Dix ans déjà…

« En tant qu’extrémiste, je tiens à vous remercier, vous les lâches et les idiots, sans qui nous ne serions rien » (Xavier Gorce)

Dix ans ! Dix ans déjà que Cabu et les autres nous ont quittés, tombés sous les balles de deux fanatiques convaincus qu’ils avaient tous les droits, y compris celui de tuer ceux qui ne partageaient pas leur vision du monde. Dix ans que notre pays a vu la manifestation la plus massive de son histoire, ou du moins, depuis que les comptages existent : deux millions de personnes ont battu le pavé à Paris, deux autres millions en province. Quatre millions de citoyens qui ont risqué leur vie dans un acte de résistance. Et je dis bien « risquer leur vie », parce qu’en ce mois de janvier 2015 nous ne savions pas grand chose du réseau terroriste qui avait frappé Charlie Hebdo et l’Hyper Casher. Il aurait été parfaitement possible que d’autres terroristes « dormants » fussent à l’affut, prêts à tirer sur les foules assemblées dans les rues, et seul dieu sait quel carnage ceux-ci auraient pu faire sur la marée humaine qui s’étalait de la Place de la République jusqu’à celle de la Nation.

En ce 11 janvier 2015, tous les espoirs étaient permis. De ces manifestations monstre, des drapeaux tricolores agités et des « Marseillaises » chantées, de ces policiers embrassés, de ce courage de battre le pavé malgré la menace, on pouvait espérer une prise de conscience. Conscience de notre force comme collectivité, du besoin de renforcer nos institutions, de reconstruire notre nation, de remettre à leur place les valeurs de tolérance et de libre examen contre tous les fanatismes, tous les dogmatismes.

Ces espoirs ont été déçus. Et c’était parfaitement prévisible. La prise de conscience aurait été possible si l’acte des frères Kouachi avait été un acte isolé, une éruption de fanatisme dans un univers de rationalité. Mais ce n’était pas le cas, et c’est pourquoi la condamnation qui s’en est suivie a été bien plus superficielle qu’on ne pourrait le croire. Pour beaucoup, la condamnation portait plus sur les moyens que sur les objectifs. Parce que le fanatisme, sous des formes différentes, était déjà très largement à l’œuvre. Le terrorisme islamiste n’a fait que pousser à son paroxysme une terreur qui était déjà très largement répandue dans la société par des groupes et des coteries qui n’ont pas toujours partie liée avec l’Islam.

Car les frères Kouachi n’ont pas été les premiers à exprimer leur volonté de faire taire Charlie-Hebdo. D’autres les ont précédés dans cette tâche : en 2006, l’UOIF, la grande mosquée de Paris et la Ligue islamique mondiale engagent une procédure judiciaire suite à la publication des caricatures reprises du Jyllands-Posten et d’un dessin de Cabu – elles seront déboutées en première instance et en appel. En 2011, un cocktail molotov lancé contre les locaux du journal provoque un incendie qui détruit les locaux de la rédaction. Et suite à cet acte de terrorisme, un collectif baptisé « les mots sont importants » publie une tribune… pour critiquer ceux qui s’insurgent contre l’attentat (1), accusés de participer « à la confusion générale, à la sarkozisation et à la lepénisation des esprits ». C’est que, voyez-vous, «  il n’y a pas lieu de s’apitoyer sur les journalistes de Charlie Hebdo, [puisque] les dégâts matériels seront pris en charge par leur assurance, que le buzz médiatique et l’islamophobie ambiante assureront certainement à l’hebdomadaire, au moins ponctuellement, des ventes décuplées, comme cela s’était produit à l’occasion de la première “affaire des caricatures” – bref : que ce fameux cocktail molotov risque plutôt de relancer pour un tour un hebdomadaire qui, ces derniers mois, s’enlisait en silence dans la mévente et les difficultés financières ».

On comprend que ce texte soit aujourd’hui presque oublié. Surtout par ses auteurs, qui n’aiment pas du tout qu’on le leur rappelle. C’est qu’il y a dans ce texte une phrase qui sonne aujourd’hui étrangement : « la liberté de critiquer l’islam est tout sauf menacée, et que toute personne dotée d’un minimum de bon sens peut même constater, en inspectant semaine après semaine la devanture de son kiosque ou les programmes de télévision, que concernant l’islam, non seulement la critique mais aussi la caricature et l’injure prospèrent en toute tranquillité et en toute bonhomie depuis au moins une décennie ». Ecriraient-ils, ces doctes intellectuels, ces « militants antiracistes », le même texte aujourd’hui ? Probablement pas : grâce aux frères Kouachi, tout est rentré dans l’ordre. Cabu et les siens ne sont plus là pour « faire prospérer la caricature », et les éditeurs vivants aujourd’hui regarderont à deux fois avant de publier quoi que ce soit qui puisse « offenser ». Non parce qu’ils ont changé de convictions, mais parce qu’ils ont peur. Les signataires de ce texte ont singulièrement manqué de clairvoyance : « la liberté de critiquer l’Islam » était bien « menacée ».

Que reste-t-il de l’esprit de libre examen quand tous les éditeurs ayant pignon sur rue embauchent des « conseillers en diversité » chargés d’expurger les œuvres littéraires de toute référence qui pourrait offenser telle ou telle « communauté » ? Une censure qui ne touche pas que les œuvres contemporaines, mais aussi les écrits du passé, qui nous arrivent donc non pas sous la forme que leur auteur leur ont données, mais sous celle qu’un censeur – appelons les choses par leur nom – estime « acceptable » aujourd’hui. Et croyez-moi, cette démarche n’est en rien motivée par une quelconque contrition spirituelle : c’est la peur qui conduit les éditeurs à ces extrémités. La peur des procès, des appels au boycott, des occupations de locaux, des articles rageurs dans les journaux, du cocktail molotov, du saccage d’une librairie ou d’un théâtre.

Que reste-t-il de l’esprit de libre examen quand une pièce de théâtre classique ne peut être montée à la Sorbonne parce qu’un groupuscule s’estime « offensé » par la mise en scène et empêche par la force les représentations sans que l’autorité publique, chargée de faire respecter la loi et de permettre à chacun de vaquer paisiblement à ses occupations, ne réagisse autrement que par une faible déclaration appelant toutes les parties au « débat » ? Quand un théâtre prestigieux retire de son programme un opéra de Mozart dont la mise en scène pourrait se révéler « dangereuse » puisqu’elle montre sur scène une représentation des grands leaders religieux, dont Mahomet ?

Que reste-t-il de l’esprit de libre examen quand des hommes peuvent voir leurs carrières brisées, leurs œuvres détruites sur la base d’accusations malveillantes, sans respect de la moindre procédure contradictoire, ou même lorsque les juges les ont exonérés ? Quand l’autorité du professeur est remise en cause par des groupuscules qui estiment avoir le droit de décider ce qui doit ou non être enseigné dans nos écoles et nos universités, et qui n’hésitent pas devant le recours à la menace et même la violence lorsque leurs prétentions sont ignorées ? Quand les institutions fonctionnent sous la surveillance de dragons de vertu venus de tous horizons qui s’estiment légitimes à imposer aux autres leurs préjugés et leurs injonctions ?

Le problème n’est pas seulement que tel ou tel intellectuel voie son œuvre détruite, que tel ou tel dirigeant voie sa carrière brisée, que tel ou tel professeur soit blessé ou même tué, tous dommages considérés « collatéraux » par pas mal de militants de causes diverses. Le véritable problème est que ces cas, largement médiatisés, instaurent un climat de terreur – le mot n’est pas trop fort – qui fait que demain l’intellectuel, le dirigeant, le professeur céderont aux injonctions de telle ou telle minorité agissante « pour ne pas avoir d’ennuis ». Dans certaines institutions, c’est une chape de plomb qui couvre tous les échanges. Et puis, est-ce qu’ouvrir les yeux de ses élèves à certains savoirs, présenter au public une mise en scène audacieuse, publier une caricature qui dépasse le conformisme étouffant de « cartooning for peace » vaut la peine de risquer sa vie ? Pour un Xavier Gorce qui ose, combien de dessinateurs préfèrent prudemment mettre de l’eau dans leur crayon pour garder leur emploi ? Pour un Olivier Grenouilleau, combien oseront aujourd’hui parler des traites négrières non-occidentales ? Les livres que nous lisons, les films que nous voyons, les débats qui nous sont présentés sont formatés, uniformisés pour ne déplaire à personne, et surtout pas aux groupuscules agissants.

Dans l’affaire Charlie-Hebdo, il faut éviter une erreur d’analyse qui consisterait à prendre l’équipée sauvage des frères Kouachi pour un évènement isolé, un éclair tombé d’un ciel bleu, un dogmatisme venu d’ailleurs et qu’il suffirait de renvoyer là d’où il vient pour que tout soit résolu. Il s’agit au contraire d’un symptôme paroxystique d’une évolution que nous percevons tous les jours. Oui, la rédaction de Charlie-Hebdo est tombée physiquement sous les balles des islamistes. Mais l’esprit dont la publication était en quelque sorte le symbole, cet esprit si français qui mélangeait l’insouciance, la liberté de ton, le refus de se soumettre aux dogmes, et dans lequel nous avons vécu depuis les années 1960, agonisait déjà sous les coups des fanatismes de tout bord, dont l’action est certes moins violente que celle des islamistes, mais n’est pas moins efficace à l’heure de faire taire ceux pour qui tout écart par rapport à leur dogme préféré est intolérable.

Et ce n’est pas un phénomène exclusivement français : cette vague d’intolérance et de fanatisme est partout. Aux Etats-Unis, avec un terrorisme intellectuel qui a conduit le corps professoral de certaines universités à accepter les injonctions humiliantes de certains groupuscules étudiants, a amené plusieurs journaux – dont le vénérable New York Times – à renoncer à publier toute caricature, a contraint des institutions éducatives à pour supprimer de leurs programmes les grands classiques et les remplacer par des œuvres médiocres mais qui satisfont les préjugés de tel ou tel groupuscule. En Grande Bretagne, où tout spectacle, toute publication est passée au crible des « conseillers en diversité » tout simplement parce que sans cette expertise les assureurs refusent de vous assurer. Cette vague arrive en France, et ses effets sont beaucoup plus visibles tout simplement parce que chez nous la tradition cartésienne et voltairienne était beaucoup plus forte, et le décalage est donc encore plus dramatique. En Grande Bretagne, le délit de blasphème n’a jamais été aboli, alors que chez nous il a été formellement rayé du droit depuis plus de deux cents ans. Son rétablissement de facto n’est donc que plus évident.

Ceux qui ont milité dans le passé contre l’obscurantisme et pour défendre le principe de libre examen ont eu pour ennemi traditionnel les grandes institutions. Les églises d’abord, l’Etat ensuite. C’est de leurs prétentions à imposer une idéologie qu’il fallait se protéger, et nos mentalités ont été formées par cette prévention. Ce qui rend nos catégories obsolètes aujourd’hui, c’est que la menace ne vient pas de ces institutions, mais du fait que leur affaiblissement a ouvert la porte au terrorisme pratiqué par des groupuscules agissants. Si certains sujets ne peuvent pas être discutés dans nos universités, si certains thèmes ne peuvent être traités correctement en cours, si des pièces de théâtre ne peuvent y être représentées et des livres ne peuvent être lus dans leurs bibliothèques, ce n’est pas à l’autorité universitaire qu’on le doit, mais à des groupuscules qui exploitent leur capacité de nuisance et auxquels ces mêmes autorités sont trop faibles – ou trop indifférentes – pour mettre des limites.

Les dix ans qui se sont écoulés depuis 2015 ont permis une prise de conscience partielle. Alors qu’on a nié pendant longtemps le danger que posait l’islamisme – négation dont la tribune ci-dessus citée est un excellent exemple – on a fini par ouvrir les yeux devant la répétition des actes violents. Mais cette prise de conscience a été très partielle. On n’a toujours pas compris que le dogmatisme islamiste se développe dans un contexte de dogmatisme généralisé. Et qu’à force de ne pas combattre l’ensemble de ces dogmatismes, ceux-ci ne peuvent que grandir et rendre la vie intellectuelle et le débat dont elle se nourrit impossibles. Des dogmatismes d’autant plus dramatiques qu’ils sont largement portés ou tolérés par ceux – institutions et partis politiques – qui sont historiquement censés porter l’étendard de l’irrévérence et du libre examen. Quand il se trouve des centaines d’écervelés gauchistes pour déboucher publiquement le champagne pour célébrer la mort d’un homme politique, il faut se souvenir que la formule « viva la muerte » est historiquement suivie de son corollaire : « abajo la inteligencia » (2).

Descartes

(1) Il n’est pas inutile de rappeler ici le nom des signataires de ce texte tels qu’ils se présentent eux-mêmes : « Saïd Bouamama est sociologue et militant antiraciste ; Youssef Boussoumah et Houria Bouteldja sont membres du Parti des Indigènes de la République ; Abdelaziz Chaambi est porte parole du Collectif contre le racisme et l’islamophobie ; Ismahane Chouder et Ndella Paye sont membres du Collectif des Féministes Pour l’Egalité, de Mamans Toutes égales et de Participation et Spiritualité musulmanes ; Christine Delphy et Sylvie Tissot sont sociologues et militantes féministes ; Olivier Cyran, Thomas Deltombe, Rokhaya Diallo, Sébastien Fontenelle et Hassina Mechaï sont journalistes ; Henri Braun et Nawel Gafsia sont avocats ; Arielle Saint Lazare est militante féministe ; Laurent Lévy, Faysal Riad, Karim Tbaili, Pierre Tevanian et Najate Zouggari sont militants antiracistes ». Belle brochette, n’est-ce pas ?  Le texte complet de la tribune est devenu difficile à trouver, on peut le lire sur https://archive.wikiwix.com/cache/index2.php?url=http%3A%2F%2Flmsi.net%2FPour-la-defense-de-la-liberte-d%23auteur441#federation=archive.wikiwix.com&tab=url

(2) La formule « viva la muerte, muera la inteligencia » (« vive la mort, mort à l’intelligence ») a été prononcée par le général franquiste Millán-Astray lors de la dernière conférence de Miguel d’Unamuno à l’Université de Salamanque (alors en zone franquiste) dont il était recteur, le 12 octobre 1936. Il faut dire qu’Unamuno n’était pas allé avec le dos de la cuillère : « Le général Millán-Astray est un invalide, comme le sont hélas beaucoup trop d’Espagnols aujourd’hui. Tout comme l’était Cervantès. […] Un invalide sans la grandeur spirituelle de Cervantès, qui éprouve du soulagement en voyant augmenter autour de lui le nombre des mutilés. Le général Millán-Astray voudrait créer une nouvelle Espagne – une création négative sans doute – qui serait à son image. C’est pourquoi il la veut mutilée, ainsi qu’il le donne inconsciemment à entendre ». C’est à cette occasion qu’Unamuno a prononcé une phrase restée célèbre : « vosotros venceréis, pero non convenceréis » (« vous pouvez vaincre, mais pas convaincre »). Si son immense prestige lui a évité l’exécution ou la prison, il fut à l’issue de cette conférence assigné à résidence, et mourut trois mois plus tard, le 31 décembre 1936. Millán-Astray, qui était alors le « communiquant » de Franco et dirigeant « l’office de presse et propagande » sera renvoyé de son poste pour incompétence en 1937, mais gardera la bienveillance du dictateur et mourra, impénitent, en 1954. Dans le monde hispanophone, son nom est resté synonyme d’obscurantisme.

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26 réponses à Dix ans déjà…

  1. CVT dit :

    @Descartes,

    [Des dogmatismes d’autant plus dramatiques qu’ils sont largement portés ou tolérés par ceux – institutions et partis politiques – qui sont historiquement censés porter l’étendard de l’irrévérence et du libre examen. Quand il se trouve des centaines d’écervelés gauchistes pour déboucher publiquement le champagne pour célébrer la mort d’un homme politique, il faut se souvenir que la formule « viva la muerte » est historiquement suivie de son corollaire : « abajo la inteligencia » (2).]

     
    Ainsi donc les choses sont relativement claires: en 2025, c’est bien toute la gauche qu’il faudra combattre et renvoyer à ses chères études, exactement comme en …1958!! Une cure d’opposition d’un quart de siècle comme à l’époque, ne lui ferait pas du mal, bien au contraire! Surtout pour le salut de notre pays!
     
    Je suis d’avis que la gauche, ainsi qu’une grande partie des macronards, défendent un discours islamo-gauchiste profondément délétère, ressemblant par bien des points à l’idéologie pétainiste et réactionnaire.
    En effet, dans son versant “vert escrologie”,  c’est le “retour à la terre qui ne ment pas” et la lutte contre l'”hérésie climato-sceptique”.  Si on examine du côté  de la “communauté de l’alphabet”, le déni de réalité et de la science sont brandis pour pour accommoder leurs “sensibilités” (“susceptibilités” me paraît plus approprié….) : par exemple,  l’idéologie trans qui nie les différences sexuelles (“sex vs gender”).
    A cause de la face “féministe misandre” (pléonasme…), on ne sait plus où donner de la tête  entre celles qui d’abord nient le dimorphisme sexuel, puis qui le sur-valorisent au gré du vent (raisonnement ad-hoc).
    Pour finir de décrire ce brouet idéologique infâme, voici le plus sanglant et le plus spectaculaire: le côté “salafiste-djihadiste”, qui porte l’interdiction absolue de la liberté de conscience et donc le retour au blasphème, et qui instaure une charia de fait dans notre pays…
    Evidemment, je passe sur le ciment politique qui lie tous ces revendications archi-contradictoires, celui du désir de la déréliction de l’Etat-Nation et la préférence étrangère systématique. 
     
    Ça commence vraiment à faire beaucoup pour un seul camp, d’autant que de nombreux éléments décrits plus haut sont généralement associés à l’extrême-droite au sens classique: je pousserais donc le vice à affirmer que la gauche de 2025 ressemble bien à un avatar de l’extrême-droite. Je fais ce constat d’autant plus amer que  je peine désormais à trouver, dans mon ancien camp, les successeurs idéologiques des stalino-communistes ou socialistes version “Poperen-Chevenement” des années 70 jusqu’en 1981-1983 (la période n’est pas choisie au hasard) qui avaient porté la gauche de jadis au pouvoir…

    • Descartes dit :

      @ CVT

      [Ainsi donc les choses sont relativement claires: en 2025, c’est bien toute la gauche qu’il faudra combattre et renvoyer à ses chères études, exactement comme en …1958!!]

      Vous allez un peu vite en besogne. On n’est pas dans un combat entre une gauche communautariste et une droite universaliste, entre une gauche obscurantiste et une droite illuministe. Si la gauche a ses péchés, la droite a aussi les siens. Si la gauche porte une forme de « suprémacisme noir », la droite porte, elle, le « suprémacisme blanc ». S’il s’agit de « combattre toute la gauche » qui abat les statues de Colbert pour mettre au pouvoir la droite qui veut en finir avec le programme du CNR, ne comptez pas sur moi.

      Puisque vous donnez 1958 en référence, vous remarquerez qu’à l’époque il ne s’agissait pas de « combattre toute la gauche » pas plus que de « combattre toute la droite ». Le retour au pouvoir de De Gaulle n’est pas une victoire de la droite sur la gauche, mais la victoire d’une conception de la France sur une autre. Une conception qui trouvait un large écho à droite, chez les gaullistes, mais aussi à gauche, chez les communistes. Communistes dont les électeurs ont voté assez massivement pour la nouvelle constitution, contre l’avis de leur parti.

      [Une cure d’opposition d’un quart de siècle comme à l’époque, ne lui ferait pas du mal, bien au contraire ! Surtout pour le salut de notre pays !]

      Comme le disait un dirigeant communiste que j’ai bien connu, « la France avance quand la droite est forte au gouvernement, et la gauche est forte dans la rue ». Mais à l’époque, « la gauche » c’était un parti communiste qui représentait effectivement les couches populaires, et un parti socialiste obligé, par la présence de ce voisin encombrant, à respecter certaines limites. Ce qui n’est plus du tout le cas aujourd’hui. Pour le dire autrement, que la gauche soit au gouvernement ou dans l’opposition ne change aujourd’hui pas grande chose, au point qu’il devient difficile de savoir. Macron, Attal, Borne… de droite ou de gauche ?

      [Je suis d’avis que la gauche, ainsi qu’une grande partie des macronards, défendent un discours islamo-gauchiste profondément délétère, ressemblant par bien des points à l’idéologie pétainiste et réactionnaire.]

      Et la droite ? Vous ne trouvez pas qu’elle aussi est sur beaucoup de points « pétainiste et réactionnaire » ? Au-delà d’une symbolique plus ou moins irritante, voyez-vous une véritable différence aujourd’hui entre ce que défend la droite et de ce que défend la gauche ? Je vous accorde que le discours de la gauche est bien plus provoquant, bien plus clivant. Mais une fois qu’on sort du discours et qu’on revient aux faits, où est la différence ?

      [Evidemment, je passe sur le ciment politique qui lie tous ces revendications archi-contradictoires, celui du désir de la déréliction de l’Etat-Nation et la préférence étrangère systématique.]

      Admettons. Mais la droite fait-elle mieux sur ce sujet ? Je vous rappelle que c’est la droite qui a porté sur les fonts baptismaux le traité de Lisbonne, que c’est elle qui s’est lancée avec enthousiasme dans la privatisation de l’électricité et du gaz – héritage du programme du CNR – décidée, il est vrai, sous la cohabitation. Et lorsque Macron a détruit notre haute fonction publique, je ne me souviens pas avoir entendu beaucoup de voix à droite se lever pour la défendre. Alors, il faut être sérieux, et ne pas confondre discours et action. Si le discours de la gauche est plus provocateur, les résultats in fine sont les mêmes.

      [Je fais ce constat d’autant plus amer que je peine désormais à trouver, dans mon ancien camp, les successeurs idéologiques des stalino-communistes ou socialistes version “Poperen-Chevenement” des années 70 jusqu’en 1981-1983 (la période n’est pas choisie au hasard) qui avaient porté la gauche de jadis au pouvoir…]

      Le problème, c’est que les successeurs idéologiques se trouvent aujourd’hui classés plutôt à l’extrême droite. La gauche a rejeté cet héritage, la droite l’a toujours combattu…

  2. Dafdesade dit :

    Pascal Boniface vous répond indirectement : https://youtu.be/U4HdNfy70NQ?si=YxL2YqNCOCdOoyWS

    • Descartes dit :

      @ Dafdesade

      [Pascal Boniface vous répond indirectement : (…)]

      Je ne comprends pas très bien en quoi il me “répond”. On peut reprocher beaucoup de choses à Boniface – dont j’aime beaucoup les travaux – mais pas d’avoir cherché à réduire au silence qui que ce soit. On a le droit de critiquer Charlie Hebdo. Mais vous noterez que dans mon article je ne cite pas des gens qui ont critiqué la revue (j’aurais pu par exemple parler du cas Plenel) mais des gens qui ont cherché à la réduire au silence – ou bien qui ont minimisé les actes de ceux qui ont poursuivi ce but.

      Je précise ma pensée: dans mon papier, je n’attaque pas ceux qui critiquent, mais ceux qui s’arrogent le droit d’empêcher les autres de le faire. Ceux qui décident que toute expression contraire au dogme doit non pas être critiquée, mais être empêchée. Ceux qui cherchent a faire régner la conformité, y compris par la violence. Si les “décoloniaux” trouvent une mise en scène “raciste” et publient leur avis, ils sont dans leur droit. Mais lorsqu’ils empêchent la représentation, ils contribuent à rendre nauséabond le débat public. Lorsque Boniface critique la position de Charlie-Hebdo, il contribue au débat public. Lorsque quelqu’un lance un cocktail molotov sur le siège de la revue, ou bien excuse celui qui le fait, il contribue à l’empêcher.

  3. Cording1 dit :

    Depuis 2015 et l’attentat contre Charlie-Hebdo la situation s’est aggravée, en effet nous sommes passés d’un terrorisme de pseudo-loups solitaires comme le démontre Gilles Kepel à un terrorisme d’ambiance où le moindre individu présumé détraqué peut avec un couteau tuer des gens tels les professeurs Samuel Paty et Dominique Bernard avec une tolérance des institutions qui confine à la lâcheté, en se réclamant de tel ou tel mouvance islamiste par internet ou tout autre réseau social.
    Elle s’est aussi aggravée parce qu’elle trouve des complaisances à gauche de plus en plus marquées tel Jean-Luc Mélenchon qui, fort dépité de son semi-échec électoral de 2017, a donné dans le communautarisme musulman en espérant y trouver les 600 000 voix manquantes pour se qualifier pour un second tour. De l’influence d’un trotskysme d’origine britannique Chris Harman auteur d’un livre “Le Prophète et la révolution” où les musulmans étaient censés être le nouveau prolétariat, les damnés de la terre auxquels tout serait du en raison de la colonisation occidentale. Des personnes telle Danièle Obono issue du NPA en sont les porteurs, des agents d’influence auprès JLM. ce dernier est renforcé dans une telle analyse par les évènements du Proche-Orient depuis le 7octobre 2023 : lui et les siens  cultivent une ambiguïté sur l’antisémitisme en défense de la cause palestinienne.  Toujours en espérant récupérer un  électorat musulman supplémentaire au nom aussi d’une présumée islamophobie.
    Vous pointez fort justement tout ce terrorisme intellectuel venu et soutenu par le monde universitaire notamment des Etats-Unis où il semble déclinant parce que les grandes entreprises qui avaient succombé à cela en reviennent en raison de l’insuccès des illustrations de ces thèses. Cependant le pire n’est pas sûr, et quoique l’on en pense la défaite claire et nette de Kamala Harris et du parti démocrate qui portaient ces idées. Trump plus par opportunisme qu’autre chose a compris, senti le vent tourner dans une Amérique profonde méprisée par les élites parce qu’hostile à ces idées. D’ailleurs les grands journaux et autres médias tel CNN font leurs auto-critiques parce qu’en perte de vitesse auprès des lecteurs, auditeurs et électeurs. Pour imposer leurs idées ils voulaient censurer les réseaux sociaux mais Elon Musk en rachetant Twitter devenu X y a mis fin suscitant l’aveu du fondateur de Facebook reconnaissant avoir succombé à la volonté de censure de l’administration Biden.  Avec leurs excès les Etats-Unis donnent le ton et il est permis de penser que le retour de bâtons de ces idées devenues folles aura lieu en France plutôt que l’on ne pense. Le succès relatif de Cnews et des idées qu’elle véhicule agace assez tous ces gens porteurs d’un nouveau politiquement et culturellement correct. L’un engendre l’autre. Les excès de Mélenchon et des siens risquent bien de contribuer à son échec en 2027 et celui de toute la gauche. Toutefois il espère être élu face à Marine Le Pen lors du second tour en rassemblant toute la gauche et le bloc bourgeois ou central apeuré dans un nouveau front républicain anti-Le Pen…..

    • Descartes dit :

      @ Cording1

      [Depuis 2015 et l’attentat contre Charlie-Hebdo la situation s’est aggravée, en effet nous sommes passés d’un terrorisme de pseudo-loups solitaires comme le démontre Gilles Kepel à un terrorisme d’ambiance où le moindre individu présumé détraqué peut avec un couteau tuer des gens tels les professeurs Samuel Paty et Dominique Bernard avec une tolérance des institutions qui confine à la lâcheté, en se réclamant de tel ou tel mouvance islamiste par internet ou tout autre réseau social.]

      Oui, tout à fait. Dans une société ou individualisme forcené – non pas l’individualisme classique des lumières, mais l’individualisme de « l’individu-île » – s’impose dans tous les comportements, il n’est pas étonnant qu’il arrive aussi au terrorisme. On est passé graduellement du terrorisme d’organisations, qui est le fait de militants agissant sur décision de l’organisation dont ils sont membres, à un terrorisme d’individus ou chacun décide individuellement de se venger du monde. Et la tolérance des institutions traduit elle aussi l’individualisme : chacun fait son petit ragoût dans sa petite marmite. Tant que ce n’est pas moi le décapité, pourquoi réagir ?

      [Elle s’est aussi aggravée parce qu’elle trouve des complaisances à gauche de plus en plus marquées tel Jean-Luc Mélenchon qui, fort dépité de son semi-échec électoral de 2017, a donné dans le communautarisme musulman en espérant y trouver les 600 000 voix manquantes pour se qualifier pour un second tour.]

      Rien de nouveau sous le soleil. Dans les années 1980, les ex-trotskystes passés au mitterrandisme avaient créé ce magnifique objet de manipulation qu’était SOS-racisme pour capter l’électorat communautariste au bénéfice de Mitterrand. Mélenchon et une partie de ses troupes était déjà là… et il n’a rien oublié et rien appris.

      [De l’influence d’un trotskysme d’origine britannique Chris Harman auteur d’un livre “Le Prophète et la révolution” où les musulmans étaient censés être le nouveau prolétariat, les damnés de la terre auxquels tout serait dû en raison de la colonisation occidentale. Des personnes telle Danièle Obono issue du NPA en sont les porteurs, des agents d’influence auprès JLM.]

      JLM n’a besoin d’aucune « influence » dans ce domaine. Et s’il a recruté dans sa suite des gens comme Obono, ce n’est pas par hasard. Il ne faut pas oublier ce que fut pour les trotskystes le traumatisme gauchiste de mai 1968 : ils ont essayé de piquer l’électorat ouvrier aux PCF, et l’électorat ouvrier les a rembarrés, préférant les réformistes staliniens plutôt que les révolutionnaires trotskystes ou maoïstes. Depuis, l’ouvrier français a perdu chez les gauchistes son aura, et est devenu un affreux beauf raciste et homophobe. Pour le remplacer, le gauchisme s’est cherché d’autres « damnés de la terre », et les immigrés sont de ce point de vue un public de choix. N’étant pas organisés, n’ayant pas de représentation politique, on peut se permettre de parler en leur nom sans crainte d’être contredit…

      [ce dernier est renforcé dans une telle analyse par les évènements du Proche-Orient depuis le 7octobre 2023 : lui et les siens cultivent une ambiguïté sur l’antisémitisme en défense de la cause palestinienne. Toujours en espérant récupérer un électorat musulman supplémentaire au nom aussi d’une présumée islamophobie.]

      Sur ce point, je suis plus nuancé. Une bonne partie de l’antisémitisme supposé de Mélenchon et les siens est une construction de la propagande israélienne et de ses relais en France, très rapide à se cacher derrière la Shoah chaque fois que la politique israélienne est critiquée. Je vous propose une petite expérience : cherchez une seule voix critique de la politique israélienne envers les palestiniens qui soit reconnue comme légitime par les institutions comme le CRIF, qui ne soit pas qualifiée d’antisémite. Vous ne trouvez aucune ? C’est tout de même étrange, non ?

      [Vous pointez fort justement tout ce terrorisme intellectuel venu et soutenu par le monde universitaire notamment des Etats-Unis où il semble déclinant parce que les grandes entreprises qui avaient succombé à cela en reviennent en raison de l’insuccès des illustrations de ces thèses.]

      Comme disait Coco Chanel, « la mode, c’est ce qui se démode ». Certaines entreprises, certaines institutions reviennent à la raison, et mettent des limites aux manifestations les plus extrêmes de ces dérives. Mais je suis moins optimiste que vous en ce qui concerne le fond. Le débat public, le principe de libre examen sont toujours aussi menacés. Remplacer le terrorisme intellectuel « woke » par le terrorisme intellectuel libertarien n’est pas forcément un progrès.

      [Cependant le pire n’est pas sûr, et quoique l’on en pense la défaite claire et nette de Kamala Harris et du parti démocrate qui portaient ces idées.]

      J’insiste. La défaite de Kamala Harris est peut-être la défaite d’une certaine idéologie « woke », mais ce n’est pas la défaite de l’idéologie de la polarisation et de la « vérité alternative ». La victoire de Trump sur Harris n’est pas la victoire de la raison illuministe sur l’obscurantisme dogmatique. C’est au contraire la victoire d’un dogmatisme sur un autre. Et il ne faut pas perdre de vue cela. On peut se réjouir que les théories délirantes des « woke » soient défaites, mais c’est une joie qu’il faut tempérer parce que l’alternative n’est guère ragoûtante.

      [Avec leurs excès les Etats-Unis donnent le ton et il est permis de penser que le retour de bâtons de ces idées devenues folles aura lieu en France plutôt que l’on ne pense. Le succès relatif de Cnews et des idées qu’elle véhicule agace assez tous ces gens porteurs d’un nouveau politiquement et culturellement correct.]

      Là encore, il faut être lucide. Le problème ici est la confiance qu’on peut avoir dans l’information qui nous est transmise. Moi, dans ma salle à manger, je n’ai aucun moyen de déterminer si les images de Palestine, des Etats-Unis ou de l’Assemblée nationale que je vois à la télé est une vraie image ou une fabrication, si elles sont représentatives de la réalité ou si au contraire elle sont singulières. Je n’ai aucun moyen de savoir si les paroles du ministre que je lis dans un journal ont été effectivement prononcées, ou bien si elles sont une invention ou sont citées hors contexte. La confiance ne peut résulter que d’une confiance dans une institution qui filtre l’information, c’est-à-dire, dans un mécanisme dans lequel on délègue à une institution le soit de séparer ce qui est vrai de ce qui est faux, ce qui est fait de ce qui est bobard.

      Aujourd’hui, ces institutions n’existent plus. L’éthique journalistique – et même la compétence des journalistes – qui était la garantie sur laquelle reposait la confiance des lecteurs des grands journaux n’est qu’un souvenir, et on peut lire dans un journal qui se prétend toujours « de référence » comme « Le Monde » des bobards dignes des réseaux sociaux – je me souviens encore d’un article dans « Le Monde de l’Education » qui prétendait que Nicolas Bourbaki était une personne réelle. Et cette situation aboutit à une logique de méfiance généralisée. Une méfiance qui laisse les gens totalement démunis face au monde. Peut-on avoir confiance dans l’eau du robinet ? Dans les vaccins ? Comment savoir, quand vous pouvez entendre et voir à la télévision, à la radio, dans le discours politique, sur les réseaux sociaux tout et son contraire ?

      « Quand on cesse de croire en dieu, ce n’est pas pour croire en rien, c’est pour croire en n’importe quoi » disait Chesterton. Pendant des siècles, les églises, les partis politiques, les institutions de toutes sortes nous disaient ce qu’il fallait croire. Et ceux qui n’étaient pas d’accord cherchaient à fonder de nouvelles institutions qui tenaient un autre discours et qui établissaient leur légitimité en montrant que leur vision du monde était plus opérationnelle que celle de leurs concurrents. Dans le monde de l’individu-île, ces institutions n’existent pas, et chacun est laissé à se construire sa propre vision du monde avec les moyens dont il ne dispose, c’est-à-dire, pas grande chose. Pas étonnant que de ce processus résultent des visions du monde autocentrées…

      [L’un engendre l’autre. Les excès de Mélenchon et des siens risquent bien de contribuer à son échec en 2027 et celui de toute la gauche. Toutefois il espère être élu face à Marine Le Pen lors du second tour en rassemblant toute la gauche et le bloc bourgeois ou central apeuré dans un nouveau front républicain anti-Le Pen…]

      Je pense qu’il se fait beaucoup d’illusions. Qui plus est, s’il était élu dans cette configuration il serait, comme tout homme politique, l’otage de ses électeurs, c’est-à-dire, d’un rassemblement hétéroclite allant du centre-droit à la gauche radicale, alors que l’essentiel de l’électorat populaire se trouverait de l’autre côté. Quelle politique pourrait-il faire sur une telle base ?

  4. MJJB dit :

    un collectif baptisé « les mots sont importants » 

     
    Tout un programme, le nom de ce “collectif”. “Les mots sont importants”, sous-entendu : les faits ne le sont pas. Il s’agit là d’un exemple remarquable de ce que E.P. Thompson avait qualifié de “processus psychique contre-révolutionnaire”.

  5. Magpoul dit :

    Bonjour et merci pour ce papier,
    J’exagère surement un peu mais je vis cette forme assez banale de terrorisme intellectuel au travail.  Un collègue est “transgenre” et souhaite qu’on l’appelle par un autre prénom et avec les prénoms féminins. Il nous arrive de nous “tromper” par réflexe, et le collègue en question nous corrige sans cesse, dans une sorte de déni de réalité assez effarant. Au final, tout le monde, même dans nos discutions privées, utilise “elle”, comme si personne n’osait, même entre nous, remettre en question cette attitude que je trouve sincèrement ridicule et infantile. Moi le premier, j’ai la lâcheté de ne rien dire, car j’ai peur que l’on m’ostracise. Et franchement, ça n’en vaut pas la peine. Ai-je tort? 

     

    Je souhaite enseigner et devenir maître de conférence. J’ignore si j’aurai affaire à de tels élèves dans mes cours mais je me demande juste quelle sera la bonne chose à faire. Se plier? Refuser de les appeler ainsi sous peine de se faire virer et perdre une carrière entière?

     

    Pour ce qui est de la mort d’un homme politique récemment, j’ai aussi eu droit à des termes comme “nazi” pour le qualifier. Je suis dépité de voir à quel point on peut se réjouir d’une mort de cette façon, surtout la mort d’un homme qui n’était franchement pas aussi important qu’on a bien voulu nous le faire croire. 

    • Descartes dit :

      @ Magpoul

      [J’exagère surement un peu mais je vis cette forme assez banale de terrorisme intellectuel au travail. Un collègue est “transgenre” et souhaite qu’on l’appelle par un autre prénom et avec les prénoms féminins. Il nous arrive de nous “tromper” par réflexe, et le collègue en question nous corrige sans cesse, dans une sorte de déni de réalité assez effarant.]

      Une solution serait le prendre à son propre jeu, et exiger qu’il vous appelle d’un prénom différent en changeant le genre du prénom chaque jour… mais vu le manque de sens de l’humour de ces engeances, ça risque d’envenimer l’atmosphère. En fait, c’est au chef de votre collectif de travail de rétablir la loi. La personne en question a un sexe et un prénom écrit dans l’état civil. Et tant que cet état civil n’a pas été modifié, vous n’avez aucune obligation de vous soumettre à ses caprices.

      [Moi le premier, j’ai la lâcheté de ne rien dire, car j’ai peur que l’on m’ostracise. Et franchement, ça n’en vaut pas la peine. Ai-je tort?]

      Ce n’est pas moi qui vous le reprocherai. Chacun de nous devrait savoir que ses forces sont limitées, et qu’il faut donc choisir ses combats. Est-ce que croiser le fer avec votre collègue apportera quelque chose à l’humanité ? Probablement pas. Contredire les fous n’a jamais changé le monde. Mieux vaut réserver vos énergies aux combats qui en valent vraiment la peine.

      [Je souhaite enseigner et devenir maître de conférences. J’ignore si j’aurai affaire à de tels élèves dans mes cours mais je me demande juste quelle sera la bonne chose à faire. Se plier ? Refuser de les appeler ainsi sous peine de se faire virer et perdre une carrière entière ?]

      Je ne crois pas que vous puissiez vous faire virer pour cette raison. Les gens ont un sexe et un prénom inscrit dans l’état civil, et personne ne peut vous obliger à les traiter différemment. Ce que vous risquez, c’est un conflit qu’il faut gérer pédagogiquement, non pas pour ce qui concerne l’individu – ces gens ont besoin d’une aide spécialisée – mais pour le reste de vos étudiants. Il faut expliquer pourquoi les règles existent, et montrer combien une société où chacun a le pouvoir d’imposer ses marottes aux autres est invivable.

      [Je suis dépité de voir à quel point on peut se réjouir d’une mort de cette façon, surtout la mort d’un homme qui n’était franchement pas aussi important qu’on a bien voulu nous le faire croire.]

      Je ne suis pas d’accord avec vous pour ce qui concerne l’importance de Jean-Marie Le Pen. Il est vrai que son poids politique a décliné ces dix dernières années, que le FN s’est progressivement détaché non seulement de son autorité, mais aussi de l’idéologie poujadiste qu’il a longtemps portée. Mais cela ne doit pas nous conduire à négliger son rôle dans les trente ans qui ont précédé, notamment sur la stratégie du FN. Sans lui, le FN se serait probablement « mégretisé », et négocié avec la droite traditionnelle son intégration dans le « cercle de la raison » néolibéral. C’est son intransigeance qui a maintenu le FN dans son splendide isolement, et rendu possible – contre Jean-Marie Le Pen cette fois – la transformation social-souverainiste.

    • Claustaire dit :

      [Je vis cette forme assez banale de terrorisme intellectuel au travail.  Un collègue est “transgenre” et souhaite qu’on l’appelle par un autre prénom et avec les prénoms féminins.], 
       
      Il doit y avoir du “terrorisme” pire à vivre… Prenez donc avec humour les rappels à sa putative féminité de votre collègue. D’ailleurs quand vous lui parlez, est-il nécessaire de recourir à son prénom ? Un simple “tu” ou “vous” ne suffit-il pas ? Ou, quand vous aurez à parler de ce collègue en son absence, recourez donc au “iel”, pour vous montrer au top du wokisme 🙂 Enfin, un “chèr(e) collègue” ne sera-t-il pas suffisant pour vous adresser à iel ? Quoi qu’il en soi, que cette incertitude de genre ne vous empêche pas de dormir, à moins que vous soyez vous-même travaillé intimement par cette question ? 🙂 Dans ce cas, bonne transition. D’ailleurs, n’oubliez pas, les bonnes transitions, c’est ce qui est le plus important pour manifester la logique d’une argumentation, surtout lorsque vous seriez dans l’enseignement… 🙂 Bien à vous !
       

      • Descartes dit :

        @ Claustaire

        [Un simple “tu” ou “vous” ne suffit-il pas ? Ou, quand vous aurez à parler de ce collègue en son absence, recourez donc au “iel”, pour vous montrer au top du wokisme 🙂 Enfin, un “chèr(e) collègue” ne sera-t-il pas suffisant pour vous adresser à iel ?]

        Vous me rappelez ce conte oriental ou un homme était traîné devant le tribunal pour avoir traité son voisin « d’escroc », et qui demande au juge s’il serait considéré insultant si au lieu de le traiter ainsi il le traitait de « parangon d’honnêteté ». Le juge, bien évident, lui répond qu’une telle adresse n’est en rien injurieuse. Et notre homme de crier, chaque fois qu’il croisait son adversaire en public, « bonjour, parangon d’honnêteté », « bonsoir, parangon d’honnêteté », « après vous, parangon d’honnêteté »…

        • Magpoul dit :

          @Claustaire et Descartes
          Merci à vous deux pour vos pertinents conseils, chers collègues. Croyez-moi, je fais ce que je peux pour éviter d’utiliser ces pronoms. Ce qui m’a plus choqué, à vrai dire, ce n’est pas tant le caprice de la personne, mais à quel point un groupe entier peut intégrer ce caprice comme quelque chose de normal et s’autoréguler même en l’absence de la personne en question. Je commence à enseigner lundi, je ferai en sorte de m’armer des meilleurs transitions possibles !

          Mais cela ne doit pas nous conduire à négliger son rôle dans les trente ans qui ont précédé, notamment sur la stratégie du FN. Sans lui, le FN se serait probablement « mégretisé », et négocié avec la droite traditionnelle son intégration dans le « cercle de la raison » néolibéral. C’est son intransigeance qui a maintenu le FN dans son splendide isolement, et rendu possible – contre Jean-Marie Le Pen cette fois – la transformation social-souverainiste.

          Cette intransigeance était-elle politique ou simplement égoïste? Je le vois plus comme une créature médiatique qui prenait un malin plaisir à faire le “buzz” avant qu’internet n’existe. Je vois son reportage où il se montre en train de diner devant les caméras, ou ses échanges avec Mitterrand sur le fait qu’il n’ai pas assez d’expositions. Après, le résultat est le même, je suis d’accord. Cela a fourni des fondations à sa fille pour bâtir un parti d’opposition qui se veut solide et sérieux. 

          • Descartes dit :

            @ Magpoul

            [Ce qui m’a plus choqué, à vrai dire, ce n’est pas tant le caprice de la personne, mais à quel point un groupe entier peut intégrer ce caprice comme quelque chose de normal et s’autoréguler même en l’absence de la personne en question.]

            C’est un peu le problème. Nous vivons dans une société où certaines communautés pratiquent un terrorisme intellectuel qui permet à leurs membres d’imposer leurs névroses au reste de la population.

            [Cette intransigeance était-elle politique ou simplement égoïste ?]

            Qui peut sonder les cœurs et les reins ? Je pense qu’il y avait chez Jean Marie Le Pen une forme de modestie : il était je pense parfaitement conscient du fait que son mouvement était incapable de gouverner. On connaît l’anecdote, peut-être apocryphe, dans laquelle à la remarque d’un partisan qui lui disait « à la prochaine élection, nous sommes au pouvoir », il répondait « dieu nous en préserve ». Son objectif était plus d’exercer une influence, d’imposer certains thèmes dans le débat public, de peser de l’extérieur. Pas d’exercer le pouvoir effectif, exercice auquel il n’a jamais cherché à préparer son parti, que ce soit en formant des cadres, en attirant des compétences extérieures, ou même en élaborant un véritable programme de gouvernement. Peut-on séparer ici le choix politique et le choix personnel ?

            [Je le vois plus comme une créature médiatique qui prenait un malin plaisir à faire le “buzz” avant qu’internet n’existe. Je vois son reportage où il se montre en train de diner devant les caméras, ou ses échanges avec Mitterrand sur le fait qu’il n’ai pas assez d’expositions.]

            Il est clair que Le Pen prenait un grand plaisir à jouer le grand méchant loup, à choquer. Mais je ne pense pas que son choix de maintenir le FN dans son splendide isolement ait été guidé par ça.

  6. Claustaire dit :

    Merci, René, d’avoir apporté votre flamme à la commémoration de l’atrocité dont fut victime la rédaction de Charlie Hebdo et dont les ondes destructrices n’ont pas fini d’ébranler la liberté d’expression dans notre pays.
     
    Que ce soit pile (journal ‘raciste et islamophobe’ comme certains le vilipendent) ou face (Statue de la Liberté d’expression comme certains le sanctifient), Charlie est devenu ce que ses créateurs et artisans n’avaient jamais ambitionné : une espèce de “monstre” (‘monstre sacré’ pour les uns, sacrilège pour d’autres), un chiffon rouge servant ici de drapeau brandi par une résistance à l’obscurantisme religieux, là de muleta qui ne peut que faire baver les “c*ns” légitimement caricaturés ou leurs ‘fidèles’.
     
    Pour moi, je découvre chaque semaine, tantôt enthousiaste, tantôt interloqué, sa Une avec le sentiment à la fois pathétique et un peu historique de me pencher sur une espèce de mausolée où vibrent douloureusement les absents regrettés mais où brûle toujours une petite flamme, d’autant plus précieuse, d’autant plus à protéger que je sais combien seraient nombreux et ravis les gens qui la sauraient éteinte.

    • Descartes dit :

      @ Claustaire

      [Que ce soit pile (journal ‘raciste et islamophobe’ comme certains le vilipendent) ou face (Statue de la Liberté d’expression comme certains le sanctifient), Charlie est devenu ce que ses créateurs et artisans n’avaient jamais ambitionné : une espèce de “monstre”]

      C’est un peu le problème : Charlie a été revêtu par les caprices de l’histoire d’un costume qui est beaucoup trop grand comme lui. Un peu comme le capitaine Dreyfus, dont la personnalité effacée et le conformisme a déçu beaucoup de dreyfusards. Avant ce mois de janvier 2015, Charlie n’était qu’une bande de copains qui s’amusaient avec des blagues potaches, en se moquant – quelquefois en excédant les limites du mauvais goût – de ce que les autres tenaient pour sacré. Sans les frères Kouachi, l’hebdo aurait peut-être fait faillite en quelques années – ses comptes allaient très mal – et ce serait resté comme une relique pour quelques fans. Il est vrai qu’il y avait dans l’équipe de Charlie quelques grands artistes – je pense surtout à Cabu, qui savait comme personne résumer une situation d’un coup de crayon. Mais disons-le franchement, du point de vue intellectuel Charlie volait assez bas. Charlie est devenu un symbole non pas pour ce qu’il était, mais pour ce qu’il a subi.

      [Pour moi, je découvre chaque semaine, tantôt enthousiaste, tantôt interloqué, sa Une avec le sentiment à la fois pathétique et un peu historique de me pencher sur une espèce de mausolée où vibrent douloureusement les absents regrettés mais où brûle toujours une petite flamme, d’autant plus précieuse, d’autant plus à protéger que je sais combien seraient nombreux et ravis les gens qui la sauraient éteinte.]

      Plus que les absents regrettés, c’est le mausolée ou reposent les restes d’une époque où l’on pouvait critiquer tout, rire de tout et se moquer de tout sans craindre pour sa vie. En enterrant les morts de Charlie, c’est cette liberté qu’on enterre. Et c’est pourquoi maintenir cette « petite flamme » vivante est si important. Dites-vous bien que la génération qui a connu cette époque sera bientôt à la retraite, que la France active sera composée de gens qui ont été élevés dans la peur de se singulariser du troupeau, d’exprimer une opinion dissidente, parce que cela peut vous coûter le rejet de vos pairs, le harcèlement sur les réseaux sociaux, l’ostracisme professionnel et, dans des cas extrêmes, la vie.

  7. Didier Bous dit :

     
    Vous dites que cette vague d’intolérance et de fanatisme est partout mais ne citez que deux pays, en plus de même civilisation. Comment cela se passe t’il dans d’autres grands pays d’Europe, en Allemagne, en Italie, en Espagne et ailleurs dans le monde, en Chine, en Inde, au Brésil et en Russie. Si l’Allemagne et l’Italie n’ont pas ces problèmes, on a des chances de mieux en comprendre les causes. 
    Vous semblez ne pas estimer que le pouvoir de ces groupuscules vient de ce qu’ils sont soutenus plus ou moins discrètement par la gauche et les verts avec le camp Macron qui a tendance à laisser faire.

    • Descartes dit :

      @ Didier Bous

      [Vous dites que cette vague d’intolérance et de fanatisme est partout mais ne citez que deux pays, en plus de même civilisation. Comment cela se passe t’il dans d’autres grands pays d’Europe, en Allemagne, en Italie, en Espagne et ailleurs dans le monde, en Chine, en Inde, au Brésil et en Russie.]

      Je ne connais pas suffisamment tous ces pays pour vous répondre, mais je peux vous dire qu’on retrouve le même schéma d’intolérance en Grande Bretagne, en Allemagne, en Espagne. Et dans d’autres continents, on le voit dans les Amériques, au Canada et aux Etats-Unis au nord, en Argentine au sud. Je ne sais pas ce qui en est de l’Asie, mais le phénomène est quand même suffisamment étendu pour penser qu’il tient aux transformations structurelles du capitalisme, et non à la spécificité culturelle de tel ou tel pays, même si les formes que cela prend peuvent être très différentes en fonction de l’histoire de chacun.

      [Vous semblez ne pas estimer que le pouvoir de ces groupuscules vient de ce qu’ils sont soutenus plus ou moins discrètement par la gauche et les verts avec le camp Macron qui a tendance à laisser faire.]

      Effectivement, je trouve qu’attribuer le pouvoir de ces groupuscules au soutien qu’ils reçoivent de la gauche et de la bienveillance du « camp Macron » est une vision schématique qui n’explique pas la réalité. C’est quand même drôle de constater qu’alors que la gauche est largement minoritaire dans le pays, que le bloc de droite est largement majoritaire, la gauche pourrait par son simple soutien permettre à des groupuscules imposer leur vision aux administrations, aux entreprises, aux universités.

      La gauche est aujourd’hui plus intolérante que la droite, et c’est normal. La droite représente les classes bien installées au pouvoir et dont le statut social n’est pas menacé. Ces classes peuvent donc se permettre de laisser s’exprimer des voix dissidentes. La gauche représente aujourd’hui plutôt les classes intermédiaires, dont le statut social est toujours susceptible d’être remis en cause. C’est pourquoi on trouve dans un journal comme « Le Figaro » une diversité de points de vue qu’on ne trouvera pas à « Libération »…

  8. Henri dit :

    Bonjour et merci pour cet intéressant papier, dont je ne partage pourtant ni l’analyse ni les conclusions.
    Il me semble que vous amalgamez des choses qui sont bien différentes: la montée de l’islamisme radical violent et le recul de ce que vous appelez l’esprit de libre-examen:
    [Mais l’esprit dont la publication était en quelque sorte le symbole, cet esprit si français qui mélangeait l’insouciance, la liberté de ton, le refus de se soumettre aux dogmes, et dans lequel nous avons vécu depuis les années 1960, agonisait déjà sous les coups des fanatismes de tout bord, dont l’action est certes moins violente que celle des islamistes, mais n’est pas moins efficace à l’heure de faire taire ceux pour qui tout écart par rapport à leur dogme préféré est intolérable.]
    Il se trouve que je suis un ancien lecteur de Charlie-Hebdo deuxième formule, relancé en 1992 (de mémoire) par Val et Cabu après l’expérience de la Grosse Bertha et après avoir éjecté Choron et gardé Cavanna. J’étais trop jeune pour la première formule et j’ai découvert le journal grâce ou à cause de mon père; j’en ai suivi toutes les aventures et les convulsions et j’ai arrêté petit à petit de l’acheter vers 2007/2008 (je crois) – après l’élection de Sarkozy et surtout le licenciement de Siné par Val pour un soi-disant dessin antisémite. Je constate que l’accusation a fait florès depuis…
    Le fait que Philippe Val, un de ceux qui a ressuscité Charlie, soit devenu ensuite directeur de France-Inter, puis chroniqueur sur Europe 1, le fait qu’il s’autorise régulièrement à raconter n’importe quoi et à distribuer des anathèmes, doit interroger: sur sa trajectoire et sur ce fameux esprit de libre-examen dont il se prétend un des représentants. Il me semble qu’il est en fait très mal placé pour occuper cette position. Quand j’étais un jeune lecteur de Charlie dans les années 90 – et notamment un lecteur consciencieux de ses éditos – j’avais été frappé du décalage entre le contenu de son discours (professoral, un peu caricatural justement dans sa façon d’opposer les gentils et les méchants) et le caractère bête et méchant des dessins. La seule chose qu’on peut constater, c’est que les choses ne se sont pas améliorées depuis.
    Voilà le paradoxe de notre époque: critiquer l’esprit Charlie est devenu un sacrilège, alors que l’esprit Charlie, c’est l’affirmation du droit au blasphème! Il y a quand même une sacrée dose de contradiction là-dedans…
    De quoi veut-on parler avec “l’esprit Charlie”? Il me semble que ce n’est pas très clair. Si c’est l’esprit de ce journal particulier, il n’est pas resté identique à lui-même et il y avait des lignes de fractures très nettes à l’intérieur de la rédaction. Si on entend par là la liberté d’expression et de caricature, ce joyeux mélange de liberté de ton, etc., il avait déjà été attaqué et miné de l’intérieur par Val depuis la reprise du journal et le fait de lui imposer une certaine ligne politique.
    S’il y a eu un esprit Charlie première formule qui aurait survécu dans la seconde, il s’est étiolé petit à petit jusqu’à ce terrible attentat de janvier 2015 (je me rappelle exactement où j’étais et ce que je faisais ce jour-là et mon premier réflexe a été de croire à une mauvaise blague). Cabu et Wolinski faisaient partie de mes souvenirs  d’enfance, j’aimais beaucoup Charb, Honoré et Oncle Bernard, mais je ne lisais plus le journal, qui avait perdu pas mal de lecteurs et qui n’allait pas très bien à ce moment-là. Je me rappelle mon étonnement face à la grande manifestation qui a eu lieu à République – une telle brochettes de chefs d’État et de dirigeants pour un journal qui avait passé le plus clair de son temps à les tourner en ridicule! Là encore, ça ressemblait à une mauvaise blague… Quand j’étais adolescent, j’étais le seul de mon lycée à lire Charlie, on peut dire que l’on était pas beaucoup à avoir ce fameux “esprit” (j’ai converti un copain ou deux et c’est tout). Et tout d’un coup, ce journal que peu de gens lisait et qui avait été le théâtre d’un certain nombre d’affrontements (idéologiques) très violents devient un trésor national et un étendard: le fameux “esprit Charlie” dont tout le monde parle mais que personne n’est capable de définir. C’est une histoire très étrange et un peu désespérante qui mérite à mon avis mieux que votre rapprochement un peu douteux entre le “wokisme” (pour aller très vite) et le terrorisme d’origine religieuse. Il ne faut pas oublier que, aujourd’hui, au nom de ce fameux “Esprit Charlie” et de la liberté d’expression, on censure non seulement à gauche, mais aussi à droite et au centre (le licenciement de Guillaume Meurice – que je n’écoutais pas – est à cet égard très révélateur). On censure partout: je me suis amusé à aller déterrer dans ma cave quelques exemplaires du Charlie de Charb datant de la deuxième Intifada et de l’opération Plomb durci: certains des dessins seraient immanquablement considérés aujourd’hui comme antisémites par les détenteurs et administrateurs officiels de “l’esprit Charlie”.
    Je me suis mis à racheter le journal après l’attentat par solidarité, mais je suis au regret de dire que ces attentats ont été peut-être le dernier clou dans le cercueil: les dessins sont sinistres et peinent à faire sourire, les textes sont toujours aussi donneurs de leçons, heureusement, il y a Vuillemin (qui était parti avec Choron et qui est revenu on ne sait pourquoi). Et d’un autre côté, on conçoit très bien comment ce déchaînement de violence meurtrière a pu éteindre le sens de l’humour et de la dérision chez les survivants de la rédaction.
    Vous avez raison sur un point: nous sommes entrés dans une époque où le niveau d’intolérance augmente dangereusement. Mais il faut faire attention à ne pas confondre cette intolérance avec l’usage de la violence (à mon avis du moins). Dans les années 90, le journal était régulièrement attaqué devant les tribunaux par l’Agrif (association d’extrême-droite choquée par les caricatures du Christ et du pape), dans les années 2000, ce sont des associations musulmanes parce que la cible avait changé. Mais je ne pense pas qu’on puisse établir une continuité entre ces attaques devant des tribunaux et le recours au terrorisme (même si ça peut être tentant pour certains). Ce qui est dangereux, c’est le recul de la liberté d’expression et les tentatives pour imposer une pensée et une vérité officielles.
    Si on veut essayer d’aller au fond des choses, il faut peut-être défendre l’idée suivante: l’esprit de dérision et de caricature n’a de sens que s’il s’exerce au dépens d’un pouvoir fort, structuré et autoritaire. C’est ça qui a fait le succès du Charlie première formule (et d’ailleurs, cela m’étonne un peu que vous preniez sa défense, vous qui ne semblez pas du tout apprécier les gauchistes et ceux qui critiquent la police et les violences policières par exemple). Une fois que l’autorité de l’État et de ses représentants a été suffisamment minée et affaiblie par l’approfondissement de l’individualisme issu (entre autre) de mai 68 et de l’arrivée de la gauche au pouvoir, le journal pouvait disparaître et c’est ce qui s’est produit. Il a été ressuscité dans les années 90, peut-être en partie à cause de l’échec de la gauche mitterrandienne et du retour de la droite (deux cohabitations successives): la preuve étant que la cible favorite des caricaturistes était la figure de Chirac et des autres personnalités de la droite (Balladur, Léotard, etc); autre élément de réflexion: Charlie a été un des premiers et des seuls medias (à ma connaissance) à réclamer (à la fin des années 90) l’interdiction du Front National (avec le lancement d’une pétition à l’initiative de Philippe Val). Et c’est à partir du tournant des années 2000 et des attentats de 2001 que le journal s’est de plus en plus focalisé sur l’Islam et l’islamisme, les uns y voyant une entreprise salutaire et les autres un danger ou une forme de racisme (la polémique autour du terme d’islamophobie). Mon interprétation a posteriori, c’est que l’Islam et l’islamisme sont devenus un sujet parce qu’il n’y avait plus rien d’autre à caricaturer, plus d’idole à abattre, plus de sacré à la tête de l’État ni de l’Eglise. D’une certaine manière, et c’est une analyse qui converge peut-être avec certaines de vos vues sur la dégradation du débat public, nos élites politiques et économiques sont devenues leurs propres caricatures: les Guignols ont traversé la lucarne du petit écran et ils sont venus s’installer dans notre réalité; nous le savons, ils le savent et au fond, ils s’en foutent; il n’y a plus de distance entre le peuple et ses élites gouvernantes qui justifierait et rendrait nécessaire un travail de désacralisation; on ne peut plus se moquer des croyances puisqu’on ne croit plus en rien.  Je sais que c’est un peu désespérant, mais il me semble qu’il y a un peu de vrai là-dedans: comment caricaturer Macron ou Biden ou Trump qui sont leur propre caricature? Quelles sont les idoles qu’il reste à détruire? Il me semble que les musulmans qui se sentent offensés par les dessins qui les caricaturent ou qui se moquent de leur religion ne sont pas tellement différents des autres groupes qui refusent qu’on se moque de leur “identité” (raciale, sexuelle,  genrée, etc.) : là où on voudrait voir une lutte contre l’oppression, il n’y a peut-être au fond qu’un bricolage identitaire. Donc, je suis d’accord avec vous pour défendre la liberté d’expression et de libre-examen, mais à condition de le faire dans tous les domaines et de ne pas se montrer trop sélectif dans l’indignation. Et je ne suis en revanche pas vraiment d’accord pour établir une sorte de continuité artificielle entre l’esprit de sérieux de la sensibilité identitaire et le recours à la violence terroriste et au massacre. Vouloir faire interdire un journal ou un dessin (par des pressions ou par la voie judiciaire), ce n’est quand même pas du tout la même chose que de massacrer toute une rédaction!
    Voilà, je vous donne tous ces éléments de réflexion en vrac et dans l’espoir de faire avancer un peu le débat.
    PS et par ailleurs: je trouverais intéressant que votre blog s’attelle à une réflexion un peu plus programmatique. Il me semble que vous avez contribué à permettre de faire un état des lieux assez exhaustif du désastre en cours. La question serait maintenant de savoir quoi faire et comment… Un autre grand paradoxe de l’époque (de mon point de vue), c’est le fait que tous ces partis qui s’opposent à l’assemblée et refusent de travailler ensemble ou même de se serrer la main sont en fait d’accord sur beaucoup de choses (un certain renoncement à exercer toute forme de souveraineté pour aller très vite, un alignement presque total sur des intérêts qui ne sont pas les nôtres, une certaine façon d’esquiver les questions gênantes et les remises en question par la désignation de boucs-émissaires)
     

    • Descartes dit :

      @ Henri

      [Bonjour et merci pour cet intéressant papier, dont je ne partage pourtant ni l’analyse ni les conclusions.]

      Super ! Nous sommes ici précisément pour en discuter.

      [Il me semble que vous amalgamez des choses qui sont bien différentes : la montée de l’islamisme radical violent et le recul de ce que vous appelez l’esprit de libre-examen:]

      Mais s’agit-il vraiment de deux choses aussi « différentes » que ça ? Vous noterez que les auteurs des attentats de 2015 étaient tous des Français nés et éduqués en France. Les frères Kouachi sont nés à Paris et, très tôt orphelins, sont pris en charge par l’aide sociale à l’enfance en foyer d’accueil, puis au centre des Monédières, à Treignac, en Corrèze. Ils feront une scolarité convenable et sans histoires (l’un aura un BEP d’hôtellerie, l’autre d’électrotechnique). Ahmedi Coulibaly est né à Juvisy-sur-Orge. C’est un enfant heureux et un collégien moyen. Il devient délinquant alors qu’il est au lycée professionnel. Aucun de ces personnages n’a vécu isolé dans une communauté musulmane, pas plus qu’il n’a reçu une éducation religieuse dans sa famille. Ils se sont tous trois radicalisés en étant jeunes adultes, après des enfances sans histoires.

      La question à se poser et donc de savoir pourquoi des jeunes Français, éduqués à l’école publique française, en contact avec la société française et non simplement avec leur communauté, se sont radicalisés. Est-ce pour des raisons très différentes de celles qui conduisent autres groupuscules à se radicaliser, eux aussi ? Et n’est-ce pas cette radicalisation générale qui conduit au recul de l’esprit de libre examen ?

      [Le fait que Philippe Val, un de ceux qui a ressuscité Charlie, soit devenu ensuite directeur de France-Inter, puis chroniqueur sur Europe 1, le fait qu’il s’autorise régulièrement à raconter n’importe quoi et à distribuer des anathèmes, doit interroger: sur sa trajectoire et sur ce fameux esprit de libre-examen dont il se prétend un des représentants. Il me semble qu’il est en fait très mal placé pour occuper cette position.]

      Il me fait ici préciser ma pensée. J’ai écrit que Charlie « était devenu le symbole » de cet esprit, pas qu’il le pratiquait. Je suis un peu plus âge que vous, et j’ai donc connu le Charlie « historique » du Professeur Choron puis ses différents avatars. Il y eut des périodes de plus grande ouverture, et des périodes de reprise en main. La liberté de ton presque totale de l’époque ou Cavanna dirigeait la publication n’était pas vraiment de mise quand Val a pris le pouvoir – même s’il ne faut pas trop exagérer son autorité sur la rédaction. Mais la question ici n’était pas tant ce que Charlie était que ce que Charlie symbolisait. Et Val ou pas Val, la publication est restée dans l’imaginaire comme représentative d’un certain esprit de libre examen.

      [Voilà le paradoxe de notre époque : critiquer l’esprit Charlie est devenu un sacrilège, alors que l’esprit Charlie, c’est l’affirmation du droit au blasphème! Il y a quand même une sacrée dose de contradiction là-dedans…]

      Vous apportez là de l’eau à mon moulin. Dans notre époque, Charlie est une contradiction. Même lorsqu’il s’agit de le défendre, notre société le fait dogmatiquement, en sacralisant l’objet alors que précisément Charlie mérite d’être défendu pour ce qu’il symbolise : la liberté de tout remettre en cause, y compris Charlie.

      [De quoi veut-on parler avec “l’esprit Charlie”? Il me semble que ce n’est pas très clair. Si c’est l’esprit de ce journal particulier, il n’est pas resté identique à lui-même et il y avait des lignes de fractures très nettes à l’intérieur de la rédaction. Si on entend par là la liberté d’expression et de caricature, ce joyeux mélange de liberté de ton, etc., il avait déjà été attaqué et miné de l’intérieur par Val depuis la reprise du journal et le fait de lui imposer une certaine ligne politique.]

      Je dirais que « l’esprit Charlie » c’est plus ce que Charlie symbolise que ce que Charlie a été à tel ou tel moment de son histoire. Qu’il y ait eu des fractures nettes dans la rédaction, cela n’a rien de choquant pour une publication qui prône le libre examen. Qu’un directeur impose une « ligne », c’est déjà plus sérieux… mais comme vous le notez vous-même, cette prise en main n’a été que relative, et les dessinateurs ont gardé la possibilité de tout remettre en cause.

      [S’il y a eu un esprit Charlie première formule qui aurait survécu dans la seconde, il s’est étiolé petit à petit jusqu’à ce terrible attentat de janvier 2015 (je me rappelle exactement où j’étais et ce que je faisais ce jour-là et mon premier réflexe a été de croire à une mauvaise blague).]

      C’était bien mon point. Et si l’esprit s’étiolait doucement, c’est parce que cet esprit a disparu dans la société. Aujourd’hui, les gens cherchent à se retrouver avec des personnes qui pensent comme eux, et n’ont pas envie de lire une publication qui remet leurs convictions en cause. Une revue comme Charlie, qui pouvait rire de tout, n’était plus dans l’air du temps.

      [Je me rappelle mon étonnement face à la grande manifestation qui a eu lieu à République – une telle brochettes de chefs d’État et de dirigeants pour un journal qui avait passé le plus clair de son temps à les tourner en ridicule ! Là encore, ça ressemblait à une mauvaise blague…]

      Je ne comprends pas votre raisonnement. Dans une société qui garde l’esprit ouvert, etre tourné en ridicule, pour un homme public, c’est presque un badge d’honneur. Dans les années 1980 les dirigeants se battaient pour être représentés au « bebête show » – et plus tard aux « guignols ». C’est avec le recul de l’esprit de libre examen que nos dirigeants ont perdu le sens de l’humour… Je pense que la mobilisation monstre du 11 décembre 2015 tient en grande partie à la prise de conscience de cette perte. Une génération enterrait l’esprit de sa jeunesse.

      [Et tout d’un coup, ce journal que peu de gens lisait et qui avait été le théâtre d’un certain nombre d’affrontements (idéologiques) très violents devient un trésor national et un étendard: le fameux “esprit Charlie” dont tout le monde parle mais que personne n’est capable de définir.]

      Pourquoi dites-vous que « personne n’est capable de le définir » ? On peut assez facilement le définir, seulement, il ne correspond pas nécessairement à ce qu’était Charlie au moment ou l’attentat s’est produit. C’est cela, la magie étrange des symboles : on prend un objet, et on lui donne une signification qui souvent n’a qu’un rapport lointain avec celui-ci.

      [C’est une histoire très étrange et un peu désespérante qui mérite à mon avis mieux que votre rapprochement un peu douteux entre le “wokisme” (pour aller très vite) et le terrorisme d’origine religieuse. Il ne faut pas oublier que, aujourd’hui, au nom de ce fameux “Esprit Charlie” et de la liberté d’expression, on censure non seulement à gauche, mais aussi à droite et au centre (le licenciement de Guillaume Meurice – que je n’écoutais pas – est à cet égard très révélateur).]

      Excusez-moi, mais je ne vois pas très bien qui aurait été « censuré » au nom de « l’esprit Charlie ». Certainement pas Guillaume Meurice, dont le licenciement a été motivé par une remarque qui a déplu au lobby israélien. Je ne vois pas le rapport avec « l’esprit Charlie ».

      Quant au rapprochement que vous me reprochez, je persiste et signe. Comme disait je ne sais plus qui, « le meurtre est la forme extrême de censure ». Je ne peux m’empêcher d’établir un lien entre l’assassinat de la rédaction de Charlie Hebdo et – mutatis mutandis – le comportement de groupuscules de toute sorte qui s’estiment légitimes à utiliser la violence pour faire disparaître – ne serait-ce que symboliquement – les expressions ou les personnes qui ont l’heur de leur déplaire. Pourquoi ce parallèle vous paraît « douteux » ?

      [On censure partout: je me suis amusé à aller déterrer dans ma cave quelques exemplaires du Charlie de Charb datant de la deuxième Intifada et de l’opération Plomb durci: certains des dessins seraient immanquablement considérés aujourd’hui comme antisémites par les détenteurs et administrateurs officiels de “l’esprit Charlie”.]

      J’ai l’impression qu’on ne se comprend pas. Que certains personnages invoquent « l’esprit Charlie » un jour et exigent la censure le lendemain, c’est un fait qui mérite d’être dénoncé. Mais ces gens là ne sont nullement les « détenteurs et administrateurs officiels » de quoi que ce soit. « L’esprit Charlie », c’est la liberté de rire de tout, de soumettre tout à l’examen corrosif de la raison. Que certains s’en réclament pour ensuite le piétiner n’y change rien.

      Ce que j’ai du mal à comprendre, c’est que vous me reprochiez de faire le rapprochement entre les attentats contre « Charlie Hebdo » et les « woke » ou d’autres formes d’intégrisme religieux, alors qu’ici vous arrivez finalement à la même conclusion que moi : la tendance à vouloir « canceler » celui qui ne dit comme vous est devenue dominante dans l’ensemble du monde intellectuel.

      [Mais je ne pense pas qu’on puisse établir une continuité entre ces attaques devant des tribunaux et le recours au terrorisme (même si ça peut être tentant pour certains). Ce qui est dangereux, c’est le recul de la liberté d’expression et les tentatives pour imposer une pensée et une vérité officielles.]

      C’est sur ce point que nous différons. Je pense qu’à partir d’un certain moment, on est passé dans notre société de la manifestation pacifique et la plainte au tribunal à l’usage de la force violente, au cocktail molotov et, dans les cas extrêmes, à celui de la Kalachnikov. Quand on commence avec l’idée qu’il est légitime de faire disparaître symboliquement celui qui ne pense pas comme vous ou qui n’agit pas comme vous le souhaitez, la transformation de la disparition symbolique en disparition physique n’est pas loin.

      [Si on veut essayer d’aller au fond des choses, il faut peut-être défendre l’idée suivante: l’esprit de dérision et de caricature n’a de sens que s’il s’exerce au dépens d’un pouvoir fort, structuré et autoritaire. C’est ça qui a fait le succès du Charlie première formule (et d’ailleurs, cela m’étonne un peu que vous preniez sa défense, vous qui ne semblez pas du tout apprécier les gauchistes et ceux qui critiquent la police et les violences policières par exemple).]

      Vous avez bien vu, je ne les apprécie pas, et je n’ai jamais été lecteur de Charlie. Mais je n’adhère pas à l’idée que les gens que je n’apprécie pas devraient disparaître.

      [Une fois que l’autorité de l’État et de ses représentants a été suffisamment minée et affaiblie par l’approfondissement de l’individualisme issu (entre autre) de mai 68 et de l’arrivée de la gauche au pouvoir, le journal pouvait disparaître et c’est ce qui s’est produit.]

      Vous abordez là une question intéressante, que Jacques Lacan a résumé dans une formule que je trouve excellente : « là où tout est permis, rien n’est subversif ». A l’époque de l’ORTF, dire « merde » dans le poste passait pour un acte révolutionnaire. Aujourd’hui, à peine si on le remarque. Oui, bien entendu, à l’époque où l’Etat était fort, structuré et autoritaire, Charlie était subversif. Lorsque tout a été permis, il a cessé de l’être. Et paradoxalement il l’est redevenu lorsque la société est redevenue dogmatique, lorsque l’autoritarisme de l’Etat a été remplacé par l’autoritarisme dogmatique de groupuscules – qu’ils soient féministes, « racialistes », islamistes ou ce que vous voudrez.

      [Mon interprétation a posteriori, c’est que l’Islam et l’islamisme sont devenus un sujet parce qu’il n’y avait plus rien d’autre à caricaturer, plus d’idole à abattre, plus de sacré à la tête de l’État ni de l’Eglise.]

      Mais Charlie ne se contentait pas de caricaturer l’islamisme. Il caricaturait aussi les féministes… qui sont là aussi une « idole à abattre » par les temps qui courent. Car s’il n’y a « plus de sacré à la tête de l’Etat », le sacré existe toujours chez les groupuscules divers et variés. Et blasphémer contre le dogme féministe, végane ou racialiste peut être aussi dangereux – voir plus – que ne l’était naguère de se moquer de la mort de De Gaulle. Je pense qu’on fait une erreur en parlant de la « mort du sacré ». Oui, le sacré « social » est mort, mais il a été remplacé par un « sacré » groupusculaire ou individuel, d’autant plus intouchable qu’il fait partie de l’identité des personnes.

      [D’une certaine manière, et c’est une analyse qui converge peut-être avec certaines de vos vues sur la dégradation du débat public, nos élites politiques et économiques sont devenues leurs propres caricatures: les Guignols ont traversé la lucarne du petit écran et ils sont venus s’installer dans notre réalité; nous le savons, ils le savent et au fond, ils s’en foutent; il n’y a plus de distance entre le peuple et ses élites gouvernantes qui justifierait et rendrait nécessaire un travail de désacralisation; on ne peut plus se moquer des croyances puisqu’on ne croit plus en rien.]

      Oui… et non. Je partage votre vision sur la désacralisation « collective ». Mais le sacré disparu a été remplacé par un autre sacré, individuel ou groupusculaire cette fois. Seulement voilà, dans un Etat de droit, se moquer du pouvoir peut vous amener des ennuis, mais l’Etat est tenu à respecter certains principes et ne peut dépasser certaines limites. Les groupuscules ne sont pas tenus par ces limites, et peuvent tout oser. C’est pourquoi blasphémer un pouvoir structuré est généralement infiniment moins dangereux que faire la même chose avec des groupuscules.

      [Il me semble que les musulmans qui se sentent offensés par les dessins qui les caricaturent ou qui se moquent de leur religion ne sont pas tellement différents des autres groupes qui refusent qu’on se moque de leur “identité” (raciale, sexuelle, genrée, etc.) : là où on voudrait voir une lutte contre l’oppression, il n’y a peut-être au fond qu’un bricolage identitaire.]

      Là, je suis désorienté. Ce que vous résumez dans ce paragraphe était le point central de mon papier, avec lequel pourtant vous vous disiez en désaccord total, considérant ce rapprochement comme « douteux ». J’ai l’impression qu’au fur et à mesure que vous avanciez dans votre commentaire, vous avez changé de positionnement, et que finalement nos analyses convergent…

      [Donc, je suis d’accord avec vous pour défendre la liberté d’expression et de libre-examen, mais à condition de le faire dans tous les domaines et de ne pas se montrer trop sélectif dans l’indignation.]

      Je suis moins extrême que vous. Je conçois qu’il y ait des domaines où la liberté d’expression puisse être restreinte pour des motifs d’ordre public. Ainsi, je conçois parfaitement que l’incitation à la haïne ou à la violence soient limitées, tout comme la négation des crimes contre l’humanité lorsque cette négation présente un danger social. Seulement, ces restrictions doivent être motivées et être le fait de la loi, et non de « l’offense » de tel ou tel groupuscule.

      Par contre, le principe de libre examen est pour moi absolu. La méthode scientifique doit pouvoir être appliquée à tout, sans exception.

      [Et je ne suis en revanche pas vraiment d’accord pour établir une sorte de continuité artificielle entre l’esprit de sérieux de la sensibilité identitaire et le recours à la violence terroriste et au massacre. Vouloir faire interdire un journal ou un dessin (par des pressions ou par la voie judiciaire), ce n’est quand même pas du tout la même chose que de massacrer toute une rédaction !]

      Par voie judiciaire non. Mais lorsque vous utilisez la force pour empêcher la représentation d’une pièce de théâtre ou la tenue d’un meeting ? Lorsque vous saccagez une librairie ? Lorsque vous faites pression pour qu’une personne soit chassée de son poste ou exclue d’une cérémonie ?

      Le recours à la voie judiciaire est parfaitement légitime : cela veut dire que vous déposez votre litige dans les mains d’une institution chargée de faire appliquer les lois. A l’opposé, les autres actes que j’ai cité visent à empêcher par la force une activité parfaitement licite. Autrement dit, elles reviennent à prendre dans vos mains le droit de faire la loi et de l’appliquer. Et là, je ne vois pas trop la différence avec l’usage de la Kalachnikov, si ce n’est une différence de degré…

      [Voilà, je vous donne tous ces éléments de réflexion en vrac et dans l’espoir de faire avancer un peu le débat.]

      Et je vous remercie. C’est toujours stimulant d’échanger avec ceux qui ne partagent pas mon avis.

      [PS et par ailleurs : je trouverais intéressant que votre blog s’attelle à une réflexion un peu plus programmatique. Il me semble que vous avez contribué à permettre de faire un état des lieux assez exhaustif du désastre en cours. La question serait maintenant de savoir quoi faire et comment…]

      Si je le savais… Pour être précis, j’ai une idée de ce qu’il faudrait faire, mais j’applique une règle que m’ont enseigné mes maîtres : chaque fois que j’ai une idée géniale, la première question que je me pose est « pourquoi n’a-t-elle pas été mise en œuvre avant ? ». Et en général, il y a une excellente raison. La difficulté aujourd’hui n’est pas tant de trouver les mesures qui permettraient de faire face au désastre. Le problème est que ces mesures portent atteinte à des intérêts, et que ces intérêts sont ceux des classes aujourd’hui ultra-dominantes. Autrement dit, le rapport de forces empêche aujourd’hui d’aller dans cette direction. Et ce rapport de forces est objectif : il dépend des rapports de production, et non de la volonté ou des convictions de tel ou tel acteur.

      Avec l’âge, je suis devenu modeste. Nous pouvons saisir plus ou moins bien les opportunités que l’histoire nous donne, mais nous ne pouvons pas les créer. Dans l’état actuel du rapport de forces, on ne peut qu’avoir une action testimoniale – ce qui n’est pas nécessairement négligeable. Le mieux que nous puissions faire, c’est de préserver ou d’enrichir les instruments – idéologiques, politiques, institutionnelles – qui nous permettraient de saisir l’opportunité lorsqu’elle se présentera.

      [Un autre grand paradoxe de l’époque (de mon point de vue), c’est le fait que tous ces partis qui s’opposent à l’assemblée et refusent de travailler ensemble ou même de se serrer la main sont en fait d’accord sur beaucoup de choses]

      Aujourd’hui, les partis politiques c’est un peu comme les équipes du tour de France. Ils veulent tous la même chose, le maillot jaune. Et leur seul désaccord porte sur la stratégie pour l’obtenir. Vous ne les imaginez pas tout de même travaillant ensemble et se disant « on portera le maillot jaune à tour de rôle »…

      Il n’y a pas de paradoxe. C’est précisément parce qu’ils sont d’accord sur l’essentiel qu’il leur faut se différencier. S’ils se mettaient à travailler ensemble, la fiction démocratique s’évanouirait et le peuple réaliserait qu’en fait il n’a pas de choix. C’est un peu ce que voulait Macron : au lieu de voir la gauche et la droite alterner au pouvoir, on pouvait se répartir les postes et gouverner tous ensemble. Résultat : les gens ont réalisé que voter socialiste ou voter LR c’était du pareil au même, et se sont tournés vers le seul acteur en dehors du système, le RN…

      • Bob dit :

        @ Descartes
         
        [Résultat : les gens ont réalisé que voter socialiste ou voter LR c’était du pareil au même, et se sont tournés vers le seul acteur en dehors du système, le RN…]
         
        Tout à fait. Pourtant ça fait une trentaines d’années qu’à ceux qui disent que droite et gauche en France, c’est blanc bonnet et bonnet blanc, on répond, en gros, qu’ils sont des idiots, voire des populistes/complotistes. Et c’est d’autant plus vrai à présent que le RN arrive aux portes du pouvoir…

      • Henri dit :

        Merci de cette réponse précise et argumentée, ça me permet de préciser un peu ma pensée, même si on marche un peu sur des œufs avec ces questions-là…

        [La question à se poser et donc de savoir pourquoi des jeunes Français, éduqués à l’école publique française, en contact avec la société française et non simplement avec leur communauté, se sont radicalisés. Est-ce pour des raisons très différentes de celles qui conduisent autres groupuscules à se radicaliser, eux aussi ? Et n’est-ce pas cette radicalisation générale qui conduit au recul de l’esprit de libre examen ?]
        Là, je donne ma langue au chat, les actes dont il est question sont tout à fait monstrueux et difficilement explicables, mais il me semble qu’on ne peut pas établir de continuité entre le fait de massacrer des gens et le fait d’essayer de les censurer par voie légale ou non. La seule chose qui est frappante dans toute cette affaire, c’est le fait que, avec l’affaire des caricatures de Mahomet, Charlie-Hebdo – qui avait jusque-là un lectorat assez limité – est devenu un objet d’attention planétaire: des pays arabes jusqu’en Indonésie. Et les frères Kouachi n’étaient quand même pas des écoliers comme les autres; ils avaient semble-t-il reçu une formation militaire…

        [Vous apportez là de l’eau à mon moulin. Dans notre époque, Charlie est une contradiction. Même lorsqu’il s’agit de le défendre, notre société le fait dogmatiquement, en sacralisant l’objet alors que précisément Charlie mérite d’être défendu pour ce qu’il symbolise : la liberté de tout remettre en cause, y compris Charlie.]
        Oui et non. Ce qui me semble choquant, c’est le fait de pratiquer la censure et l’anathème au nom de ce fameux esprit de libre-examen, qui ne doit pas malgré tout dépasser certaines limites – qui se réduisent de jour en jour. Autrement dit et c’est mon point, il y a quelque chose de contradictoire dans cet esprit qu’on prétend célébrer. D’ailleurs le fait que vous ayez mis en exergue de votre papier le (sinistre à mes yeux) Xavier Gorce n’est pas innocent; est-ce que ce n’est pas ce dessinateur qui est passé du Monde au Point après une blague douteuse sur les victimes d’inceste? Victime lui-même de la bien-pensance, cela ne l’empêche pas de traiter certains de ceux qui ne sont pas d’accord avec lui de complices des terroristes (j’ai été faire un tour sur son compte X et ce n’est pas très brillant, malheureusement).

        [Je ne comprends pas votre raisonnement. Dans une société qui garde l’esprit ouvert, etre tourné en ridicule, pour un homme public, c’est presque un badge d’honneur. Dans les années 1980 les dirigeants se battaient pour être représentés au « bebête show » – et plus tard aux « guignols ». C’est avec le recul de l’esprit de libre examen que nos dirigeants ont perdu le sens de l’humour… Je pense que la mobilisation monstre du 11 décembre 2015 tient en grande partie à la prise de conscience de cette perte. Une génération enterrait l’esprit de sa jeunesse.]
        Je vais essayer d’être plus précis, alors. Le fait de voir tous ces “Grands de ce monde” en tête de cortège donne furieusement l’impression d’une récupération. Le fait de voir toutes ces pancartes “Je suis Charlie” alors que peu de gens lisaient encore ce journal donne l’impression d’un malentendu. J’y vois plutôt une société à la fois française et mondiale qui essaye de se redonner un sentiment d’unité en exploitant un crime atroce. Une société qui se réassure sur sa supériorité morale mais sans voir que le périmètre de la liberté d’expression et la qualité du débat public régresse de plus en plus. Des journaux américains cessent de publier des caricatures (le fameux esprit Charlie est d’ailleurs tout à fait incompréhensible pour eux), des humoristes de gauche (Meurisse) ou d’extrême droite (Dieudonné) sont virés ou interdits de représentation. On réclame la censure de tous les côtés du spectre: interdire un spectacle parce qu’il est raciste ou sexiste ou antisémite ou un chanteur ou un réalisateur (Blier au hasard)… Je crains que la manifestation du 11 janvier n’ait été au fond qu’un grand malentendu – au-delà de l’hommage aux morts du 7 janvier. Et encore une fois, cette intolérance ou cette difficulté à admettre la critique ou la dérision n’a rien à voir avec la violence ou le passage à l’acte terroriste.

        [Pourquoi dites-vous que « personne n’est capable de le définir » ? On peut assez facilement le définir, seulement, il ne correspond pas nécessairement à ce qu’était Charlie au moment ou l’attentat s’est produit. C’est cela, la magie étrange des symboles : on prend un objet, et on lui donne une signification qui souvent n’a qu’un rapport lointain avec celui-ci.]
        Parce que personne n’en donne une définition ou quand c’est le cas, elle est contradictoire. 2 exemples: le romancier Aurélien Bellanger qui vient porter la contradiction sur un plateau de télé, un grand silence se fait, il a commis un sacrilège en critiquant Charlie; la pauvre Miss France à qui on enjoint-ordonne de dire si elle est Charlie ou pas; elle refuse de se prononcer et une caricature de Charlie (le monde est bien fait) en fait une complice des mollah iraniens. Le tout au nom de la liberté d’expression, bien sûr… Vous êtes sûr que vous ne voyez pas le problème ou plutôt la contradiction?

        [Excusez-moi, mais je ne vois pas très bien qui aurait été « censuré » au nom de « l’esprit Charlie ». Certainement pas Guillaume Meurice, dont le licenciement a été motivé par une remarque qui a déplu au lobby israélien. Je ne vois pas le rapport avec « l’esprit Charlie ».]
        Moi je le vois très bien au contraire: il y a une continuité frappante entre le licenciement de Siné et celui de Meurisse, le tout au nom de l’esprit Charlie et de la liberté d’expression bien sûr. Et je ne vois pas très bien ce que le lobby israélien vient faire là-dedans. L’affaire a d’ailleurs été lancée et montée par Pascal Praud, un grand ami de la liberté d’expression qui se plaint régulièrement qu’on ne peut plus rien dire…

        [Quant au rapprochement que vous me reprochez, je persiste et signe. Comme disait je ne sais plus qui, « le meurtre est la forme extrême de censure ». Je ne peux m’empêcher d’établir un lien entre l’assassinat de la rédaction de Charlie Hebdo et – mutatis mutandis – le comportement de groupuscules de toute sorte qui s’estiment légitimes à utiliser la violence pour faire disparaître – ne serait-ce que symboliquement – les expressions ou les personnes qui ont l’heur de leur déplaire. Pourquoi ce parallèle vous paraît « douteux » ?]
        C’est George Bernard Shaw qui parlait de l’assassinat comme forme extrême de la censure. La formule est frappante, mais un peu trompeuse à mon avis. Ce que je veux dire, c’est que la Mosquée de Paris et les diverses associations prétendant représenter des musulmans qui ont attaqué en justice le journal étaient parfaitement fondés à le faire et il me semble dangereux et faux de suggérer qu’ils aient encouragé ou inspiré les meurtriers. Je ne connais pas très bien l”itinéraire des frères Kouachi, mais il me semble que leur logique est moins celle de la censure que de la punition (du blasphème) et de la terreur (faire de ces assassinats un “exemple”).

        [Ce que j’ai du mal à comprendre, c’est que vous me reprochiez de faire le rapprochement entre les attentats contre « Charlie Hebdo » et les « woke » ou d’autres formes d’intégrisme religieux, alors qu’ici vous arrivez finalement à la même conclusion que moi : la tendance à vouloir « canceler » celui qui ne dit comme vous est devenue dominante dans l’ensemble du monde intellectuel.]
        Ce que j’ai du mal à comprendre de mon côté, c’est que vous établissiez un lien (de quelle nature?) entre ces crimes atroces et une intolérance d’atmosphère qui gagne du terrain et qui est autant le fait de l’État et des médias dans leur ensemble que des minorités. Heureusement que cette continuité n’existe pas sans quoi nos sociétés seraient à feu et à sang! Ce serait la Saint-Barthélemy tous les jours…

        [C’est sur ce point que nous différons. Je pense qu’à partir d’un certain moment, on est passé dans notre société de la manifestation pacifique et la plainte au tribunal à l’usage de la force violente, au cocktail molotov et, dans les cas extrêmes, à celui de la Kalachnikov. Quand on commence avec l’idée qu’il est légitime de faire disparaître symboliquement celui qui ne pense pas comme vous ou qui n’agit pas comme vous le souhaitez, la transformation de la disparition symbolique en disparition physique n’est pas loin.]
        Effectivement, nous différons sur ce point; je pense qu’une telle gradation n’existe pas en tant que telle. Ce qui est inquiétant c’est la multiplication des passages à l’acte violents dans des sociétés qui sont par ailleurs de moins en moins tolérantes à la violence – à la violence physique tout comme à la violence symbolique ou verbale (celle des caricatures par exemple).

        [Mais Charlie ne se contentait pas de caricaturer l’islamisme. Il caricaturait aussi les féministes… qui sont là aussi une « idole à abattre » par les temps qui courent. Car s’il n’y a « plus de sacré à la tête de l’Etat », le sacré existe toujours chez les groupuscules divers et variés. Et blasphémer contre le dogme féministe, végane ou racialiste peut être aussi dangereux – voir plus – que ne l’était naguère de se moquer de la mort de De Gaulle. Je pense qu’on fait une erreur en parlant de la « mort du sacré ». Oui, le sacré « social » est mort, mais il a été remplacé par un « sacré » groupusculaire ou individuel, d’autant plus intouchable qu’il fait partie de l’identité des personnes.]
        Alors là, je trouve que vous y allez un peu fort. D’une  part, Charlie n’a jamais caricaturé les féministes – ou alors dans la première formule peut-être… à une époque les Femen y étaient d’ailleurs à l’honneur. D’autre part, je ne crois pas que le sacré à la tête de l’État ou de l’Église ait été remplacé par d’autres formes de sacré –  groupusculaire ou individuel. C’est là à mon avis que réside tout le malentendu. L’esprit de libre examen et la caricature ont du sens quand ils s’en prennent aux pouvoirs constitués (l’Église, l’État, l’armée), ce qui d’ailleurs peut provoquer des réactions violentes (interdictions, saisies, emprisonnement), mais ils se mettent à tourner un peu à vide quand ils s’en prennent soit à une coquille vide (l’Église dans les années 90 ou JM Le Pen), soit à une minorité qui utilise la religion comme un refuge identitaire (les musulmans à partir de 2001). 

        [Oui… et non. Je partage votre vision sur la désacralisation « collective ». Mais le sacré disparu a été remplacé par un autre sacré, individuel ou groupusculaire cette fois. Seulement voilà, dans un Etat de droit, se moquer du pouvoir peut vous amener des ennuis, mais l’Etat est tenu à respecter certains principes et ne peut dépasser certaines limites. Les groupuscules ne sont pas tenus par ces limites, et peuvent tout oser. C’est pourquoi blasphémer un pouvoir structuré est généralement infiniment moins dangereux que faire la même chose avec des groupuscules.]
        Si vous êtes d’accord avec mon idée sur cette désacralisation collective, alors il faut admettre que le musulman moyen que les caricatures de son prophète ne fait pas particulièrement rire n’est pas tellement différent des autres groupuscules qui défendent leur identité et cherchent à faire taire les critiques et les moqueries. Mais ça n’a rien à voir avec le terrorisme et le fait de massacrer des gens, c’est ça mon point! Et ne ne suis pas sûr du tout que l’État même de droit soit plus inoffensif que certains groupuscules: ou alors, il faut en parler à Julian Assange ou à tous ceux qui sont actuellement poursuivis (en France!) pour apologie du terrorisme.

        [Là, je suis désorienté. Ce que vous résumez dans ce paragraphe était le point central de mon papier, avec lequel pourtant vous vous disiez en désaccord total, considérant ce rapprochement comme « douteux ». J’ai l’impression qu’au fur et à mesure que vous avanciez dans votre commentaire, vous avez changé de positionnement, et que finalement nos analyses convergent…]
        Elles ne convergent pas vraiment en réalité. je vois deux phénomènes différents à l”œuvre: un recul de la liberté de pensée et d’expression qui s’effectue perversement au nom des libertés qu’on prétend défendre avec des phénomènes de censure sauvage ou d’État; des explosions de violence qui viennent d’individus déstructurés et désaffiliés qui sont eux-même le produit de notre système éducatif – en tant qu’échecs de ce système; et une société atomisée qui essaye de se rassurer elle-même en se racontant que quand les musulmans riront de bon cœur des caricatures qui sont dirigées contre eux, c’est qu’ils seront (enfin) assimilés.

        [Par voie judiciaire non. Mais lorsque vous utilisez la force pour empêcher la représentation d’une pièce de théâtre ou la tenue d’un meeting ? Lorsque vous saccagez une librairie ? Lorsque vous faites pression pour qu’une personne soit chassée de son poste ou exclue d’une cérémonie ?]
        Là vous soulevez un point intéressant et très délicat à mon avis. Jusqu’à quel point est-il légitime d’essayer d’empêcher ou d’interdire l’expression des opinions qui nous déplaisent ou nous choquent. Encore une fois, n’oublions pas que c’est Charlie-Hebdo qui a essayé de faire interdire Front National de l’époque… Quand les féministes pourrissent Polanski, s’agit-il de terrorisme? Non évidemment, même si cette façon de le réduire au silence a quelque chose de profondément déplaisant. Quand des étudiants empêchent Sylviane Agasinski de participer à une conférence parce qu’elle a tenu des propos qui leur déplaît, s’agit-il de censure? Oui sans doute, une censure qui est l’expression d’un certain rapport de force. Je suis trop jeune pour avoir connu cette époque, mais il me semble que les débats dans les années 68 et 70 pouvaient atteindre cette forme d’intensité et de confrontation (quand une foule fait taire un contradicteur en hurlant ou en le menaçant physiquement). Ce sont des choses que l’on peut déplorer et qu’il faut s’employer à éviter, mais qui n’ont malgré tout rien à voir avec la terreur qu’elle vienne de groupuscules ou de l’État lui-même (car oui, ça peut arriver aussi)…

        [Il n’y a pas de paradoxe. C’est précisément parce qu’ils sont d’accord sur l’essentiel qu’il leur faut se différencier. S’ils se mettaient à travailler ensemble, la fiction démocratique s’évanouirait et le peuple réaliserait qu’en fait il n’a pas de choix. C’est un peu ce que voulait Macron : au lieu de voir la gauche et la droite alterner au pouvoir, on pouvait se répartir les postes et gouverner tous ensemble. Résultat : les gens ont réalisé que voter socialiste ou voter LR c’était du pareil au même, et se sont tournés vers le seul acteur en dehors du système, le RN…]
        Sur le RN, j’ai du mal à vous suivre, vraiment. Par éducation sans doute, mais aussi à la réflexion. Je ne vois pas que son ou sa leader nous promette autre chose que les “élites” qui nous gouvernent actuellement. Je suis consterné de voir une partie de l’opinion et des journalistes se passionner pour Jordan Bardella (bel exemple de vide identitaire assez comparable à Gabriel Attal d’ailleurs). Par ailleurs, j’ai été très frappé de voir à quel point le parti s’est “normalisé” au fur et à mesure qu’il se rapprochait du pouvoir: abandonnant le Frexit, s’alignant presque totalement sur les US en matière de politique étrangère, défendant les retraités contre les actifs comme la plupart des autres partis. Je comprends l’idée du vote de rejet, mais je ne vois pas très bien ce qu’on peut en attendre concrètement. Parfois (c’est une idée un peu hérétique), je me demande si la solution ne serait pas une alliance contre-nature entre la gauche NFP et le RN, pour sortir de la tactique électorale et remettre les classes populaires au centre de jeu. Il suffirait que le RN laisse tomber la xénophobie et la subversion migratoire et que LFI et les écolos laissent tomber le wokisme de centre-ville. Il faudrait aussi qu’ils s’emploient chacun de leur côté à un sérieux nettoyage des cadres et qu’ils arrêtent leurs simagrées.

        [Si je le savais… Pour être précis, j’ai une idée de ce qu’il faudrait faire, mais j’applique une règle que m’ont enseigné mes maîtres : chaque fois que j’ai une idée géniale, la première question que je me pose est « pourquoi n’a-t-elle pas été mise en œuvre avant ? ». Et en général, il y a une excellente raison. La difficulté aujourd’hui n’est pas tant de trouver les mesures qui permettraient de faire face au désastre. Le problème est que ces mesures portent atteinte à des intérêts, et que ces intérêts sont ceux des classes aujourd’hui ultra-dominantes. Autrement dit, le rapport de forces empêche aujourd’hui d’aller dans cette direction. Et ce rapport de forces est objectif : il dépend des rapports de production, et non de la volonté ou des convictions de tel ou tel acteur.]
        C’est ça qui m”intéresse: 1/ l’idée de ce qu’il faudrait commencer à faire (ou comment un ancien (ou toujours?) communiste peut en arriver à recommander le vote RN); 2/ la question de comment commencer à inverser le rapport de force; je suppose qu’il faudrait s’atteler pour cela à un patient travail de propagande (dans le bon sens du terme), mais je ne vois actuellement pas d’appareil déjà constitué qui pourrait permettre de le faire (comme je le mentionnais, tous les points qui mériteraient un examen de conscience sérieux – les résultats de l’intégration européenne, la désindustrialisation, le déclin démographique, la baisse du niveau éducatif – ne sont pas abordés ou bien font l’objet d’un consensus de la part de forces politiques qui prétendent par ailleurs n’être d’accord sur rien…). Ou alors, pensez-vous qu’il faut se contenter d’attendre que le rapport des forces productives change pour que changent les idées et les représentations qui sont induites par ce rapport?

        • Descartes dit :

          @ Henri

          [Là, je donne ma langue au chat, les actes dont il est question sont tout à fait monstrueux et difficilement explicables, mais il me semble qu’on ne peut pas établir de continuité entre le fait de massacrer des gens et le fait d’essayer de les censurer par voie légale ou non.]

          Justement, c’est cette nuance « légale ou non » qu’il faut explorer. Je vous accorde qu’il n’y a pas continuité entre celui qui utilise les voies légales pour faire taire un adversaire et celui qui utilise la Kalachnikov. Mais entre ce dernier et celui qui utilise les voies « non-légales », c’est déjà plus discutable. Dans le premier cas, il y a une différence d’essence : celui qui va devant un juge accepte le fait que la loi est au-dessus de sa vision du monde, et que le juge pourrait donc lui donner tort, alors que celui qui use de la Kalachnikov met son propre jugement au-dessus de la loi et des institution.

          Mais dans le deuxième cas, la différence est seulement le degré. Entre celui qui s’oppose par la force à une représentation théâtrale, qui intimide les acteurs par la menace et la violence, et celui qui leur tire dessus à la Kalachnikov, la différence est le degré, et non l’essence de l’acte. C’est pourquoi je trouve parfaitement logique d’établir une continuité entre les uns et les autres. Ce n’est d’ailleurs pas un hasard si ce sont les groupes où l’on tolère l’intimidation, la menace et la violence comme instruments pour faire prévaloir son point de vue que le meurtre est le plus fréquent.

          [La seule chose qui est frappante dans toute cette affaire, c’est le fait que, avec l’affaire des caricatures de Mahomet, Charlie-Hebdo – qui avait jusque-là un lectorat assez limité – est devenu un objet d’attention planétaire : des pays arabes jusqu’en Indonésie.]

          Cela illustre quelque chose qu’on sait depuis longtemps : un objet peut devenir symbole sans avoir le moindre rapport avec ce qu’il symbolise.

          [Et les frères Kouachi n’étaient quand même pas des écoliers comme les autres ; ils avaient semble-t-il reçu une formation militaire…]

          Pas lorsqu’ils étaient écoliers. La radicalisation des Kouachi s’est produite après qu’ils ont quitté l’école.

          [Oui et non. Ce qui me semble choquant, c’est le fait de pratiquer la censure et l’anathème au nom de ce fameux esprit de libre-examen, qui ne doit pas malgré tout dépasser certaines limites – qui se réduisent de jour en jour.]

          J’attends toujours que vous me donniez un seul exemple ou l’on ai pratiqué la censure ou jeté l’anathème « au nom de ce fameux esprit de libre examen ».

          [D’ailleurs le fait que vous ayez mis en exergue de votre papier le (sinistre à mes yeux) Xavier Gorce n’est pas innocent; est-ce que ce n’est pas ce dessinateur qui est passé du Monde au Point après une blague douteuse sur les victimes d’inceste? Victime lui-même de la bien-pensance, cela ne l’empêche pas de traiter certains de ceux qui ne sont pas d’accord avec lui de complices des terroristes (j’ai été faire un tour sur son compte X et ce n’est pas très brillant, malheureusement).]

          Il faut ici faire la différence entre la pensée et l’acte. Gorce peut accuser ceux qui ne sont pas d’accord avec lui de complices des terroristes. C’est une opinion, et dans un contexte de liberté d’opinion et de libre examen, elle ne me pose aucun problème. Gorce peut même penser et dire qu’il faudrait les faire taire, et ce serait encore une opinion. Le problème se poserait si Gorce prenait une mesure effective pour les faire taire. C’est là où l’on traverse la ligne rouge. Mais à ma connaissance, ce n’est pas le cas.

          [Je vais essayer d’être plus précis, alors. Le fait de voir tous ces “Grands de ce monde” en tête de cortège donne furieusement l’impression d’une récupération.]

          C’eut été le cas si derrière eux il y avait eu cinquante ou cent mille personnes. Mais à quatre millions, les « grands de ce monde » ont au contraire été ramenés à leur insignifiance. Il n’y avait aucune ambiguïté sur le fait que les millions qui étaient dans la rue ne l’étaient pas à l’appel des « grands ».

          [Le fait de voir toutes ces pancartes “Je suis Charlie” alors que peu de gens lisaient encore ce journal donne l’impression d’un malentendu.]

          Tout à fait. Je pense que le slogan en question était très mal choisi, et je l’ai dit dans l’article que j’avais publié ici à l’époque. Dans ce « je suis Charlie » il y a implicitement l’idée qu’on ne peut se mobiliser que pour ceux qui sont comme nous. Une idée soixante-huitarde (« nous sommes tous des juifs allemands ») qu’il faut rejeter avec la dernière vigueur. Je ne « suis » pas Charlie, je n’aime pas Charlie, et cela ne m’empêche pas de me mobiliser pour que Charlie puisse continuer à me déplaire.

          [J’y vois plutôt une société à la fois française et mondiale qui essaye de se redonner un sentiment d’unité en exploitant un crime atroce. Une société qui se réassure sur sa supériorité morale mais sans voir que le périmètre de la liberté d’expression et la qualité du débat public régresse de plus en plus.]

          Là encore, c’était bien mon point. Lorsque j’écris que si les Kouachi ont tué les corps, « l’esprit Charlie » se mourrait doucement de la régression du débat public dans notre société, je ne dis pas autre chose.

          [Parce que personne n’en donne une définition ou quand c’est le cas, elle est contradictoire. 2 exemples : le romancier Aurélien Bellanger qui vient porter la contradiction sur un plateau de télé, un grand silence se fait, il a commis un sacrilège en critiquant Charlie; la pauvre Miss France à qui on enjoint-ordonne de dire si elle est Charlie ou pas; elle refuse de se prononcer et une caricature de Charlie (le monde est bien fait) en fait une complice des mollah iraniens. Le tout au nom de la liberté d’expression, bien sûr… Vous êtes sûr que vous ne voyez pas le problème ou plutôt la contradiction ?]

          Non, je ne la vois toujours pas. Vous semblez croire qu’il y a un problème de « définition », alors que le problème est ailleurs. Dès lors qu’on dit que la caricature est libre, en quoi le fait de caricaturer Miss France en complice des Mollahs serait plus critiquable de ce caricaturer le Prophète en terroriste ? Que je sache, personne n’a fait taire personne. On a posé une question à Miss France, elle a refusé de répondre. Elle a pu s’exprimer comme elle l’entendait, et ceux qui trouvent son refus absurde ont pu faire de même. Où est le problème ?

          Une société libre n’est pas une société ou personne ne critique personne. Une société libre est une société où tout le monde peut librement critiquer tout le monde. Aurélien Bellanger a peut-être provoqué un « grand silence » en critiquant Charlie, mais il a pu le faire, et personne ne l’a obligé à sortir, personne ne lui a planté un couteau dans la poitrine. Où est le problème ?

          [Moi je le vois très bien au contraire: il y a une continuité frappante entre le licenciement de Siné et celui de Meurisse, le tout au nom de l’esprit Charlie et de la liberté d’expression bien sûr.]

          Vous ne m’expliquez toujours pas en quoi ces licenciements auraient été faits « au nom de l’esprit Charlie et de la liberté d’expression ». A ma connaissance, ni l’un ni l’autre n’ont été évoqués dans les deux cas. Que ceux qui ont procédé à ces licenciements se remplissent PAR AILLEURS la bouche d’invocations à la liberté d’expression et l’esprit Charlie, c’est possible. Mais dans ces instances PRECISES, ce n’est pas au nom de ces valeurs que les licenciements ont été prononcés. Siné a été licencié pour avoir écrit un paragraphe jugé antisémite par son employeur – à tort, si l’on prend la décision des juges – et non pour avoir compromis la liberté d’expression ou « l’esprit Charlie ».

          [Et je ne vois pas très bien ce que le lobby israélien vient faire là-dedans.]

          Il y a en France un certain nombre d’officines sous influence israélienne et qui traquent ce genre d’expression. Elles exercent souvent une pression fort efficace pour faire taire tous ceux qui critiquent la politique et le gouvernement israélien.

          [C’est George Bernard Shaw qui parlait de l’assassinat comme forme extrême de la censure. La formule est frappante, mais un peu trompeuse à mon avis. Ce que je veux dire, c’est que la Mosquée de Paris et les diverses associations prétendant représenter des musulmans qui ont attaqué en justice le journal étaient parfaitement fondés à le faire et il me semble dangereux et faux de suggérer qu’ils aient encouragé ou inspiré les meurtriers.]

          Je ne fais rien de la sorte. Utiliser les voies du droit, c’est reconnaître la supériorité de la loi et des institutions chargées de l’appliquer sur ses propres opinions et jugements. Il n’y a rien de choquant là dedans. Ce n’est pas cela que je visais. Je visais plutôt ceux qui s’octroient le droit de faire la justice eux-mêmes, d’empêcher par la force ou par la menace une représentation théâtrale, d’utiliser ces mêmes moyens pour chasser quelqu’un de son poste ou l’empêcher d’exercer son métier.

          [Je ne connais pas très bien l”itinéraire des frères Kouachi, mais il me semble que leur logique est moins celle de la censure que de la punition (du blasphème) et de la terreur (faire de ces assassinats un “exemple”).]

          A votre avis, ceux qui utilisent l’intimidation pour empêcher Roman Polanski d’assister à une cérémonie, de recevoir un prix ou de pouvoir faire de nouveaux films, ils poursuivent quel objectif, si ce n’est la « punition » et en faire un « exemple » dissuasif ?

          [Ce que j’ai du mal à comprendre de mon côté, c’est que vous établissiez un lien (de quelle nature?) entre ces crimes atroces et une intolérance d’atmosphère qui gagne du terrain et qui est autant le fait de l’État et des médias dans leur ensemble que des minorités.]

          Je ne parle pas d’une « intolérance d’atmosphère », mais d’un intolérance qui loin de se cantonner à l’atmosphère se traduit en effets concrets et factuels pour des victimes en dehors de tout control légal. Quand un directeur de théâtre blanchi par la justice est quand même obligé de démissionner, quand une troupe doit renoncer à présenter une mise en scène alors que celle-ci ne viole aucune loi, ce n’est pas « d’ambiance » qu’on parle.

          Le lien que j’établis entre ces différents incidents et le crime des frères Kouachi est très simple. Ce que tous ces faits ont en commun, c’est la conviction partagée par leurs auteurs d’avoir le droit d’imposer leurs opinions, leurs croyances, leur vision du monde aux autres par la force et la violence. Que leur jugement est au-dessus de la volonté générale telle qu’exprimée par les institutions démocratiques. Autrement dit, c’est l’universalisation du personnel.

          [Heureusement que cette continuité n’existe pas sans quoi nos sociétés seraient à feu et à sang! Ce serait la Saint-Barthélemy tous les jours…]

          Pourquoi ? Se donner le droit d’user la violence n’implique pas de l’exercer à tort et à travers. Pourquoi tuer tous les jours, alors qu’en tuant une ou deux fois par ans on arrive à imposer une autocensure salutaire ? Vous connaissez la formule de Voltaire : « mais dans ce pays-ci il est bon de tuer de temps en temps un amiral pour encourager les autres ». Ici, on tue de temps en temps un professeur, un caricaturiste, et on obtient le résultat escompté. Pourquoi tuer plus ?

          [Alors là, je trouve que vous y allez un peu fort. D’une part, Charlie n’a jamais caricaturé les féministes – ou alors dans la première formule peut-être…]

          Bine sur que si, et pas seulement à la première époque. Ainsi, par exemple, dans un dossier spécial de 2021 « Charlie libère les femmes », on peut voir la caricature d’une féministe courant avec des gros ciseaux… franchement, ça vaut bien le Prophète avec une bombe dans le turban.

          [D’autre part, je ne crois pas que le sacré à la tête de l’État ou de l’Église ait été remplacé par d’autres formes de sacré – groupusculaire ou individuel. C’est là à mon avis que réside tout le malentendu.]

          J’ai des connaissances qui sont devenus véganes. Ce sont des gens qui ne mangent aucun produit d’origine animale. Sachant que je les avais invités chez moi ma mère, qui passait quelques jours à la maison, a voulu leur faire plaisir en leur préparant un gâteau, et ne sachant pas leurs habitudes alimentaires, elle a bien entendu utilisé du beurre. Et bien entendu, mes invités lui ont fait l’affront de refuser d’y toucher, au motif que cela serait allé contre leurs convictions. Cette incapacité de faire une exception, d’accepter pour une fois de faire une entorse au principe, c’est la marque du sacré.

          [Si vous êtes d’accord avec mon idée sur cette désacralisation collective, alors il faut admettre que le musulman moyen que les caricatures de son prophète ne fait pas particulièrement rire n’est pas tellement différent des autres groupuscules qui défendent leur identité et cherchent à faire taire les critiques et les moqueries.]

          Exactement mon point. Parce que si vous établissez un parallèle entre les différents groupes qui cherchent à faire taire critiques et moqueries PAR LA VOIE LEGALE (et qui incluent votre « musulman moyen »), pourquoi ne pas établir aussi un parallèle entre les groupes qui cherchent à faire taire critiques et moqueries PAR L’INTIMIDATION, LA MENACE ET LA VIOLENCE ? Pourquoi faire une différence d’essence entre celui qui menace de vous tuer et celui qui vous tue effectivement ?

          [Et je ne suis pas sûr du tout que l’État même de droit soit plus inoffensif que certains groupuscules: ou alors, il faut en parler à Julian Assange ou à tous ceux qui sont actuellement poursuivis (en France!) pour apologie du terrorisme.]

          Pour trouver un exemple où l’Etat de droit ait massacré la rédaction d’une publication, vous allez devoir vous lever de bonne heure…

          [Elles ne convergent pas vraiment en réalité. je vois deux phénomènes différents à l’œuvre: un recul de la liberté de pensée et d’expression qui s’effectue perversement au nom des libertés qu’on prétend défendre (…)]

          Je n’ai toujours pas compris ce point. Pourriez-vous donner un exemple concret où un recul de la liberté de pensée et d’expression se soit effectué « au nom des libertés qu’on prétend défendre » ? Je connais des cas de censure – prenons par exemple Dieudonné – ou même des cas d’interdictions générales comme celle instituée par la loi Gayssot. Mais en aucun cas ces actes sont motivés par « des libertés qu’on prétend défendre ». En général, c’est au nom de l’ordre public que ces mesures sont prises.

          [(…) avec des phénomènes de censure sauvage ou d’État; des explosions de violence qui viennent d’individus déstructurés et désaffiliés qui sont eux-même le produit de notre système éducatif – en tant qu’échecs de ce système;]

          Pardon, mais diriez-vous que ceux qui empêchent par la force un meeting de se tenir ou la représentation d’une pièce sont des « individus déstructurés et désaffiliés » ? Dans quelle catégorie mettriez-vous ces individus-là ?

          Dans ceux qui ont l’impulsion de faire taire ceux dont les discours nous offensent, je distingue deux catégories : ceux qui agissent dans la loi – c’est-à-dire, qui acceptent que l’autorité des institutions se place au-dessus de leur propre jugement, et ceux qui agissent en dehors de la loi, c’est-à-dire, qui s’instituent en juge suprême. Et dans la deuxième catégorie on trouve les frères Kouachi, mais aussi pas mal de groupuscules qui, s’ils ne vont pas jusqu’au meurtre réel, n’hésitent pas devant le meurtre symbolique.

          [Là vous soulevez un point intéressant et très délicat à mon avis. Jusqu’à quel point est-il légitime d’essayer d’empêcher ou d’interdire l’expression des opinions qui nous déplaisent où nous choquent. Encore une fois, n’oublions pas que c’est Charlie-Hebdo qui a essayé de faire interdire Front National de l’époque…]

          J’aurais tendance à dire que dans la loi tout, en dehors de la loi rien. Charlie Hebdo a essayé de faire interdire le Front National en faisant appel au juge, pas en jetant des cocktails molotov sur le siège du FN. Et quand les juges leur ont donné tort, Charlie se l’est tenu pour dit.

          [Quand les féministes pourrissent Polanski, s’agit-il de terrorisme? Non évidemment,]

          Je ne vois aucune « évidence ». Quand les féministes pourrissent Polanski a longueur de tribunes dans les journaux et de livres incendiaires, non. Quand les féministes harcèlent Polanski lors des ses apparitions publiques, qu’elles font pression en usant de menaces ou d’actes violents pour que les producteurs lui refusent leur concours, pour que les assureurs refusent d’assurer ses productions, pour que les cinémas renoncent à projeter ses films, oui, c’est du terrorisme. Du terrorisme « soft », mais du terrorisme quand même.

          [Quand des étudiants empêchent Sylviane Agasinski de participer à une conférence parce qu’elle a tenu des propos qui leur déplaît, s’agit-il de censure? Oui sans doute, une censure qui est l’expression d’un certain rapport de force.]

          Et bien, la censure de Charlie Hebdo par les frères Kouachi, c’est aussi « l’expression d’un certain rapport de forces ».

          [Je suis trop jeune pour avoir connu cette époque, mais il me semble que les débats dans les années 68 et 70 pouvaient atteindre cette forme d’intensité et de confrontation (quand une foule fait taire un contradicteur en hurlant ou en le menaçant physiquement). Ce sont des choses que l’on peut déplorer et qu’il faut s’employer à éviter, mais qui n’ont malgré tout rien à voir avec la terreur qu’elle vienne de groupuscules ou de l’État lui-même (car oui, ça peut arriver aussi)…]

          Votre exemple apporte beaucoup d’eau dans mon moulin. Parce que les années en question sont non seulement celles des hurlements et des menaces physiques contre les contradicteurs, ce sont aussi les « années de plomb », celles du terrorisme « brigadiste » en Italie, en Allemagne et – dans une moindre mesure – en France. Et la perméabilité d’un style de « confrontation » vers l’autre a été permise par ce dont je parlais plus haut : la conviction que votre jugement est au-dessus des institutions.

          A ce propos, il est utile de rappeler que si nous n’avons pas eu de « brigades rouges » – ou du moins pas dans la même dimension qu’en Italie ou en Allemagne – c’est parce que nos gauchistes ont plus vite compris l’existence de ce continuum entre l’action violente et le meurtre, et les risques qu’il y avait à s’engager dans cette pente glissante. L’auto-dissolution de la Gauche Proletarienne après la mort de Pierre Overney en est une bonne illustration.

          [Sur le RN, j’ai du mal à vous suivre, vraiment. Par éducation sans doute, mais aussi à la réflexion. Je ne vois pas que son ou sa leader nous promette autre chose que les “élites” qui nous gouvernent actuellement.]

          Mais alors, à votre avis, pourquoi l’électorat populaire vote pour eux, plutôt que pour les élites qui nous gouvernent actuellement ? Ecoutez attentivement leurs discours, lisez leurs documents, et vous verrez qu’ils ne disent pas la même chose. Lisez par exemple la « lettre aux fonctionnaires » publiée par Marine Le Pen pour sa campagne présidentielle. Je vous mets au défi de trouver un autre parti politique qui ait publié un tel texte. Ou prenez leur discours sur le mérite et l’effort à l’école. Qui d’autre, parmi les élites qui nous gouvernent, soutien ce type de position ? Même chose sur le nucléaire, sur l’industrie, sur l’Europe…

          Bien sûr, il s’agit là de promesses. Est-ce qu’une fois arrivés au pouvoir ils feraient la moitié de ce qu’ils promettent ? Est-ce qu’ils ne tomberaient pas rapidement dans le conformisme TINA ? Personne ne le sait. Mais en attendant, ce sont les seuls qui se différentient des politiques du « cercle de la raison » sans pour autant paraître délirants.

          [Je suis consterné de voir une partie de l’opinion et des journalistes se passionner pour Jordan Bardella (bel exemple de vide identitaire assez comparable à Gabriel Attal d’ailleurs).]

          Normal. Bardella est bien plus conforme au modèle que les élites politico-médiatiques recherchent que ne l’est Marine Le Pen. C’est le genre de profil que le système peut phagocyter en lui offrant une parcelle de pouvoir.

          [Par ailleurs, j’ai été très frappé de voir à quel point le parti s’est “normalisé” au fur et à mesure qu’il se rapprochait du pouvoir: abandonnant le Frexit, s’alignant presque totalement sur les US en matière de politique étrangère, défendant les retraités contre les actifs comme la plupart des autres partis.]

          Je n’ai pas vu le RN « défendre les retraités contre les actifs ». Leur discours est plutôt qu’on équilibrer les retraites sans toucher le revenu des actifs en augmentant la productivité et en réindustrialisant. Pour ce qui concerne le Frexit, il est clair que la sortie de l’UE ou de l’Euro font peur aux électeurs, parce que c’est d’une certaine manière un saut dans l’inconnu, et qu’en ce moment les Français n’ont pas la confiance que peuvent avoir les Anglais dans leurs propres capacités à y faire face. C’est pourquoi sur ces questions la règle est « y penser toujours, n’en parler jamais ». On trouve le même silence à gauche, chez les communistes par exemple, qui ont été pourtant des opposants constants aux traités successifs.

          Orwell a raison : avant de changer quelque chose, il faut être capable de penser que les choses peuvent être différentes. Et un des moyens d’empêcher le changement, c’est d’empêcher les gens de le penser. Aujourd’hui, combien de Français sont capables de penser la France en dehors de l’UE ?

          [Je comprends l’idée du vote de rejet, mais je ne vois pas très bien ce qu’on peut en attendre concrètement.]

          Pas grand-chose, je le crains. J’avais analysé dans un papier sur les Gilets Jaunes le problème des mouvements « expressifs », c’est-à-dire, des mouvements qui expriment un sentiment mais ne proposent pas d’alternative. Le vote RN par certains côtés est un vote « expressif ». Il nous dit « on ne veut plus de ça », sans forcément dire ce qu’on veut à la place.

          [Parfois (c’est une idée un peu hérétique), je me demande si la solution ne serait pas une alliance contre-nature entre la gauche NFP et le RN, pour sortir de la tactique électorale et remettre les classes populaires au centre de jeu.]

          Mais qu’est ce qui vous fait penser que la gauche NFP veut « mettre les classes populaires au centre du jeu » ? C’est exactement le contraire de ce que la gauche, devenue représentante des intérêts des classes intermédiaires, a essayé de faire depuis plus de trente ans. Terra Nova a même théorisé la chose en proposant à la gauche de laisser tomber les classes populaires pour se concentrer sur les classes moyennes urbaines. La gauche veut mettre les classes intermédiaires au centre du jeu. Elle est prête à accepter les couches populaires comme force d’appoint, mais guère plus.

          Pour continuer dans l’hérésie, ce que vous proposez c’est la version modernisée de l’accord PS-PCF des années 1970, qui a permis aux classes intermédiaires d’arriver au pouvoir avec l’appoint des couches populaires, pour ensuite les trahir.

          [Il suffirait que le RN laisse tomber la xénophobie et la subversion migratoire et que LFI et les écolos laissent tomber le wokisme de centre-ville. Il faudrait aussi qu’ils s’emploient chacun de leur côté à un sérieux nettoyage des cadres et qu’ils arrêtent leurs simagrées.]

          Il faudrait beaucoup plus. Les intérêts des classes populaires et ceux des classes intermédiaires sont aujourd’hui contradictoires. Ce n’est pas une simple question idéologique, c’est une question matérielle, économique et sociale. Les classes intermédiaires ont intérêt à l’ouverture des frontières, parce que cela leur permet de bénéficier de biens à bas prix et d’une main d’œuvre immigrée qui pousse les salaires des non qualifiés – et donc le prix des services – vers le bas. Alors que les couches populaires ont intérêt à des restrictions de circulation, parce que les produits importés et main d’œuvre étrangère non qualifiée concurrence leur propre travail. Et pour arranger ça, il ne suffit pas de « laisser tomber la xénophobie » d’un côté et le « wokisme » de l’autre.

          Le divorce entre la gauche et les couches populaires ne tient pas à des choix tactiques, mais à une transformation structurelle. La gauche représente une classe sociale dont les intérêts convergeaient autrefois avec celui des couches populaires, mais qui aujourd’hui sont devenus antagoniques.

          [C’est ça qui m”intéresse: 1/ l’idée de ce qu’il faudrait commencer à faire (ou comment un ancien (ou toujours?) communiste peut en arriver à recommander le vote RN);]

          Dans la même phrase, vous posez deux questions différentes. Je commence par la seconde : comment un communiste peut en arriver à recommander le vote RN ? Parce qu’un communiste fonde toujours ses recommandations sur une analyse des situations concrètes, et non sur des principes abstraits. La situation concrète aujourd’hui est celle d’un « bloc dominant » qui regroupe les classes intermédiaires et la bourgeoisie, et qui bénéficie d’un rapport de forces structurel qui lui est massivement favorable, puisqu’il a la capacité de mettre en concurrence la force de travail des couches populaires avec celle des travailleurs du monde entier.

          Je pars alors de l’hypothèse, maintes fois confirmée par l’expérience, que les partis politiques sont les otages de leur électorat, autrement dit, qu’ils feront la politique qui satisfait les électeurs dont ils dépendent pour conquérir ou conserver leur pouvoir. Or, aujourd’hui, dans le paysage politique français, quel est le parti qui dépend le plus de ce vote ? C’est pour cela que je pense que l’électorat populaire a intérêt à voter RN. Non parce que les dirigeants du RN soient très différents de ceux des autres partis, mais parce qu’étant dépendants de l’électorat populaire, ils pourront plus difficilement aller contre ses intérêts.

          J’en viens à ce qu’il « faudrait commencer à faire ». Il faut à mon sens s’atteler à la construction d’une idéologie cohérente, c’est-à-dire, d’une explication cohérente du monde. Ce qui suppose de sortir de la logique de slogans et de principes intangibles – genre « un autre monde est possible » – et chercher à donner une cohérence à ce qu’on observe, même si cette cohérence conduit à des conclusions déplaisantes. Pour le dire autrement, il faut savoir ce que nous voulons, tout en faisant attention de vouloir quelque chose qui soit possible.

          [2/ la question de comment commencer à inverser le rapport de force; je suppose qu’il faudrait s’atteler pour cela à un patient travail de propagande (dans le bon sens du terme),]

          Je ne le crois pas. Le rapport de force est aujourd’hui défavorable aux couches populaires pour des raisons structurelles. C’est la capacité du capital à mettre en concurrence les travailleurs du monde entier qui crée ce rapport de forces. Par ce moyen, le capital a réussi à étendre à l’infini « l’armée de réserve » qui lui permet de peser sur les salaires et les conditions de travail. Le seul instrument de lutte des travailleurs aujourd’hui, le seul facteur qui leur permet de peser marginalement, c’est leur poids numérique et le fait que le capital a encore intérêt à maintenir une forme de stabilité politique. Et c’est pourquoi le vote protestataire a encore une efficacité relative.

          Et si le rapport de forces est structurel, alors vous ne le modifierez pas avec une campagne de propagande. Cela marchait au XXème siècle, lorsqu’il s’agissait de faire prendre conscience aux prolétaires de leur force. Mais cela marchait parce que cette « force » avait un fondement structurel, qui était le besoin du capital d’une force de travail nationale. Ce n’est plus le cas aujourd’hui.

          [Ou alors, pensez-vous qu’il faut se contenter d’attendre que le rapport des forces productives change pour que changent les idées et les représentations qui sont induites par ce rapport?]

          Malheureusement, oui. Une attente active, d’une part parce qu’il reste quelques marges de manœuvre pour améliorer la condition des couches populaires – et au delà, le fonctionnement de la société – même si l’on ne peut s’attaquer aux véritables problèmes. Active aussi parce qu’il faut préserver et améliorer les outils qui, le jour venu, permettront de profiter au maximum du changement des rapports de force. Mais pour ce qui concerne des changements profonds, je pense que rien n’est possible tant que le rapport structurel n’a pas changé.

          • Glarrious dit :

            @Descartes 
            [Lisez par exemple la « lettre aux fonctionnaires » publiée par Marine Le Pen pour sa campagne présidentielle.] 
             
            Auriez-vous la référence ou un lien pour cette lettre ? Et aussi que pensez-vous du discours de Valmy de JMLP ? Est ce la prémisse de ce que sera le FN version social-souverainiste ?

            • Descartes dit :

              @ Glarrious

              [Auriez-vous la référence ou un lien pour cette lettre ?]

              Malheureusement, je n’ai plus le texte et il ne semble être disponible nulle part. ON peut par contre regarder une vidéo ou le texte est lu par Marine Le Pen:

              [Et aussi que pensez-vous du discours de Valmy de JMLP ? Est ce la prémisse de ce que sera le FN version social-souverainiste ?]

              J’avais oublié ce discours, qui est effectivement le premier pas dans la transformation du FN “ancienne mode”, et qui par ailleurs montre que Florian Philippot n’est pas arrivé par hasard en 2011. On trouve en effet dans ce discours pas mal de choses qui préfigurent la conversion du FN “social-souverainisme”. On peut sourire l’hommage subreptice à Georges Marchais: “Sans moi, il y a belle lurette – disons depuis la mort de Georges Marchais – que la politique française en serait réduite à cette mascarade à l’américaine, cette pantalonnade-spectacle faite d’alternance programmée – un coup toi, un coup moi – bonnet blanc, blanc bonnet, Bush ou Kerry, Sarkolène ou Ségozy… au service de la même politique…”. On a du mal à imaginer le Le Pen du XXème siècle tenant ce langage. Mais l’inflexion est très nette: en assumant l’ensemble de l’histoire de France – et notamment la Révolution en ce qu’elle a de plus jacobine et la Résistance, Le Pen rompt avec la tradition de l’extrême droite vichyssoise et catholique. Si l’on coupait de ce discours les allusions à l’immigration – l’obsession traditionnelle du FN – et la partie électorale – car c’est un discours de campagne – on se trouve avec un discours qui aurait pu être prononcé par Georges Marchais ou Gaston Plissonnier.

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