne sont plus si nombreux que ça.]

      Effectivement, nous n’avons pas la même expérience. J’ai vécu l’essentiel de ma vie personnelle et professionnelle dans des communautés avec des traditions de lutte fortes et relativement récentes. Mais j’imagine que même dans la France rurale et périphérique, il y a des luttes locales, des oppositions municipales…

      [Cela dit, votre remarque en entraîne une autre : chez les fils des classes intermédiaires, je me rends compte qu’ils n’ont en général pas trop de mal à faire leur l’histoire d’autres membres de leur classe, pourtant géographiquement éloignés. Qu’on évoque le mai 68 estudiantin, les mouvements afro-américains actuels, la lutte pour le droits des femmes en Iran… ça ne leur est pas étranger, et, pour les plus passionnés d’entre eux, ils se font bravement les héritiers d’Homais tonnant contre le pape à Yonville. Côté classes populaires, par contre, l’appartenance est en grande partie géographique, et l’idée de se reconnaître – et de chercher à se reconnaître – chez ceux dont on partage la classe, à l’autre bout de la France, et, a fortiori, du monde, n’existe pratiquement pas.]

      Que l’on puisse se reconnaître dans les individus de la même classe est logique, c’est l’essence même de la « conscience de classe ». Et là, je vous trouve un peu dur avec les classes populaires. Les paysans, par exemple, se reconnaissent – on le voit à chaque salon de l’agriculture – dans les problématiques communes. Mais ce n’est pas la même chose de se reconnaître dans un état, et de se reconnaître dans une histoire. Les classes intermédiaires se reconnaissent dans les « mouvements afro-américains ACTUELS ». Mais dès lors que vous allez vers le passé, le mythe se substitue très rapidement à la réalité. Mai 1968 en est le parfait exemple.

      [C’est que je me suis mal fait comprendre. C’est bien une foire d’empoigne que l’école, et que les uns ou les autres l’emportent en général, n’implique pas qu’ils en soient satisfaits. Bien souvent, ceux qui gagnent du pouvoir en veulent d’autant plus à ceux sur lesquels ils l’ont gagné, d’en conserver encore. Les parents veulent le beurre et l’argent du beurre, par exemple : ils sont mécontents qu’on rudoie leurs enfants, et, quand on leur concède des aménagements, ils sont mécontents que les diplômes ne valent plus rien. Les élèves veulent faire ce qu’ils veulent, comme ils veulent, quand ils veulent, et se plaignent que l’école ne serve à rien, etc.]

      A mon avis, il faut voir là la différence essentielle entre « usager » et « client ». L’usager utilise un service qui a été conçu non pas en fonction de ses besoins à lui, mais des besoins de la nation. Il a du poids dans les choix qui concernent son fonctionnement, mais ce poids il l’a en tant que citoyen, et non en tant que consommateur. A l’inverse, le « client » use d’un service conçu pour le plus grand profit de celui qui le rend. S’il peut faire valoir ses intérêts, c’est en tant que consommateur en mesure de faire jouer la concurrence.

      A l’école, le passage de l’usager vers le client se traduit par la transformation d’une école conçue pour former « les citoyens dont la France a besoin » en une institution qui fonctionne en fonction des intérêts des enseignants. Et l’intérêt des enseignants – en tant que groupe, je ne parle pas à l’échelle individuelle – les conduit vers la pente de la facilité, celle qui consiste à caresser tout le monde dans le sens du poil.

      [Quant au marché dont je parlais, c’était un raccourci malheureux. Je voulais dire par là qu’en amont des luttes dont nous parlions, il y avait les questions de budget, les économies de bout de chandelle, les réformes boiteuses qui trouvent leur justification dans des questions financières, elles-mêmes dépendantes de la situation économique faite aux pays membres de l’Union européenne.]

      Ce commentaire me laisse songeur. L’idéologie qui gouverne l’école aujourd’hui conduit-elle vraiment à des « économies » ? Je n’en suis pas persuadé. L’école sélective de nos parents était bien plus économique, en ce qu’elle ne prolongeait pas inutilement les études de ceux qui de toute façon n’en profitent guère, et tendait à concentrer les moyens sur les élèves qui étaient à même d’en tirer quelque chose. C’est un peu le raisonnement qu’on peut faire du système des « grandes écoles ». Si le coût par élève est plus important que celui de l’université, le coût du « produit fini » y est inférieur, une fois le « nomadisme vocationnel » et les abandons en cours de route pris en compte.

      [Cela ne veut pas du tout dire que l’école s’aligne sur les besoins de l’économie, encore moins de la production. Pour vous donner un exemple à pleurer, mon lycée a vu s’ouvrir une nouvelle section professionnelle, qui, jusqu’ici, ne formait que des commerciaux. A l’annonce qu’une nouvelle branche professionnelle allait être lancée, un certain nombre de collègues étaient persuadés que ce serait en fonction des quelques usines de plasturgie ou de métallurgie encore en activité dans le coin. On a ouvert une section… tourisme.]

      Il serait intéressant de savoir comment la décision a été prise. Je fais l’hypothèse que c’est sous la pression des parents et des élèves : qui demanderait aujourd’hui à aller à une section plasturgie ou métallurgie ? Le tourisme fait bien plus rêver les jeunes… Un bon exemple de la logique « client »…

      [Là encore, pour la blague, j’aime bien parer mes élèves de toutes les vertus (pour mieux leur reprocher de ne pas être aussi sérieux que je l’imaginais, pas aussi sages, ou travailleurs…) mais je finis toujours par leur dire que si l’on peut accorder toutes les qualités à la jeunesse, il leur en manque une, par définition : l’originalité. Pour des gamins qui cherchent à qui mieux mieux à se démarquer de leur voisin, à se faire remarquer, et qui pensent sincèrement qu’ils posent un regard neuf sur un monde ancien, ça les surprend toujours.]

      Vous me rappelez un de mes chefs, qui disait que « chaque fois que j’ai une idée, la première chose que je me demande est pourquoi personne ne l’a eue avant moi. Et en général, il y a une bonne raison ». Effectivement, pour faire du nouveau il faut savoir ce qui est nouveau, et donc connaître ce qui s’est fait avant qu’on vienne au monde… c’est l’ignorance qui nous fait penser qu’on a un “regard neuf”, alors qu’on ne fait que refaire les raisonnements – et les erreurs – de ceux qui nous ont précédé. Le plus dur, c’est de faire prendre conscience aux jeunes que la connaissance est cumulative, et qu’on ne voit plus loin que ceux qui nous ont précédés que parce qu’on est juchés sur leurs épaules, selon la belle formule de Newton. C’est d’autant plus difficile aujourd’hui que les pédagogies “constructivistes” les ont souvent persuadés qu’ils sont capables de reconstruire par eux-mêmes tout le savoir humain…

      • Bob dit :

        @ Descartes
         
        La formule de Newton est splendide, oui.
         
        « chaque fois que j’ai une idée, la première chose que je me demande est pourquoi personne ne l’a eue avant moi. Et en général, il y a une bonne raison ».
        Excellentissime, je la retiens.

        • Descartes dit :

          @ Bob

          Puisque vous appréciez mes références, je vous propose une autre que je sors aussi quand mes collaborateurs prétendent avoir beaucoup d’idées nouvelles. Il s’agit d’une anecdote concernant Albert Einstein: à la fin de sa vie à Princeton, il avait accepté un entretien avec une journaliste américaine qui l’avait bombardé de questions sur ses “idées” : “où est-ce que vos idées vous viennent ? C’est plutôt le jour où la nuit ? Dans la cuisine ou dans la salle de bains ? Avez-vous toujours avec vous un carnet pour noter vos idées de peur de les oublier ?”. Et Einstein lui avait répondu tristement “vous savez, madame, c’est si rare, une idée…”.

          • Bob dit :

            @ Descartes
             
            Ahahaha ! Cette anecdote est délicieuse.
             
            Elle me fait penser à un auditeur à la radio que j’avais entendu il y a quelques années. Il racontait en avoir marre de sans cesse être dérangé par les démarcheurs téléphoniques. Un jour il reçoit l’appel d’une société qui lui propose de remplacer ses fenêtres par de nouvelles, de meilleure qualité, mieux isolées, etc. Il décide de jouer le jeu cette fois. Le vendeur au bout du fil lui demande combien de fenêtres seraient à remplacer. L’auditeur explique alors avoir dit au vendeur : “Attendez, je ne voudrais pas faire d’erreur, laissez-moi le temps de faire le tour de ma maison, que je fasse le compte”. Il le laisse alors poireauter au bout du fil une dizaine de minutes, et puis lui annonce : ” ça y est, j’ai le compte précis, j’en ai… une !”.

Laisser un commentaire

Votre adresse e-mail ne sera pas publiée. Les champs obligatoires sont indiqués avec *