Eloge de la curiosité

« Albert grogna. « Tu sais ce qui arrive aux gars qui posent trop de questions ? »
Mort réfléchit un instant. « Non », il finit par dire. « qu’est ce qui leur arrive ? »
Il y eut un silence. Puis Albert se redressa et dit : « je n’en ai pas la moindre idée. Probablement, ils obtiennent des réponses. Et c’est bien fait pour eux » ».
(Terry Pratchett, « Mort »)
(1)

Dans un de ces séminaires de « management » assommants auxquels les cadres de notre pays sont astreints s’ils veulent montrer à leurs supérieurs qu’ils sont dignes des responsabilités qu’on leur confie, je me souviens avoir entendu la question suivante : « quelle est la qualité que vous recherchez le plus chez vos collaborateurs ? ». Ce type de question donne souvent lieu à des réponses très drôles, parce que chaque « manager », lorsqu’il essaye de dépeindre le portrait du collaborateur idéal, dépeint souvent… son propre portrait idéalisé. Au fonds, notre collaborateur idéal est souvent… nous-mêmes.

Personnellement, il y a une qualité que j’ai toujours recherché chez mes collaborateurs, que j’ai toujours apprécié chez tous ceux que je fréquente, qui me fait pardonner bien d’autres défauts, et que je pense indispensable de stimuler dans toutes les sphères de la société. Et cette qualité est la curiosité. Oui, cette curiosité qui, selon l’adage, n’est pas une qualité mais au contraire un « vilain défaut », cette curiosité que les églises – toutes les églises – ont toujours cherché à stigmatiser parce qu’elle amène fatalement à se poser des questions auxquelles le dogme n’a pas de réponse. Cette curiosité grecque qui explique pourquoi les civilisations qui en sont les héritières ont dominé le monde et le dominent toujours. Cette curiosité « bien réglée » qui se confond pour Descartes avec le « désir de savoir », et qui est au fondement de toutes les qualités intellectuelles, parce qu’on ne devient pas savant si l’on n’est pas curieux.

Mais aujourd’hui, il faut bien le constater, la curiosité est une espèce en voie de disparition. Cela peut paraître paradoxal, alors que grâce à la télévision, à l’ordinateur, au téléphone portable et à l’infrastructure qui est derrière eux nous baignons dans une mer d’information, alors que des outils existent pour répondre – bien ou mal, c’est une autre affaire – à n’importe quelle question factuelle qui nous passe par la tête. Mais il n’y a là aucun paradoxe. L’abondance de l’information, la facilité avec laquelle on peut se la procurer rendent superflue toute recherche, toute observation personnelle. Or, la notion de curiosité est intimement liée avec la notion d’effort. Pour le dire autrement, le curieux n’est pas celui qui s’intéresse vaguement aux choses, mais celui chez qui le désir de connaître et comprendre l’univers qui l’entoure est suffisamment fort pour faire l’effort nécessaire pour dévoiler ses mystères.

Si tous nos désirs étaient instantanément satisfaits sans le moindre effort de notre part, le désir n’aurait plus de sens. Le désir est alimenté par le fait que l’objet désiré se dérobe à nous, qu’il faut un effort pour le conquérir et qu’il y a un risque de ne pas y arriver. Un livre, un film sont d’autant plus attirants qu’ils nous sont interdits – souvenez-vous lorsque, adolescent, vous alliez voir en cachette un « film interdit aux mineurs », la peur au ventre qu’on vous demande votre pièce d’identité. Comme l’écrivait Corneille, « à vaincre sans péril, on triomphe sans gloire ». Or, notre société évolue dans le sens du moindre effort, et cela, jusqu’à l’absurde. Vous voulez une pizza ? On vous l’amène à votre porte en cinq minutes. Les films « adultes » ? Un enfant de dix ans le trouvera sans difficulté sur la toile. Vous vous posez une question ? La réponse s’affiche dans votre écran en dix secondes – et si elle met vingt à apparaître, on s’énerve. Demander un effort à un élève, à un étudiant, devient presque un sacrilège, une atteinte psychologique insupportable, le risque d’un traumatisme irréparable. Et ne parlons même pas de lui interdire tel ou tel contenu. Résultat : un choc des cultures lorsque ces étudiants entrent dans le monde du travail, seul contexte dans lequel les masques tombent et les exigences d’effort et de discipline sont réelles, tout comme les sanctions lorsqu’elles ne sont pas satisfaites. Il faut lire les témoignages pleurnichards publiés dans les pages « campus » du grand journal du soir pour comprendre à quel point nos jeunes entrent dans le monde adulte avec une profonde incapacité à accepter la moindre frustration. Or, c’est la frustration qui est le moteur du désir : c’est parce qu’il n’arrive pas à sauter la barre à la bonne hauteur que le sportif essaye, essaye, essaye encore. Si par une simple opération de la volonté il pouvait sauter la barre à la hauteur de son choix, quel serait l’intérêt de s’entraîner ? Si Don Juan pouvait avoir toutes les femmes qu’il désire sans risque et sans effort, où serait le plaisir de la séduction ?

Qu’on me permette un souvenir personnel. Je devais avoir treize ou quatorze ans. J’avais entendu un ami de mon grand-père, ingénieur, parler des « intégrales ». Ça avait piqué ma curiosité, et j’avais décidé d’investiguer la question. Mais mes parents n’y connaissaient rien aux mathématiques, alors je m’étais rabattu sur le seul livre que j’avais trouvé dans la bibliothèque de mes parents et qui avait un titre évocateur : « differential and integral calculus ». Seulement voilà, comme son titre l’indique, le livre en question était en anglais, langue que je n’avais jamais pratiquée. Je me souviens d’avoir emmené le livre dans un voyage en train qui durait plus de sept heures, et pendant ces sept heures avoir travaillé dessus, embêtant régulièrement mes parents pour traduire les termes anglais… et non, je ne suis pas arrivé jusqu’aux « intégrales », mais j’ai au moins compris ce que c’était qu’une « limite » et une « dérivée », ce qui n’était déjà pas mal… et ce fut mon initiation à l’anglais. Aujourd’hui, un adolescent de mon âge aurait peut-être tapé sur son téléphone « intégrale », aurait lu la réponse superficiellement, et serait passé à autre chose. Une grande économie de temps, me direz-vous. Oui, mais le temps ainsi économisé ressemble au temps économisé par l’inventeur des pilules contre la soif dans le « Petit Prince » : c’est le plaisir d’apprendre et la curiosité qui en sortent perdantes.

Il suffit de voyager dans le métro parisien pour voir comment on assassine la curiosité à petit feu. Grands ou petits, jeunes ou vieux, 99% des passagers ont les yeux rivés sur leur portable. Et pas pour en faire une fenêtre sur le monde, pour élargir l’horizon. Non, on regarde – désolé, je suis curieux et je ne peux résister la tentation de regarder par-dessus l’épaule de mon voisin – des photos de chats, des recettes de cuisine, des sites de vente de vêtements, des gens débiles qui dansent, des gens non moins débiles qui vantent des cosmétiques, des vidéos débiles plus ou moins « humoristiques », et je ne parle même pas des conversations débiles genre « tu as mangé quoi ce soir ?/des œufs brouillés/Ils étaient bons ?/oui j’ai bien aimé et toi ?/moi je vais me faire des pâtes carbonara/avec un œuf ?/ » et ainsi à l’infini.

Bon, me direz-vous, il n’y a pas grande chose à regarder dans le métro. Je ne peux qu’être en désaccord avec vous. Pour celui qui est curieux, chaque personne, chaque situation est un livre passionnant. Cette dame en face, la cinquantaine fatiguée, son regard, ses mains, ses vêtements, sa posture, la manière dont il serre la main de son compagnon nous racontent une histoire pour celui qui sait lire. Ce professeur qui corrige ses copies, ce jeune couple qui échange des regards amoureux… que d’histoires ils racontent pour autant qu’on ait un peu d’imagination. Sauf que maintenant la dame ne tient plus le bras de son compagnon, le professeur ne corrige plus, le couple n’a plus rien à se dire, puisqu’ils ont tous un téléphone greffé dans leurs mains et le regard collé dessus.

Mais admettons un instant que le métro ne soit pas un lieu où la curiosité peut s’épanouir. Prenons alors le TGV. La ligne Paris/Marseille par exemple. Devant votre fenêtre défilent les magnifiques paysages de France. Montagnes et vallons, châteaux, églises, ouvrages d’art, centrales nucléaires, rivières et fleuves sans parler des jeux du soleil dans les nuages, s’offrent à vous. En hiver, il y a la neige sur la Bourgogne, au printemps les fleurs sur les arbres fruitiers de la vallée du Rhône, à l’automne les couleurs dans les forêts du Lyonnais. Et bien, qui regarde ces merveilles ? Pas les enfants qui voyagent, et qui souvent ont les yeux rivés sur leurs petites consoles et autres équipements permettant de regarder du Disney en continu. Cela fait longtemps que je n’ai pas vu des enfants se battre pour être assis « à la fenêtre », et je ne me souviens plus la dernière fois que j’ai entendu un enfant demander à ses parents « papa, c’est quoi qu’on voit là ». En général, je suis étonné du peu de questions que les enfants posent aujourd’hui. Non qu’ils soient silencieux : ils savent parfaitement demander la console, leur jouet ou leur film préféré. Mais le mot « pourquoi » semble avoir quitté leur vocabulaire. On dirait que, bombardés d’information de toutes parts, ils ont perdu l’envie de comprendre. Et l’intelligence artificielle qu’on nous annonce ne va pas arranger les choses.

Ce manque général de curiosité touche même les élites les plus élitistes. Un ami qui travaille au Conseil d’Etat me disait il y a quelques années combien peu d’élèves de l’ENA utilisaient l’énorme privilège qu’est la possibilité, pendant leur scolarité, d’assister aux séances des sections du contentieux du Conseil. Je partage son étonnement : comment est-ce possible que des jeunes sensibilisés à ces questions et qui se destinent à une carrière administrative n’aient pas la curiosité de savoir à quoi ressemble le saint des saints ? Sur mon lieu de travail je suis toujours surpris du peu d’intérêt que chacun a pour ce que font leurs collègues. L’attitude de mes camarades de travail est d’ailleurs une parfaite illustration de la manière dont la curiosité est vue dans son sens étroit : dans les réunions de service, tout le monde brode sur le thème « on aimerait savoir ce que fait chacun ». Mais c’est pour demander des « réunions d’information » et autres « présentations ». Personne n’est prêt à faire le petit effort de lever son postérieur de sa chaise et aller voir son collègue pour s’informer auprès de son collègue. Si l’information ne tombe pas toute rôtie dans le bec, personne n’est prêt à faire l’effort d’aller la chercher.

Si j’en crois mes parents ou mes oncles, lorsque j’étais enfant je torturais les adultes à ma portée avec mes éternels « pourquoi ». J’ai eu, les dieux soient loués, des grands-parents et des parents qui ont toujours répondu. Souvent, en me donnant les livres qui pouvaient répondre à la question. Mon grand-père, qui rêvait d’un petit-fils ingénieur, m’emmenait régulièrement « voir les locomotives » à la gare locale, mais aussi dans l’imprimerie avec laquelle il travaillait ou dans des expositions de machines outil… et bien sûr, répondait patiemment à la salve de questions que cela impliquait. Et j’en garde un souvenir émerveillé. Car former la curiosité c’est aussi alimenter la capacité d’émerveillement, c’est-à-dire, la capacité à tirer un grand plaisir de chaque découverte. Car quand on regarde le monde qui nous entoure avec les yeux ouverts, l’extraordinaire et le merveilleux sont partout. Dans l’observation d’une plante et dans une démonstration mathématique, dans la conversation d’une voisine et dans une statue oubliée dans le square près de chez nous.

Je ne prétends bien entendu pas donner mon cas en exemple, je m’en sers juste pour montrer comment la curiosité, naturelle chez l’enfant, peut être stimulée et cultivée, ou au contraire étouffée ou laissée en friche. Dans une civilisation où les enfants passent le plus clair de leur temps à l’école ou sous l’influence de la télévision et des réseaux sociaux, la question n’est pas seulement individuelle, elle est politique.

Notre société veut-elle des jeunes – et donc demain des adultes – curieux ? En tout cas, on ne peut que constater qu’elle ne fait aucun effort pour les éduquer dans ce sens. Notre système éducatif – sous la pression des parents, d’ailleurs – s’oriente de plus en plus vers une vision utilitariste, celle des « compétences » plutôt que des « savoirs ». Le but est de moins en moins de susciter des questions et de plus en plus de fournir des connaissances « utiles », sans perdre du temps à expliquer les « pourquoi ». En mathématiques, on a banni les démonstrations. Après tout, à quoi peut servir de savoir « pourquoi » la somme du carré des côtés d’un triangle rectangle est égale au carré de l’hypoténuse ? Pour l’utilitariste, seul le résultat compte. Et c’est pourquoi au bac on demande aujourd’hui d’appliquer les théorèmes mathématiques, presque jamais de les démontrer. Et bien sûr, mieux vaut apprendre le code du permis de conduire, indispensable pour trouver du travail, plutôt que le latin ou l’histoire romaine…

Est-ce parce que la curiosité conduit nécessairement à la réflexion, et que, comme on dit aux armées, « réfléchir c’est commencer à désobéir », que l’idéologie dominante en fait une valeur négative ? La curiosité conduit à chercher à comprendre, et comprendre conduit à remettre en cause. Plus le capitalisme s’approfondit, et moins il a besoin d’individus-citoyens, qui se posent leurs propres questions et qui ont la ténacité et la discipline nécessaire pour obtenir des réponses, bref, qui cherchent à comprendre comment le monde est, et surtout pourquoi. Ce dont un capitalisme avancé a besoin, c’est d’une masse d’individus-clients, qui acceptent les questions qu’on leur fournit avec les réponses préfabriquées qui vont bien. Et c’est donc naturellement qu’on forme ce genre d’esprit : des gens qui passent des heures sans fin à tapoter sur leur portable… mais qui ne se demandent même pas comment le portable en question est fait, comment il fonctionne… et pourquoi.

Quand on fait le bilan de toutes les choses que nous avons laissé se perdre dans notre pays ces cinquante dernières années, il ne faudrait oublier la curiosité. Et quand on songe à celles qu’on voudrait reconstruire, la curiosité devrait être à la place d’honneur. Il faut expliquer à ces parents obsédés par la « réussite » de leurs enfants qu’on n’a jamais vu échouer un enfant curieux, et que la curiosité reste la meilleure protection contre le chômage. Il faut expliquer aux enfants que tout, absolument tout, peut être interrogé – ce qui ne veut pas dire la même chose que « contesté ». Il faut expliquer aux enseignants que demander au professeur qui transmet un contenu « comment vous le savez » ne remet pas en cause son autorité, comme le croient beaucoup d’enseignants : c’est une question parfaitement légitime et qui mérite une réponse. Qu’une telle question mette le professeur en difficulté montre surtout que lui-même manque de curiosité, qu’il ne s’est jamais posé la question de l’origine de son savoir. Vous savez, des générations d’instituteurs ont répété que « le Mont Blanc a une hauteur de 4807 mètres au-dessus du niveau de la mer » sans jamais se demander comment on arrive à cette mesure, et d’ailleurs comment on définit le « niveau de la mer »…

Utopie ? Oui, certainement. Comment prêcher avec quelque chance de succès la curiosité dans une société dont le discours encourage dans tous les domaines la paresse intellectuelle, une société où la vidéo remplace le texte, ou Wikipédia devient une source légitime pour des travaux scolaires ou universitaires… et même pour certains rapports ministériels. Une société qui réduit année après année le contenu des enseignements – à tous les niveaux, primaire, secondaire et universitaire – et qui encourage les jeunes à choisir leurs matières optionnelles en fonction de critères purement utilitaires. Si l’on continue comme ça, la curiosité sera, comme la culture classique, un luxe réservé à une toute petite élite, comme elle l’était avant la Révolution, quand les paysans étaient priés de croire et de ne pas se poser des questions.

Descartes

(1) « “Albert grunted. “Do you know what happens to lads who ask too many questions?”
Mort thought for a moment.”No,” he said eventually, “what?”
There was silence. Then Albert straightened up and said, “Damned if I know. Probably they get answers, and serve ’em right.” »

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122 réponses à Eloge de la curiosité

  1. cdg dit :

    Bravo pour cet éloge de la curiosité. On parle ici bien entendu de la curiosité intellectuelle, pas du vilain defaut qui est de vouloir savoir combien le voisin a de costume dans sa penderie ou  s il couche avec X ou Y…
    En ce qui concerne le telephone portable, il fait des ravages terribles qui va donner des generations d abrutis. J ai une amie qui enseigne en maternelle et qui voit deja les ravages de l engin: des enfants plus agressifs, incapable de se concentrer et moins habile de leurs mains
    Ce qui me mene au seul bemol sur votre texte: je doute que ca soit une bonne chose pour le capitalisme. Parce qu avoir des cohortes d abrutis est un boulet (il faut les nourir) et on ne peut rien en faire. Car pour que le capital produise des dividendes, il faut qu il mette en oeuvre du travail. Et comment faire travailler des gens qui en sont incapable ? (je parle ici d un travail qui necessite un minimum d intelligence pas qui soit facilement remplaçable par une machine)
    Pire en cas de concurrence, vous allez vous faire eliminer par un concurrent d un autre pays qui sera plus innovant car son personnel sera moins cretinisé par les telephones

    • Descartes dit :

      @ cdg

      [Bravo pour cet éloge de la curiosité. On parle ici bien entendu de la curiosité intellectuelle, pas du vilain defaut qui est de vouloir savoir combien le voisin a de costume dans sa penderie ou s’il couche avec X ou Y…]

      Oui… et non. La curiosité, c’est l’intérêt pour tout ce qui nous entoure. Et ce qui nous entoure, c’est le vaste monde… mais aussi les habitudes de nos voisins. Je ne suis pas sûr qu’on puisse tracer une frontière nette entre les deux types de curiosité. Après, il y a des curiosités saines et des curiosités malsaines, mais on est là dans le domaine de la motivation. On peut s’intéresser aux habitudes de son voisin parce qu’on a envie de comprendre, ou parce qu’on a envie de le censurer.

      [En ce qui concerne le téléphone portable, il fait des ravages terribles qui va donner des générations d abrutis.]

      J’en suis intimement convaincu. Je connais des cas de dépendance pires qu’au crack. Et avec des effets à peu près aussi dramatiques : des gens qui refusent d’aller visiter tel ou tel coin parce que « il n’y a pas de réseau », des gens qui ont la compulsion de sortir leur portable au milieu d’un jeu ou d’un repas de famille, des gens qui ne peuvent soutenir une conversation sans aller vérifier chaque point sur wikipedia…

      [J’ai une amie qui enseigne en maternelle et qui voit déjà les ravages de l’engin: des enfants plus agressifs, incapables de se concentrer et moins habiles de leurs mains.]

      Je ne sais pas si l’on peut établir une relation de cause à effet avec le portable. Je pense que nos enfants et nos jeunes – surtout dans les couches populaires – sont privés d’une véritable éducation à la discipline. Or, la concentration comme l’habilité manuelle sont des disciplines, qui s’acquièrent à force de ténacité et de répétition des gestes. Mais ce n’est pas seulement par le portable que cette société « zapping » s’impose. Ce n’est qu’un élément parmi d’autres.

      [Ce qui me mène au seul bémol sur votre texte: je doute que ça soit une bonne chose pour le capitalisme. Parce qu’avoir des cohortes d abrutis est un boulet (il faut les nourrir) et on ne peut rien en faire.]

      Mais c’est bien là la contradiction du capitalisme : d’un côté, il a besoin de producteurs intelligents, de l’autre de cohortes d’abrutis pour consommer ce qui est produit par ailleurs. Le problème, c’est que les consommateurs et les producteurs… sont à peu près la même population. Et je dis « à peu près », parce qu’il y a une division internationale du travail. Là où l’on produit, on stimule au contraire la discipline et la curiosité – le cas chinois est un exemple extrême. Là où l’on consomme… ce n’est pas tout à fait pareil !

      • Vincent dit :

        Si, il a raison. Il y a des cas, nombreux, d’enfants qui ont un téléphone très jeunes dans les mains, et qui n’ont pas le réflexe de préhension (attraper des objets).
        Le seul geste qu’ils savent réellement faire, c’est écarter le pouce et l’index pour zoomer / dézoomer et déplacer l’écran du smartphone.
        Quand on voit des enfants, comme ça, super à l’aise avec un écran, mais en difficulté pour attraper des objets, ça ne peut être que la faute du téléphone (ou de la tablette).

  2. Vincent dit :

    Voici un billet qui fait écho chez moi… J’ai passé le plus clair de mon temps au lycée (et même une partie non négligeable de ma prépa…) à la bibliothèque pour lire des trucs qui m’intéressaient. J’étais un expert des lois et accords d’entreprises sur la réduction du temps de travail, de la guerre d’Algérie, des chaines de Markov, de cryptographie…
     

    [Est-ce parce que la curiosité conduit nécessairement à la réflexion, et que, comme on dit aux armées, « réfléchir c’est commencer à désobéir », que l’idéologie dominante en fait une valeur négative ?]

    Bien souvent, du moins dans les entretiens d’embauche que j’ai eu à faire, je me suis décrit comme quelqu’un de curieux, ce qui est une réalité. Et ça a toujours été vu comme positif lors des entretiens.
     
    Après… Vous n’avez pas non plus totalement tort. Lors de mon stage de fin d’études, dans un service “méthodes” d’une entreprise de travaux publics, j’ai eu une mauvaise note, avec comme appréciation de stage, en tout et pour tout : “trop curieux”.
    J’avais effectivement saoulé mes encadrants pendant des mois, en leur posant des questions pas possibles sur “Et dans ce cas, comment on fait ?”. Bien souvent, ils n’avaient pas la réponse…
    Une fois en bureau d’études, j’ai trouvé des gens qui étaient contents qu’on leur pose des questions. Et il ne faut pas non plus négliger ce qu’on peut apprendre de “gens d’en bas”. Quand je suis sur un chantier, je n’hésite pas à demander l’autorisation d’aller rejoindre un opérateur de tarière ou de foreuse dans sa cabine, pour lui demander de m’expliquer sa machine, de me raconter l’utilité de chaque capteur. Et, bien souvent, il est si content d’avoir quelqu’un qui s’intéresse à son expérience qu’il sort spontanément tous les cas particuliers qu’il a pu avoir dans sa carrière. De quoi ravir un esprit curieux !
    Aujourd’hui, je suis un peu comme un OVNI dans ma boite, le seul qui a touché un peu à tout au niveau technique, mais sans jamais avoir occupé de responsabilités de gestion de projets (société d’ingénierie dans les Travaux Publics).
     

    [En général, je suis étonné du peu de questions que les enfants posent aujourd’hui. Non qu’ils soient silencieux : ils savent parfaitement demander la console, leur jouet ou leur film préféré. Mais le mot « pourquoi » semble avoir quitté leur vocabulaire. ]

     
    Je vais vous paraitre affreusement moderne, mais mon fils de 7 ans a régulièrement le droit de faire de la tablette, et je trouve cela très bien. Il le fait pour satisfaire sa curiosité, justement. “faire de la tablette”, pour lui, c’est “regarder google Earth”. Il apprend la géographie du pays, et particulièrement les liaisons ferroviaires (ne me demandez pas d’où lui vient cette passion…).
    Et après 30 minutes de tablette, il va “jouer au train” sur le canapé, avec son frère, l’un qui joue au conducteur, et l’autre au contrôleur, pour une liaison “Lyon Perrache – Nantes, par Moulins”, avec toutes les annonces faites proprement, et sans oublier un seul arrêt… Je n’aurais certainement pas pu satisfaire sa curiosité sur la liste de toutes les liaisons Lyon – Nantes en train, avec la liste complète des arrêts…
    Tant que la tablette se limite à ce genre d’usages, je l’approuve…

    • Descartes dit :

      @ Vincent

      [« Est-ce parce que la curiosité conduit nécessairement à la réflexion, et que, comme on dit aux armées, « réfléchir c’est commencer à désobéir », que l’idéologie dominante en fait une valeur négative ? » Bien souvent, du moins dans les entretiens d’embauche que j’ai eu à faire, je me suis décrit comme quelqu’un de curieux, ce qui est une réalité. Et ça a toujours été vu comme positif lors des entretiens.]

      Oui… je dois dire que je me suis souvent décrit de cette façon, et que c’est généralement perçu comme positif. Cela étant dit, je ne suis pas persuadé que ce soit parce que la curiosité est valorisée en tant que telle. C’est plutôt parce que les entretiens d’embauche sont extrêmement formatés, et que les candidats sortent généralement un discours « tarte à la crème ». Quand on leur demande de se décrire, ils sont tous « rigoureux », « ouverts », « aiment travailler en équipe », « innovants »… mais il est rare qu’ils se disent « curieux ». En sortant de l’ordinaire, vous générez un effet positif.

      [Après… Vous n’avez pas non plus totalement tort. Lors de mon stage de fin d’études, dans un service “méthodes” d’une entreprise de travaux publics, j’ai eu une mauvaise note, avec comme appréciation de stage, en tout et pour tout : “trop curieux”.]

      Et vous n’êtes pas le seul. Mon expérience est que la curiosité est très rarement valorisée par les employeurs. Dans les fiches d’évaluation de la fonction publique, ou l’on peut noter le fonctionnaire sur toute une palette de « compétences » et se « savoir-être », la curiosité n’y figure même pas. Je ne l’ai jamais vue figurer dans un document d’évaluation quelconque…

      [Et il ne faut pas non plus négliger ce qu’on peut apprendre de “gens d’en bas”.]

      Une personne curieuse peut apprendre de tout le monde. Parce que chaque individu sait quelque chose que vous ne savez pas. La chose peut avoir une importance secondaire, certes, mais l’accumulation d’éléments secondaires finit par constituer un corpus intéressant.

      [Quand je suis sur un chantier, je n’hésite pas à demander l’autorisation d’aller rejoindre un opérateur de tarière ou de foreuse dans sa cabine, pour lui demander de m’expliquer sa machine, de me raconter l’utilité de chaque capteur. Et, bien souvent, il est si content d’avoir quelqu’un qui s’intéresse à son expérience qu’il sort spontanément tous les cas particuliers qu’il a pu avoir dans sa carrière. De quoi ravir un esprit curieux !]

      Profitez-en maintenant. Parce qu’à mesure que vous montez en grade, ce genre de descente dans le terrain devient de plus en plus difficile. Et quand vous devenez chef, les gens n’osent plus vous parler ouvertement. Il faut un long travail d’apprivoisement pour que les gens vous parlent à nouveau…

      [Aujourd’hui, je suis un peu comme un OVNI dans ma boite, le seul qui a touché un peu à tout au niveau technique, mais sans jamais avoir occupé de responsabilités de gestion de projets (société d’ingénierie dans les Travaux Publics).]

      Je ne voudrais pas vous inquiéter, mais ce genre de profil, si valorisé par les générations précédentes, est aujourd’hui de plus en plus difficile à caser, dans une société qui ne jure plus que par le spécialiste. Il n’y a qu’à voir le recul de la notion de « culture générale » dans les concours publics…

      [Je vais vous paraitre affreusement moderne, mais mon fils de 7 ans a régulièrement le droit de faire de la tablette, et je trouve cela très bien. Il le fait pour satisfaire sa curiosité, justement. “faire de la tablette”, pour lui, c’est “regarder google Earth”. Il apprend la géographie du pays, et particulièrement les liaisons ferroviaires (ne me demandez pas d’où lui vient cette passion…).]

      Offrez-lui un atlas papier. C’est à mon avis infiniment plus formateur. Vous pouvez d’ailleurs vous procurer auprès de la SNCF-Réséau une carte (papier) grand format du réseau ferré français avec toutes les lignes qu’on peut afficher au mur. C’est infiniment plus formateur que de « faire de la tablette ». Cela étant dit, je ne dis pas que TOUTES les utilisations des outils électroniques soit néfaste. Bien utilisés, par des enfants qui reçoivent de l’adulte les stimuli adéquats, ils peuvent être des auxiliaires précieux. Mais utilisés pour réduire le travail de l’adulte – et malheureusement, c’est dans cette direction que l’éducation nationale, par exemple, s’oriente – ils sont au mieux inutiles, au pire désastreux.

      • Vincent dit :

        [Parce qu’à mesure que vous montez en grade, ce genre de descente dans le terrain devient de plus en plus difficile. Et quand vous devenez chef, les gens n’osent plus vous parler ouvertement. Il faut un long travail d’apprivoisement pour que les gens vous parlent à nouveau…]
        J’ai passé la quarantaine Des descentes sur le terrain, j’en fais toujours. Presque toutes les semaines…
        Mais effectivement, prendre le temps de discuter avec un opérateur, cela devient de plus en plus difficile avec l’étiquette de “Directeur des Travaux”…
         

    • Si ce n’est déjà fait je vous suggère de faire quelques parties avec votre fils ici  :https://www.geoguessr.com/fr

  3. Luc dit :

    Parcoursup  commençant dès la 1ère,en 5ième et 4ième les élèves se désintéressents des matières ‘inutiles’..
    Mais vous évoquez ‘la curiosité grecque’,sont ce leurs célèbres philosophes grecs antiques,si oui vers quelles dates relèvent on leurs premiers traces ?
    Fils de métallurgiste j’ai une culture sur l’antiquité très lacunaire, d’où ma question égoïste .Merci encore et bravo pour votre blog qui est une source d’enchantement pour nous.
     
     

    • Descartes dit :

      @ Luc

      [Mais vous évoquez ‘la curiosité grecque’, sont ce leurs célèbres philosophes grecs antiques, si oui vers quelles dates relèvent on leurs premières traces ?]

      On peut penser aux philosophes grecs qui, comme le disait mon professeur de philosophie, sont les premiers à s’être posé des questions telles que « pourquoi y a-t-il quelque chose plutôt que rien », question fondamentale qu’aucune civilisation ne s’est posée avant eux. Mais la curiosité grecque ne s’arrête pas là. Quand on regarde la civilisation grecque, on voit des questions partout. Pythagore se demandait déjà comment était-ce possible qu’il n’y ait pas de nombre dont le carré soit égal à deux (car pour lui, les seuls nombres étaient les rationnels). Hérodote s’intéressa au passé et explora ce territoire. Eratosthène s’intéressa à la géographie. Et tout ça commence vers le VIIème siècle avant J.C.

  4. maleyss dit :

    La “fracture numérique” dont on nous a si longtemps rebattu les oreilles se situe précisément ici : entre les élèves (je parle en tant qu’ancien enseignant) qui comprennent ce que cette abondance d’information peut leur apporter, et ceux qui s’imaginent que l’ordinateur va penser à leur place. Entre ceux qui travaillent vraiment et ceux qui sont tout fiers de vous présenter  un “copié-collé”. Sans parler de ceux (j’enseignais l’anglais) qui saisissent leur texte en français et le font ensuite traduire par l’ordinateur. Entre les imperfections de ces machines à traduire et l’orthographe fantaisiste de la plupart d’entre eux, cela donne en général des résultats assez rigolos. 
    Cela est d’autant plus fâcheux que la curiosité dont vous parlez est la condition sine qua non de la faculté d’adaptation au monde, en particulier professionnel. Avec, bien sûr, la capacité de travail.

    • Descartes dit :

      @ maleyss

      [La “fracture numérique” dont on nous a si longtemps rebattu les oreilles se situe précisément ici : entre les élèves (je parle en tant qu’ancien enseignant) qui comprennent ce que cette abondance d’information peut leur apporter, et ceux qui s’imaginent que l’ordinateur va penser à leur place.]

      Je crains, malheureusement, que dans une société qui conchie l’effort et valorise la paresse – écoutez bien l’ineffable Sandrine Rousseau, par sa bouche parle l’idéologie dominante – le premier groupe est condamné fatalement à se réduire au bénéfice du second…

      Pourtant, les jeunes ne sont pas plus que leurs aînés réfractaires à l’effort. Sous ma fenêtre, il y a un square dans lequel on voit les skateurs s’entraîner dans une surface prévue pour eux. Et bien, je suis toujours ému de voir des jeunes tenter la même figure, une, cinq, dix, cent fois, prenant quelquefois des gnons dans le processus, jusqu’à la dominer. Ce sont des heures, des jours, des mois de pratique jusqu’à atteindre la perfection. Et ils ne font pas cela sous la pression d’un enseignant ou d’un parent, mais pour leur propre plaisir. Mais même là, les professeurs de sport disent combien il est difficile éviter le « nomadisme sportif » induit par les médias. Les jeunes changent de sport tous les ans en fonction des « modes » médiatiques (tennis l’année dernière grâce à la coupe Davis, foot celle-ci grâce au Mondial) sans jamais aller au bout de la démarche.

      Le pouvoir des médias, amplifié par le phénomène des pairs, est incalculable. Beaucoup d’élèves s’imaginent que l’ordinateur va penser pour eux… parce que c’est exactement ce que les medias – et d’abord les réseaux sociaux – leur disent. Voyez sinon tout ce battage autour de ChatGPT…

      [Cela est d’autant plus fâcheux que la curiosité dont vous parlez est la condition sine qua non de la faculté d’adaptation au monde, en particulier professionnel.]

      C’est exactement ma crainte. La curiosité vient avec la conscience qu’il y a un monde extérieur à nous, et l’envie de le connaître. Je suis toujours effaré de constater combien nos contemporains restent enfermés dans leur petit monde, avec les médias pour seul lien avec l’extérieur.

      • Phael dit :

        @Descartes
        [Je suis toujours effaré de constater combien nos contemporains restent enfermés dans leur petit monde, avec les médias pour seul lien avec l’extérieur.]
         
        Cela n’a-t il pas toujours été le cas, peu ou prou ? Mon père me racontait qu’il allait dans un petit café parisien, à sa pause du travail, et que la tenancière ne sortait jamais de sa rue. Elle était dans une des plus belles villes du monde et n’en connaissait qu’un bout de trottoir. Ce que vous dites des tablettes et de Wikipédia, en somme, on l’a déjà entendu avec la télévision et même avant. Le phonographe a tué les chanteurs de rue, parce que l’on n’avait plus à fournir l’effort de faire sa musique soi-même. 
        Ceci dit, je pense que vous avez raison, comme avait raison les détracteurs du phonographe. Raison en partie. Mais une telle observation ne me semble réellement pertinente que si l’on est capable de faire des comparaisons chiffrées. L’innovation et la facilité qu’elle permet tue quelque chose et en permet une autre, c’est toujours vrai. Aujourd’hui le numérique tue une certaine forme de curiosité, mais il en libère une autre. Lesquelles ? Dans quelles proportions ? Si l’on veut faire un diagnostic correct de la situation, ce sont ces questions-là qu’il est utile de se poser. En ce qui me concerne, je n’ai pas la réponse.
        C’est le problème du cas particulier, de l’exemple (comme celui que j’ai donné de la bistroquière). Il est réel, mais n’est pas révélateur d’une tendance. Et l’accumulation d’exemples n’est guère plus pertinente. Nous n’avons jamais qu’un tout petit angle de vue et nous sommes remplis de biais. Pour répondre à ces question, pour se faire une idée correcte de la situation, il faudrait mobiliser un lourd arsenal de statistiques bien pensées. Avoir des grands chiffres et surtout avoir les bons !
         
         

        • Descartes dit :

          @ Phael

          [« Je suis toujours effaré de constater combien nos contemporains restent enfermés dans leur petit monde, avec les médias pour seul lien avec l’extérieur. » Cela n’a-t-il pas toujours été le cas, peu ou prou ? Mon père me racontait qu’il allait dans un petit café parisien, à sa pause du travail, et que la tenancière ne sortait jamais de sa rue. Elle était dans une des plus belles villes du monde et n’en connaissait qu’un bout de trottoir.]

          Mais votre père vous le raconte comme quelque chose d’exceptionnel, justement. Bien sûr, il y a toujours eu des gens qui bougeaient peu, et de ce point de vue les choses se sont plutôt améliorées. Mais lorsque je parlais de « rester dans son petit monde », c’était dans un sens mental, et non géographique. Votre tenancière, elle ne sortait peut-être pas de sa rue, mais de quoi parlait-elle avec les clients ? Je fréquente toujours les bistrots, et je ne peux que remarquer que les conversations sur le zinc ont pratiquement disparu. Les gens s’installent plutôt dans les tables, et là encore chacun a son téléphone…

          [Ce que vous dites des tablettes et de Wikipédia, en somme, on l’a déjà entendu avec la télévision et même avant. Le phonographe a tué les chanteurs de rue, parce que l’on n’avait plus à fournir l’effort de faire sa musique soi-même.]

          Je ne crois pas qu’on puisse comparer. Avec la télévision, on avait une expérience commune : tout le monde regardant la même chose à la même heure. Et on en discutait le lendemain au boulot ou au bistrot. On reprochait à l a télévision de prendre la place de la conversation à la table familiale, ou de soustraire du temps à la lecture, mais pas de créer une telle addiction. Et puis, difficile de regarder la télé dans le métro. Quant au phonographe, il a surtout tué l’habitude de faire de la musique à la maison, et c’est bien dommage ! Mais encore une fois, la pratique subsiste dans les classes supérieures, c’est seulement chez les classes populaires que la substitution a lieu…

          [Aujourd’hui le numérique tue une certaine forme de curiosité, mais il en libère une autre. Lesquelles ? Dans quelles proportions ? Si l’on veut faire un diagnostic correct de la situation, ce sont ces questions-là qu’il est utile de se poser. En ce qui me concerne, je n’ai pas la réponse.]

          Je me les pose… et je ne vois rien venir. Je ne vois pas quelle « forme de curiosité » se manifeste le matin dans un bistrot ou un métro ou chacun est enfermé dans sa bulle téléphonique.

          [Pour répondre à ces question, pour se faire une idée correcte de la situation, il faudrait mobiliser un lourd arsenal de statistiques bien pensées.]

          Déjà, je m’amuse à compter chaque matin le nombre de personnes dans mon métro qui tapotent sur leur téléphone. J’en suis à 80-85%, enfants compris.

          • Phael dit :

            @Descartes
            [Mais votre père vous le raconte comme quelque chose d’exceptionnel, justement.]
            Non, pas du tout. Il le voyait au contraire comme un révélateur de l’ordinaire nature humaine et de son manque de curiosité.
             
            [Votre tenancière, elle ne sortait peut-être pas de sa rue, mais de quoi parlait-elle avec les clients ?]
            J’ai connu pas mal de discussions de bistrot et elles étaient généralement assez pauvre. Il y avait le contact humain, soit, mais intellectuellement c’était assez lent, souvent lourd, et en somme assez rébarbatif. Pour donner un exemple, je trouve n’importe quel échange ici bien plus stimulant.
             
            [ On reprochait à l a télévision de prendre la place de la conversation à la table familiale, ou de soustraire du temps à la lecture, mais pas de créer une telle addiction.]
            ça se discute. J’ai l’impression d’avoir toujours plus ou moins entendu le même discours, pour la télé, pour les jeux de rôles aussi, pour les jeux vidéos, pour les smartphones, pour internet…
             
            [Et puis, difficile de regarder la télé dans le métro.]
            Ah, ça, c’est vrai ! 😀
             
            [Je me les pose… et je ne vois rien venir. Je ne vois pas quelle « forme de curiosité » se manifeste le matin dans un bistrot ou un métro ou chacun est enfermé dans sa bulle téléphonique.]
            D’une part, vous n’avez pas une vue globale. Si l’on veut comparer deux situations, il ne faut pas se limiter au bistrot ou au métro, mais aux 24h d’une journée. Il ne faut pas se limiter à une population, mais à l’ensemble, etc.
            D’autre part, l’apport d’internet (et des machines qui nous y connectent) est assez évident : c’est une agora gigantesque, où chacun peut trouver son vis-à-vis. Le foisonnement d’intelligence qui en résulte me semble aller de soi. Sans chercher bien loin, je pense à Sci-Hub ou Place (https://www.youtube.com/watch?v=qVZhwYupcg4&ab_channel=TheGreatReview), mais il y a foule d’autres exemples.
            La question est bien de savoir ce que l’on gagne et ce que l’on perd. Et cette question est complexe, parce qu’elle nécessite de mesurer des choses qui sont difficilement mesurables, de comparer justement des choses de nature différentes.
             
            [Déjà, je m’amuse à compter chaque matin le nombre de personnes dans mon métro qui tapotent sur leur téléphone. J’en suis à 80-85%, enfants compris.]
            C’est un point de vue, un témoignage, donc un élément à prendre en compte dans la question de la quantité de curiosité produite par notre société, mais ça ne suffit pas à faire une vue d’ensemble.

            • Descartes dit :

              @ Phael

              [« Votre tenancière, elle ne sortait peut-être pas de sa rue, mais de quoi parlait-elle avec les clients ? » J’ai connu pas mal de discussions de bistrot et elles étaient généralement assez pauvre. Il y avait le contact humain, soit, mais intellectuellement c’était assez lent, souvent lourd, et en somme assez rébarbatif. Pour donner un exemple, je trouve n’importe quel échange ici bien plus stimulant.]

              Pendant des années, j’ai souvent pris mon café quotidien au zinc, et j’ai vu de tout. Mais même lorsque l’échange n’était pas passionnant par son contenu, c’était une opportunité de voir ce que pensaient des gens très différents de moi. Je n’ai jamais trouvé cet exercice rébarbatif, au contraire. Et puis j’ai fait pas mal de campagnes politiques à une époque ou la campagne se faisait aussi dans les bistrots, et j’ai toujours trouvé cet exercice passionnant, au même niveau que le porte-à-porte. Votre tenancière, elle ne sortait peut-être jamais de son bistrot, mais toute la vie y passait…

              [« On reprochait à l a télévision de prendre la place de la conversation à la table familiale, ou de soustraire du temps à la lecture, mais pas de créer une telle addiction. » ça se discute. J’ai l’impression d’avoir toujours plus ou moins entendu le même discours, pour la télé, pour les jeux de rôles aussi, pour les jeux vidéo, pour les smartphones, pour internet…]

              Bien sûr, il y a toujours le côté « c’était mieux avant, ma brave dame ». Mais je ne pense pas qu’on puisse reprocher les mêmes travers à la télévision, aux jeux de rôle, aux jeux vidéo, aux smartphones…

              [« Je me les pose… et je ne vois rien venir. Je ne vois pas quelle « forme de curiosité » se manifeste le matin dans un bistrot ou un métro ou chacun est enfermé dans sa bulle téléphonique. » D’une part, vous n’avez pas une vue globale. Si l’on veut comparer deux situations, il ne faut pas se limiter au bistrot ou au métro, mais aux 24h d’une journée. Il ne faut pas se limiter à une population, mais à l’ensemble, etc.]

              Certes. Mais encore ? Où trouvez-vous les éléments « globaux » en question ?
              Les rares études que j’ai vu passer tirent des conclusions franchement négatives. Aucun ne fait état de « nouvelles formes de curiosité, toutes pointent les phénomènes néfastes comme celui de « bulle » qui fait que les gens n’échangent qu’avec des gens qui partagent leurs mêmes convictions, phénomène qui me semble une menace évidente pour toute forme de curiosité. Je vous accorde que mes observations personnelles n’ont aucune valeur statistique, mais elles illustrent bien des résultats établis de façon plus rigoureuse par les chercheurs.

              [D’autre part, l’apport d’internet (et des machines qui nous y connectent) est assez évident : c’est une agora gigantesque, où chacun peut trouver son vis-à-vis. Le foisonnement d’intelligence qui en résulte me semble aller de soi.]

              Vraiment ? Oui, c’est une agora gigantesque. Mais loin de trouver son vis-à-vis, on y trouve surtout son semblable. Combien de militants de LFI échangent dans cette agora avec des militants du RN ? Combien d’anti-vax échangent avec des scientifiques ? L’agora en question est surtout un lieu où chacun communie avec ceux qui pensent comme lui. Si j’ai créé mon blog, c’est précisément parce que je n’ai trouvé aucun lieu sur la toile où échanger avec ceux qui n’étaient pas de ma crémerie…

              Or, un système ou chacun est renforcé dans ses convictions par la communion avec ceux qui les partagent et isolé de tout argument contraire ne me paraît pas très propice au « foisonnement des intelligences »…

              [Sans chercher bien loin, je pense à Sci-Hub ou Place]

              Vous noterez que Sci-Hub est un site clandestin, aujourd’hui fermé et bloqué par les fournisseurs d’accès (depuis une décision du TGI de Paris de 2019). Par ailleurs, Sci-Hub n’est qu’une grande bibliothèque permettant d’accéder gratuitement aux articles publiés par des revues scientifiques. Il n’a rien d’une « agora ».

              Au risque de me répéter : je ne condamne pas d’une façon générale l’internet. Qu’on puisse accéder de n’importe quel endroit du monde au fonds de la Bibliothèque Nationale de France, de la British Library ou de la Bibliothèque du Congrès, c’est sans aucun doute un énorme progrès. Mais je peux vous assurer que ceux que je vois le matin dans mon métro tapoter sur leur smartphone ne consultent nullement ces fonds-là, pas plus que les élèves ou les étudiants qui pompent un devoir sur internet en s’imaginant que Wikipédia est l’ultime expression du savoir. Un sage avait dit que la télévision est une merveille, que le problème c’est ce qu’on fait avec elle. L’internet, c’est un peu pareil.

              [La question est bien de savoir ce que l’on gagne et ce que l’on perd. Et cette question est complexe, parce qu’elle nécessite de mesurer des choses qui sont difficilement mesurables, de comparer justement des choses de nature différentes.]

              Certainement. Cela implique aussi de peser les différentes causes des phénomènes multifactoriels. A quel point le « zapping » sur les réseaux est la cause du déficit d’attention et de concentration des élèves et des étudiants que toutes les enquêtes mesurent ?

  5. Gugus69 dit :

    Mon cher ami et camarade, voilà votre meilleur texte depuis longtemps !
    D’habitude, vous nous proposez d’excellents articles ; cette fois, vous nous donnez à lire un essai.
    Ce qui me plaît chez vous, c’est que vous parvenez à faire surgir des questions qui paraissent de bon sens… Mais que je ne m’étais jamais posées. Merci.

  6. Baruch dit :

    A propos de votre exemple des étudiants et du Conseil d’Etat une anecdote familiale:
    Ma fille en deuxième année de droit à l’université  faisait un double cursus avec une préparation aux concours de la fonction publique territoriale, il y a une vingtaine d’année.Ils étaient peu nombreux à suivre ce cycle, environ 40 étudiants.Un de leurs professeurs  a organisé pour ces étudiants une journée entière à Paris au Conseil d’Etat,les bâtiments bien sûr, mais surtout des rencontres, discussions … Cette journée a été un moment très fort de cette année -là  ma fille s’en souvient toujours, même si elle n’a pas suivi cette voie de l’Administration, devenant à son tour Professeur des universités.Le nom du professeur : Edouard Philippe qui n’était alors ni maire du Havre ni a fortiori premier ministre mais un excellent chargé de cours ( dont nous ne partageons pas les vues politiques du tout) qui a été le seul à proposer une telle journée d’étude .Oui la curiosité et la sollicitation pour obtenir cette curiosité par les adultes et les inciter à aller plus loin.

    • Descartes dit :

      @ Baruch

      [Edouard Philippe qui n’était alors ni maire du Havre ni a fortiori premier ministre mais un excellent chargé de cours (dont nous ne partageons pas les vues politiques du tout) qui a été le seul à proposer une telle journée d’étude. Oui la curiosité et la sollicitation pour obtenir cette curiosité par les adultes et les inciter à aller plus loin.]

      Une anecdote qui souligne mon propos. Nous avons la chance de vivre dans un pays qui ne manque pas de lieux, d’institutions, d’objets passionnants qui tous racontent une histoire, tous susceptibles de susciter la curiosité de tout un chacun. Et on amène les enfants à Eurodisney…

  7. Geo dit :

    @Descartes
    Ce professeur qui corrige ses copies, ce jeune couple qui échange des regards amoureux… que d’histoires ils racontent pour autant qu’on ait un peu d’imagination. Sauf que maintenant la dame ne tient plus le bras de son compagnon, le professeur ne corrige plus, le couple n’a plus rien à se dire, puisqu’ils ont tous un téléphone greffé dans leurs mains et le regard collé dessus.”
    Mais ça ne nous empêche pas d’improviser des romans d’après des visages. J’ignore ce qui rend le métro si propice à la projection. Ne craignez-vous pas d’improviser un roman pessimiste?
    Je ne suis en rien un inconditionnel du nouveau monde. Simplement, dans mon métier j’ai croisé quelques membres des nouvelles génération qui m’ont surpris par une connaissance du passé (par exemple) clairement supérieure à la mienne y compris à propos d’évènements qui m’avaient occupé. Et ça n’a rien d’exceptionnel si ce n’est pas fréquent.
    Si je partage nombre de vos critiques, je crains qu’on aille un peu vite. Ce qui me paraît menacé est moins la curiosité que la logique. J’aurais du mal à objectiver la chose, mais ma génération me semble avoir été plus cartésienne, si on veut qualifier ainsi le goût de la logique pour elle même et dans l’expression, que les suivantes. D’ailleurs le pseudonyme que vous vous êtes choisi doit bien correspondre à un sentiment de ce genre ?

    • Descartes dit :

      @ Geo

      [Mais ça ne nous empêche pas d’improviser des romans d’après des visages. J’ignore ce qui rend le métro si propice à la projection. Ne craignez-vous pas d’improviser un roman pessimiste ?]

      Le métro est propice à la projection précisément parce qu’il n’y a pas grand-chose à faire. Pas de paysage à regarder par les fenêtres, un environnement standardisé est répétitif dans les trains et les stations… finalement, pas beaucoup de choses pour distraire les divagations de l’esprit.

      Bien sur, rien n’empêche d’improviser des romans d’après les visages. A une condition, qu’ils soient expressifs. Or, j’ai remarqué que les gens qui tapotent sur leur téléphone n’ont pas beaucoup d’expression faciale. Difficile en regardant le visage de savoir si ce qu’ils regardent les choque, les passionne, les émeut, les interpelle. Il y a une forme d’impassibilité qui tient au fait qu’on communique avec des gens qui ne nous voient pas…

      [Je ne suis en rien un inconditionnel du nouveau monde. Simplement, dans mon métier j’ai croisé quelques membres des nouvelles génération qui m’ont surpris par une connaissance du passé (par exemple) clairement supérieure à la mienne y compris à propos d’évènements qui m’avaient occupé. Et ça n’a rien d’exceptionnel si ce n’est pas fréquent.]

      On n’est jamais à l’abri d’une bonne surprise, et cela arrive assez souvent. Ne voyez surtout pas dans mon papier une critique de la jeunesse. Souvent, les jeunes sont au contraire en demande de références. C’est plutôt à ma génération que la critique s’adresse, parce que c’est elle qui a laissé se casser – quand elle ne l’a pas cassée avec enthousiasme – la chaîne de la transmission…

      [Si je partage nombre de vos critiques, je crains qu’on aille un peu vite. Ce qui me paraît menacé est moins la curiosité que la logique. J’aurais du mal à objectiver la chose, mais ma génération me semble avoir été plus cartésienne, si on veut qualifier ainsi le goût de la logique pour elle-même et dans l’expression, que les suivantes.]

      Je me demande – mais ce n’est qu’une hypothèse – si la différence ne tient pas à une question d’universalité. Les générations antérieures vivaient dans l’idée du vrai opposé au faux, et la seule manière d’établir une vérité universelle est à travers d’un raisonnement logique. A partir des années 1970, le postmodernisme impose l’idée qu’il n’existe pas de « vérité », même scientifique, que tout est discours, et – et c’est là que les choses deviennent dangereuses – que tous les discours sont épistémologiquement équivalents. Autrement dit, il n’existe pas de vérité, seulement des opinions. Pour citer un exemple soulevé par Alain Sokal je crois, un universitaire américain a écrit que les mythes de création des indiens – pardon, « américains natifs » – de la tribu Zuni étaient aussi « vrais » que la théorie de l’évolution. A partir de là, la logique devient un outil superflu. A quoi bon chercher une démonstration logique puisque votre « opinion » vaut du seul fait que vous la soutenez ?

      [D’ailleurs le pseudonyme que vous vous êtes choisi doit bien correspondre à un sentiment de ce genre ?]

      Pas tout à fait. Le surnom « Descartes » m’a été accole par des collègues de travail du fait que je parlais en permanence du besoin de « faire les choses avec méthode » ou de « développer une méthode »… mais oui, je partage un peu votre sentiment. J’ai été d’ailleurs surpris par la difficulté qu’ont certains collègues à comprendre la logique de la démonstration par l’absurde. La coexistence de deux affirmations contradictoires ne semble pas les gêner…

  8. Louis dit :

    Pour ma part, je regrette de trouver si peu de curiosité chez mes collègues. Non seulement parler de leur matière les ennuie, en général, “parce que je fais une pause”, mais réciproquement apprécier notre métier de l’extérieur, en se demandant comment bossent les autres, pourquoi l’on dit de nous ce qu’on en dit, et même simplement discuter de passions qui ne soient pas mondaines (comme le sont les discussions qui tournent autour des voyages, des séries, des potins), c’est difficile. A tout prendre, je me suis toujours mieux entendu avec mes collègues des lycées professionnels, ou des filières techniques, qui n’ont pas ces pudeurs. Il faut dire qu’une bonne part d’entre eux sont devenus professeurs, après avoir exercer longtemps un autre métier. Ca forge des caractères différents.

    • Descartes dit :

      @ Louis

      [Pour ma part, je regrette de trouver si peu de curiosité chez mes collègues. Non seulement parler de leur matière les ennuie, en général, “parce que je fais une pause”, mais réciproquement apprécier notre métier de l’extérieur, en se demandant comment bossent les autres, pourquoi l’on dit de nous ce qu’on en dit, et même simplement discuter de passions qui ne soient pas mondaines (comme le sont les discussions qui tournent autour des voyages, des séries, des potins), c’est difficile.]

      Oui, il y a le manque de curiosité. Mais si je crois quelques amis enseignants – je n’ai pas l’occasion de fréquenter les salles de professeurs – il y a aussi une peur panique du conflit. Les gens ont du mal à gérer les désaccords, à « rester bons amis » – ou « bons collègues » – une fois qu’ils se sont opposés dans une controverse intellectuelle, tant les gens investissent leur amour propre. C’est vrai dans tous les milieux, mais particulièrement fort dans le milieu enseignant.

      Mon professeur de judo disait que si on n’acceptait pas de se faire battre, on ne pouvait pas progresser. Parce que pour progresser, il faut essayer une technique qu’on ne domine pas encore, et risquer donc de se faire contrer beaucoup de fois avant de la réussir. Et bien, le débat, c’est un peu pareil. Si l’on a peur d’hasarder une hypothèse, si on n’est pas prêt à accepter de bonne grâce que votre argument soit démonté par l’autre et repartir à l’attaque, alors ce n’est pas la peine de commencer. Certains milieux gèrent cela mieux que d’autres : les juristes, par exemple, sont habitués au prétoire, et aucun avocat ne se considère personnellement offensé quand le juge lui donne tort. Chez les ingénieurs ou les physiciens, c’est plutôt l’expérience qui est juge.

      Il y a peut-être là quelque chose à creuser dans la formation des étudiants – et des enseignants. C’est l’éducation à la controverse…

      • Louis dit :

        Je partage l’opinion de vos amis. Bon nombre de collègues sont effrayés à l’idée de déplaire, et, partant, de s’affronter. C’est d’ailleurs le défaut de mon proviseur, ce qui est sans doute le pire défaut d’un chef. Le mépris des institutions délivre de la charge d’endosser le rôle qu’exige la fonction, mais laisse bien démuni qui ne porte plus de masque. La banalité l’emporte pour ne froisser personne, car on se froisserait de n’être pas d’accord. C’est dommage, et c’est idiot. Sans réclamer qu’on n’ait jamais que des rapports professionnels au travail, j’ai du mal à ne pas voir une justice dans le désarroi de ceux qui, s’étant privés de l’institution par choix (pour être un professeur sympathique, aimé  – rarement du reste – de ses élèves, ne s’embarrassant de rien, se comportant, s’habillant, ne parlant pas autrement à l’école qu’en privé), souffrent de ne pouvoir y parler à leur aise. Cependant je le regrette. Cette attitude de collégienne pourrit les rapports professionnels, étrangle les discussions et dessert tout le monde.
         

        Mon professeur de judo disait que si on n’acceptait pas de se faire battre, on ne pouvait pas progresser. Parce que pour progresser, il faut essayer une technique qu’on ne domine pas encore, et risquer donc de se faire contrer beaucoup de fois avant de la réussir. Et bien, le débat, c’est un peu pareil. Si l’on a peur d’hasarder une hypothèse, si on n’est pas prêt à accepter de bonne grâce que votre argument soit démonté par l’autre et repartir à l’attaque, alors ce n’est pas la peine de commencer.

         
         
        Que votre professeur avait raison ! Il parle d’un point délicat de l’instruction : l’élève doit échouer pour triompher de ses erreurs, et, pour ce faire, le maître doit battre le froid et le chaud, pour ne jamais laisser l’élève en reste. C’est tout à la fois éprouvant et grisant. Ca demande aussi de ne pas entretenir avec ses élèves de rapports personnels. Ce qui priverait le maître qui s’y adonnerait de la satisfaction morale de plaire. “Mieux” vaut être “sympa”. Et pour ne pas déplaire, de concessions en défaites, et de compromis en compromissions, on recourt à la flatterie, et l’on en conçoit du mépris, pour soi, pour les élèves, pour “l’institution qui maltraite”, pour tout le monde. Quel gâchis.
         
        Au fond, si je comprends bien ce que vous dites, les professeurs souffrent de ce qu’ils veulent épargner à leurs élèves : la peur de l’échec. De leur côté, ils scient la branche sur laquelle ils sont assis pour y échapper ; du côté des élèves, ils leur passent tout pour la leur épargner. C’est bien dommage.
         

        Certains milieux gèrent cela mieux que d’autres : les juristes, par exemple, sont habitués au prétoire, et aucun avocat ne se considère personnellement offensé quand le juge lui donne tort. Chez les ingénieurs ou les physiciens, c’est plutôt l’expérience qui est juge.

         
         
        Tout le monde n’a pas eu la chance d’avoir des parents communistes… C’est l’un des meilleurs souvenirs que j’ai de mon enfance : à table, quelle que soit la discussion, n’importe lequel d’entre nous pouvait prendre la parole, quitte à ne pas être d’accord avec le reste de la famille ; et si d’aventure les faits nous donnaient tort, nul ne se privait de ne nous le rappeler. J’en ai gardé le goût très vif de l’engueulade amicale, mais j’ai découvert sur le tard que j’avais eu la chance d’avoir de tels parents et de trouver de tels amis.

        • Descartes dit :

          @ Louis

          [Je partage l’opinion de vos amis. Bon nombre de collègues sont effrayés à l’idée de déplaire, et, partant, de s’affronter. C’est d’ailleurs le défaut de mon proviseur, ce qui est sans doute le pire défaut d’un chef.]

          Le plus drôle, c’est que pas mal d’individus cherchent pendant des années à devenir « chef », et une fois qu’ils le sont devenus ont horreur de faire le travail de chef, qui est de décider quitte à déplaire ou à ouvrir un conflit. Du coup, on voit se multiplier des chefs qui sont dans la recherche d’un consensus mou plutôt que dans une logique d’arbitrage. Les idéologues de la « société civile » en font d’ailleurs un objectif, eux qui pourfendent à tort et à travers la « verticalité ». C’est désastreux parce que, comme disait l’un de mes anciens chefs, « un chameau est un cheval dessiné par consensus »

          [La banalité l’emporte pour ne froisser personne, car on se froisserait de n’être pas d’accord. C’est dommage, et c’est idiot.]

          Je me demande toujours pourquoi le fait de « ne pas être d’accord » pourrait froisser. On fait ce que décide le chef non parce qu’il ait raison, mais parce que c’est le chef. Il faut là encore revenir à Hobbes : on cède au prince le monopole de la violence non parce que le prince soit plus intelligent ou plus sage que les autres, mais parce que le système où un prince a ce monopole, quelque soient les qualités du prince, est préférable à la guerre de tous contre tous. C’est pourquoi on peut obéir à un chef avec lequel on n’est pas d’accord sans que cette obéissance soit un reniement.

          [Sans réclamer qu’on n’ait jamais que des rapports professionnels au travail, j’ai du mal à ne pas voir une justice dans le désarroi de ceux qui, s’étant privés de l’institution par choix (pour être un professeur sympathique, aimé – rarement du reste – de ses élèves, ne s’embarrassant de rien, se comportant, s’habillant, ne parlant pas autrement à l’école qu’en privé), souffrent de ne pouvoir y parler à leur aise. Cependant je le regrette. Cette attitude de collégienne pourrit les rapports professionnels, étrangle les discussions et dessert tout le monde.]

          C’est bien la question hobbesienne. L’institution est à la fois une contrainte et une protection. Et cela est d’autant plus nécessaire qu’on a une fonction dans laquelle on est chargé de faire appliquer des règles et des disciplines. Le policier et le professeur – et contrairement à ce que la profession veut faire croire, les deux métiers ne sont pas si différents que ça – sont dans cette logique. La différence est que le policier sait d’avance qu’il ne sera pas aimé, alors que l’enseignant s’imagine que les disciplines qu’il impose sont tellement « naturelles », leur utilité tellement « évidente » qu’il n’a pas besoin d’une institution pour le légitimer. Qu’il peut se faire « aimer », et que cela suffira. C’est faux, bien sûr. On aime beaucoup ses professeurs, mais en général on les aime rétrospectivement. Et souvent, ce sont les plus « répressifs » qui laissent les meilleurs souvenirs…

          Y a-t-il une justice comme vous le dites ? Je n’en suis pas sûr. Car il y a une question générationnelle à prendre en compte. La génération de 1968, pour aller vite, pouvait se permettre de jouer contre l’institution parce que l’institution était forte. L’enseignant pouvait faire copain-copain avec ses élèves et conspuer en classe le « lycée caserne », en sachant que si un élève venait à l’agresser l’institution toute entière, avec le soutien des parents, serait de son côté. Et les soixante-huitards ont use et abusé de cet avantage. En affaiblissant l’institution, ils ont certes scié la branche où ils étaient assis… sauf que ceux qui y sont assis aujourd’hui que la branche est en train de casser, et qui risquent de se retrouver par terre, ce n’est plus eux. Eux, ils sont partis à la retraite depuis longtemps, et ont laissé la place à une génération suivante qui n’a aucune responsabilité dans l’affaire, mais qui doit gérer sa fonction entre une institution affaiblie, des parents et des étudiants-clients. C’est pourquoi la « justice » de cette situation est toute relative. Vous l’aurez remarqué, je ne suis pas avare en critiques lorsqu’il s’agit des enseignants… mais d’un autre côté, je me rends bien compte des marges de manœuvre très étroites que la faiblesse de l’institution leur laisse, s’ils veulent préserver leur équilibre personnel. On demande trop à un soldat à qui on demande de monter au front désarmé, commandé par des officiers dont le premier souci est d’éviter les ennuis, et avec un commandant en chef qui distille les injonctions contradictoires.

          Après, il ne reste pas moins qu’il ne faut pas confondre une réalité statistique et les cas particuliers. Il y a des enseignants militants, qui au prix d’un effort de rigueur permanente arrivent à sortir les élèves de leur hébétude, à se faire respecter des parents, à faire un véritable travail d’éducateur. Ce n’est pas impossible, mais c’est difficile, et je dirais même suicidaire dans certains contextes.

          [Que votre professeur avait raison ! Il parle d’un point délicat de l’instruction : l’élève doit échouer pour triompher de ses erreurs, et, pour ce faire, le maître doit battre le froid et le chaud, pour ne jamais laisser l’élève en reste. C’est tout à la fois éprouvant et grisant. Ca demande aussi de ne pas entretenir avec ses élèves de rapports personnels. Ce qui priverait le maître qui s’y adonnerait de la satisfaction morale de plaire.]

          Oui, mille fois oui. Un juge qui a le souci de plaire sera un mauvais juge, un policier qui a le souci de plaire, un mauvais policier. Tous ceux qui ont la charge de faire respecter et d’éduquer à une discipline, doivent rechercher pour unique récompense le respect de celle-ci. Ce sont des métiers où il faut une petite dose de sadisme… ou à minima de détachement. Un détachement qui vient de la conviction qu’on fait cela pour le bien de tous, et que les élèves comprendront un jour.

          [“Mieux” vaut être “sympa”. Et pour ne pas déplaire, de concessions en défaites, et de compromis en compromissions, on recourt à la flatterie, et l’on en conçoit du mépris, pour soi, pour les élèves, pour “l’institution qui maltraite”, pour tout le monde. Quel gâchis.]

          Oui. Mais d’un autre côté, ne soyez pas trop sévère. Sans protection des institutions – l’école, mais aussi la famille – ne pas être « sympa » peut vous amener de gros ennuis. Pensez à Samuel Paty.

          Oui, les enseignants – et surtout ceux de la génération soixante-huitarde – ont leur part de responsabilité dans cet énorme gâchis. Mais ils sont aussi les victimes d’une transformation qui rend leur métier impossible, tant les injonctions qui reposent sur lui sont contradictoires. Pour ceux aujourd’hui en poste, leur faute est moins d’avoir dit « oui » que de ne pas avoir dit « non », de se soucier plus des conditions matérielles d’exercice du métier que de défendre et reconstruire l’institution.

          [Au fond, si je comprends bien ce que vous dites, les professeurs souffrent de ce qu’ils veulent épargner à leurs élèves : la peur de l’échec. De leur côté, ils scient la branche sur laquelle ils sont assis pour y échapper ; du côté des élèves, ils leur passent tout pour la leur épargner. C’est bien dommage.]

          Je ne suis pas sur qu’on puisse dire ça. A tous les niveaux, c’est le principe « pas d’emmerdes » qui s’impose. Les enseignants évitent les ennuis, et dire à l’élève en permanence que tout ce qu’il fait est très bien, comme le prescrit la théorie de la « notation positive » évite toute confrontation. Ce n’est pas par hasard que la surnotation fait des ravages dans les lycées socialement les plus difficiles. On nous explique que les enseignants font cela pour de nobles considérations sociales – i.e. pour aider leurs élèves à trouver des bonnes places dans le supérieur. On se demande tout de même si cette surnotation ne tient pas aussi au fait que c’est dans ces lycées que les parents acceptent moins bien les mauvaises notes, et réagissent le plus violemment envers l’enseignant. On ne risque rien à mettre un zéro à qui le mérite à Henri IV. C’est beaucoup moins évident dans certains lycées de banlieue parisienne…

          Le « pas d’emmerdes » fait que c’est le monde du travail qui, lui, n’a pas ces pudeurs de jeune fille, qui devient l’endroit où se révèle la vérité des prix. Contrairement aux écoles, aux lycées, aux universités, le recruteur n’a pas peur de fermer la porte à un candidat qu’il trouve nul, et à lui dire. Mais entretemps, que de temps et de ressources gâchées…

          [Tout le monde n’a pas eu la chance d’avoir des parents communistes… C’est l’un des meilleurs souvenirs que j’ai de mon enfance : à table, quelle que soit la discussion, n’importe lequel d’entre nous pouvait prendre la parole, quitte à ne pas être d’accord avec le reste de la famille ; et si d’aventure les faits nous donnaient tort, nul ne se privait de ne nous le rappeler. J’en ai gardé le goût très vif de l’engueulade amicale, mais j’ai découvert sur le tard que j’avais eu la chance d’avoir de tels parents et de trouver de tels amis.]

          100% d’accord.

          • Louis dit :

            @Descartes
             

            Les idéologues de la « société civile » en font d’ailleurs un objectif, eux qui pourfendent à tort et à travers la « verticalité ».

            Certes, mais pourquoi ?

            Je me demande toujours pourquoi le fait de « ne pas être d’accord » pourrait froisser.

            C’est une question de point d’honneur. L’orgueil exige qu’on ait toujours le dernier mot. Seulement, on n’a pas toujours les moyens de l’avoir, parce qu’on n’est pas sûr de soi, parce que l’on cède aux convenances sans trop y réfléchir, parce que se mêlent aux idées qu’on défend des souvenirs désagréables, et qu’on se laisse aller à ses émotions, par manque de retenue… L’orgueil immense des nobles – de ceux qui ne dérogeaient jamais à leur rang – était tempéré par une discipline inouïe. L’étiquette répondait au point d’honneur. Elle donnait les règles du jeu, dans la mesure même où ces règles posaient des limites aux débordements de l’orgueil, qui ne trouvait à s’épancher qu’en certaines circonstances, d’une certaine manière, avec habileté. Des duels aux mots d’esprit, la noblesse nous a livré le contre-exemple de ce dont nous parlons.
             
            On se froisse quand on est touché dans son orgueil. L’honneur exige qu’on répare l’injure. Seulement, quand on sait qu’on risque sérieusement de perdre, qu’on manque de courage et d’exercice, on fuit le danger. L’évitement caractéristique de ceux qui ne veulent pas être froissés s’apparente à de la prudence, matinée de lâcheté. Ils en sont réduits à ruminer leurs pensées, à moins de se retrouver entre soi, pour n’échanger que des banalités relevées de connivence. C’est une manière de ne prendre aucun risque, en ayant sa conscience pour soi : on peste, on râle, on défend âprement, pas toujours sottement, des arguments que nul ne conteste, et les salles de professeur sont pleines des échos de pareilles discussions.
             
            Maintenant, la question qui reste à poser n’est pas la moins importante. Pourquoi les professeurs – et ceux qui se comportent comme eux, par extension – ont-ils tant de mal à défendre leurs idées ? Ils en souffrent tellement qu’ils préfèrent je jamais aborder les sujets qui “fâchent” ceux qui craignent de perdre leurs moyens, et de souffrir dans la confusion d’être tournés en ridicule. Ne pas être d’accord, c’est toujours prendre le risque de passer pour un con.

            Le policier et le professeur – et contrairement à ce que la profession veut faire croire, les deux métiers ne sont pas si différents que ça – sont dans cette logique.

            Et pourtant, réduit à l’essentiel, le maintien de l’ordre est fondamental, car il est la condition même de l’instruction. On n’apprend pas n’importe comment, dans le désordre et le bruit. La ruine de l’école a précipité ce phénomène, comme on aperçoit mieux les structures fondamentales d’un bâtiment en contemplant ses vestiges. Pourquoi les professeurs veulent-ils faire croire le contraire ? Je pense qu’il y a plusieurs raisons à cela, et je serais bien incapable de dire laquelle serait la plus importante.

            La différence est que le policier sait d’avance qu’il ne sera pas aimé, alors que l’enseignant s’imagine que les disciplines qu’il impose sont tellement « naturelles », leur utilité tellement « évidente » qu’il n’a pas besoin d’une institution pour le légitimer. Qu’il peut se faire « aimer », et que cela suffira.

            C’est l’un des intérêts d’enseigner la philosophie. Tout le monde est si bien d’accord pour dire que c’est plus ou moins de la fumisterie, ou le domaine réservé de rares élus, que la philosophie, qu’elle répugne ou qu’elle suscite l’admiration, conserve un prestige bien utile. Il suffit d’écouter la plupart de ses collègues parler de philosophie, ou d’entendre les réflexions des élèves à ce sujet, pour se convaincre qu’il n’y a RIEN de naturel à l’enseigner.

            Y a-t-il une justice comme vous le dites ? Je n’en suis pas sûr. Car il y a une question générationnelle à prendre en compte.

            Vous avez bien entendu raison de replacer mon jugement dans l’enchaînement de l’histoire. Croyez bien que je ne l’ignore pas. Toutefois, la “génération suivante qui n’a aucune responsabilité dans l’affaire, mais qui doit gérer sa fonction entre une institution affaiblie, des parents et des étudiants-clients” n’est pas moins libre que la précédente de se prendre en main. L’intérêt commande qu’ils suivent le mouvement, qu’ils soient sur leur garde, qu’ils ne “fassent pas de vagues”, j’entends bien. Rien n’empêche cependant, quand on n’est pas dans un lycée violent, d’avoir un peu de tenue.
             
            Pour être passé brièvement dans un lycée de Stains, j’en ai gardé une précieuse leçon. Ne croyez pas que mon jugement embrasse ceux qui sont dans une telle détresse, qu’il ne leur reste plus qu’à épouser l’idéologie dominante pour arriver à dormir. Quand on entend pour la première fois dans une salle de professeurs qu’il ne se passe pas une semaine sans que les infirmiers, les policiers ou les pompiers n’interviennent ; qu’un proviseur a pu se faire menacer à coup de hache d’incendie ; qu’on dispose de talkie-walkies et qu’on a pour consigne de ne pas marcher seul dans les couloirs ; quand je l’ai entendu pour la première fois, j’ai compris qu’il vaut parfois mieux vivre dans l’illusion que d’affronter le monde avec ses petits bras, sans recours, sans institution. Le gauchisme ou la corde. Ceux-là, je les reconnais dans votre description.
             
            Ce n’est pas à eux que je pensais. Lorsqu’un lycée n’est pas violent, quand bien même l’ignorance des élèves est abyssale (c’est le cas de mon lycée), la marge de manoeuvre est quand même bien plus grande que dans les lycées violents. Il serait injuste de ne pas le reconnaître. Il ne s’agit ni d’adopter des réflexes de survie, en se persuadant qu’on est l’avant-garde du progrès, du côté des victimes du système, ni de réformer l’institution. Mais il s’agit, entre collègues, au travail, de se serrer les coudes et de faire au mieux avec ce qu’on a. On peut toujours remporter des victoires, aussi petites soient-elles, qui valent qu’on se battent pour elles ; ces victoires fussent-elles de n’avoir pas perdu ses nerfs face à tel élève indiscipliné, d’avoir obtenu que certains élèves se portent volontaires pour travailler plus que les autres, ou d’avoir échangé tel jour avec tel élève sur tel sujet qui demandait réflexion.
             
            On ne peut pas rebâtir dans un lycée les institutions démolies, mais on peut, du moins, donner aux élèves l’illusion que l’institution, à certains égards, tient encore debout. Il faut travailler à maintenir l’illusion que ce qui est nécessaire à l’instruction, parce qu’il en est la condition, persiste, pour pouvoir enseigner. Il faut du sérieux. Mais pour avoir du sérieux, encore faut-il de l’ordre, et l’ordre appelle l’autorité que le prestige d’institutions ternies ne saurait garantir. Il faut bien faire avec, ou bien faire une croix sur l’idée même d’être autre chose qu’une garderie.
             
            Si tel est le cas, eh bien, on n’est pas obligé de se comporter comme un animateur de centre aéré, ni de parler ou de s’habiller comme tel. Au contraire, ça n’arrange rien, et rien n’empêche de s’y prendre autrement, ce qui vaut souvent bien mieux. C’est à ceux qui peuvent sans prendre trop de risque, prendre un peu plus au sérieux leur travail, et agir en conséquence, dans leur propre intérêt, qui n’est pas directement menacé par la violence, que je réserve mon reproche. C’est pourquoi j’y trouve une certaine justice, ne les accablant que de leurs propres maux.
             
            C’est pourquoi vous avez raison de dire qu’on “demande trop à un soldat à qui on demande de monter au front désarmé, commandé par des officiers dont le premier souci est d’éviter les ennuis, et avec un commandant en chef qui distille les injonctions contradictoires”, mais la ligne de front s’étire à travers toute la France, et certains secteurs sont moins chauds que d’autres. “La « justice » de cette situation est toute relative”, précisément parce le “front” n’est pas uniforme. Il convient donc de distinguer ceux qui n’y peuvent malheureusement pas grand chose, sinon rien, de ceux qui peuvent y faire quelque chose, encourant par conséquent le reproche que je leur fais ; à moins de ne supposer que nul n’y puisse rien, ce qui reviendrait à dire que tout est perdu. Ni vous ni moi ne sommes prêts à l’admettre, il me semble.

            Un juge qui a le souci de plaire sera un mauvais juge, un policier qui a le souci de plaire, un mauvais policier. Tous ceux qui ont la charge de faire respecter et d’éduquer à une discipline, doivent rechercher pour unique récompense le respect de celle-ci. Ce sont des métiers où il faut une petite dose de sadisme… ou à minima de détachement. Un détachement qui vient de la conviction qu’on fait cela pour le bien de tous, et que les élèves comprendront un jour.

            Nous sommes parfaitement d’accord. Comme le disait le général de Gaulle : “il faut faire comme si”.

            Oui. Mais d’un autre côté, ne soyez pas trop sévère. Sans protection des institutions – l’école, mais aussi la famille – ne pas être « sympa » peut vous amener de gros ennuis. Pensez à Samuel Paty.

            Pour résumer ce que j’ai développé plus haut : tous les lycées ne sont pas menacés par l’islam, et bien faire son travail n’est pas seulement risquer la mort. On a le droit de ne pas tutoyer ses élèves, de porter une cravate, ou tout simplement de LIRE des livres, quand on est professeur, sans risquer sa peau.

            On se demande tout de même si cette surnotation ne tient pas aussi au fait que c’est dans ces lycées que les parents acceptent moins bien les mauvaises notes, et réagissent le plus violemment envers l’enseignant.

            Je vous le confirme, quoique ce ne soit pas la seule raison.

            • Descartes dit :

              @ Louis

              [« Les idéologues de la « société civile » en font d’ailleurs un objectif, eux qui pourfendent à tort et à travers la « verticalité ». » Certes, mais pourquoi ?]

              La réponse est à mon avis très simple : la « verticalité » implique une limitation de la toute-puissance individuelle, qui est le crédo des classes intermédiaires. On ne peut prêcher le respect des disciplines civiles ou intellectuelles, de l’autorité légitime, des institutions, et ne pas s’y soumettre soi-même. Les classes intermédiaires, il ne faut jamais l’oublier, sont des « nouveaux venus » dans une société dont les règles, les institutions, les symboles ne sont pas faits pour – et par – eux, mais sont issues d’une dialectique entre la bourgeoisie et les couches populaires…

              [« Je me demande toujours pourquoi le fait de « ne pas être d’accord » pourrait froisser. » C’est une question de point d’honneur. L’orgueil exige qu’on ait toujours le dernier mot. Seulement, on n’a pas toujours les moyens de l’avoir, parce qu’on n’est pas sûr de soi, parce que l’on cède aux convenances sans trop y réfléchir, parce que se mêlent aux idées qu’on défend des souvenirs désagréables, et qu’on se laisse aller à ses émotions, par manque de retenue…]

              Certes. Mais pourtant on arrive à « organiser » l’affrontement, à le codifier de telle manière que l’orgueil n’en souffre pas. Quand on joue aux échecs, quand on fait du judo, bref, quand on pratique quelque activité sportive ou compétitive, on doit s’habituer à perdre, à reconnaître que l’autre est plus fort, plus rapide, meilleur que nous. Et tous ceux qui ont eu à encadrer des jeunes dans ces activités – et c’est mon cas – savent qu’il faut habituer les jeunes à cette frustration, qu’il faut leur expliquer en permanence que le but de l’activité n’est pas de gagner, mais de progresser. Pourquoi cela ne s’appliquerait pas aux échanges intellectuels ?

              [L’orgueil immense des nobles – de ceux qui ne dérogeaient jamais à leur rang – était tempéré par une discipline inouïe. L’étiquette répondait au point d’honneur. Elle donnait les règles du jeu, dans la mesure même où ces règles posaient des limites aux débordements de l’orgueil, qui ne trouvait à s’épancher qu’en certaines circonstances, d’une certaine manière, avec habileté. Des duels aux mots d’esprit, la noblesse nous a livré le contre-exemple de ce dont nous parlons.]

              Le sport, les activités compétitives sont un peu la version « démocratique » de l’étiquette nobiliaire.

              [Maintenant, la question qui reste à poser n’est pas la moins importante. Pourquoi les professeurs – et ceux qui se comportent comme eux, par extension – ont-ils tant de mal à défendre leurs idées ? Ils en souffrent tellement qu’ils préfèrent je jamais aborder les sujets qui “fâchent” ceux qui craignent de perdre leurs moyens, et de souffrir dans la confusion d’être tournés en ridicule. Ne pas être d’accord, c’est toujours prendre le risque de passer pour un con.]

              Exact. Pourtant, les enseignants sont le groupe social qui est le mieux armé – du moins on l’espère – pour la joute intellectuelle, et qui devrait en avoir la plus grande expérience. Il faut vraiment que l’insécurité soit très grande pour qu’ils aient autant de difficultés… Je me demande s’il ne faut pas chercher l’origine du problème ailleurs. Pour moi, il y a un décalage très important entre les idées que défendent les enseignants et leur pratique. Combien contestent devant leurs élèves « la soumission à l’autorité », puis prétendent que leur autorité soit respectée ? Combien expliquent que « les diplômes, c’est pas important » puis encouragent leurs élèves à bien préparer leur bac ? Combien regrettent la disparition de la culture classique, mais renoncent à donner à leurs élèves cette culture parce que cette transmission exige trop d’effort ? Or, le débat sur des questions de fond ne peut que faire apparaître ces contradictions.

              [« Le policier et le professeur – et contrairement à ce que la profession veut faire croire, les deux métiers ne sont pas si différents que ça – sont dans cette logique. » Et pourtant, réduit à l’essentiel, le maintien de l’ordre est fondamental, car il est la condition même de l’instruction. On n’apprend pas n’importe comment, dans le désordre et le bruit.]

              La ressemblance va bien au-delà à mon avis. La question pour l’enseignant n’est pas seulement de créer une forme d’ordre indispensable à l’apprentissage. L’apprentissage est en lui-même une forme de discipline, qui implique le respect de certaines règles. De la même manière que le policier impose une forme de discipline du comportement, l’enseignant impose une discipline intellectuelle.

              Y a-t-il une justice comme vous le dites ? Je n’en suis pas sûr. Car il y a une question générationnelle à prendre en compte.

              [Toutefois, la “génération suivante qui n’a aucune responsabilité dans l’affaire, mais qui doit gérer sa fonction entre une institution affaiblie, des parents et des étudiants-clients” n’est pas moins libre que la précédente de se prendre en main.]

              Bien entendu. On n’est pas responsable de l’héritage qu’on reçoit, on est responsable de ce qu’on en fait.

              [Pour être passé brièvement dans un lycée de Stains, j’en ai gardé une précieuse leçon.(…)]

              Merci de ce témoignage. Oui, on ne peut exiger des gens qu’ils soient tous des héros.

              [Mais il s’agit, entre collègues, au travail, de se serrer les coudes et de faire au mieux avec ce qu’on a. On peut toujours remporter des victoires, aussi petites soient-elles, qui valent qu’on se battent pour elles ; ces victoires fussent-elles de n’avoir pas perdu ses nerfs face à tel élève indiscipliné, d’avoir obtenu que certains élèves se portent volontaires pour travailler plus que les autres, ou d’avoir échangé tel jour avec tel élève sur tel sujet qui demandait réflexion.]

              Oui, oui, mille fois oui. Cette formule, « faire du mieux avec ce qu’on a », est celle que j’ai toujours répété aux gens qui ont travaillé avec moi. J’ai toujours eu horreur des gens qui, parce que les conditions de travail ou les ressources ne sont pas optimales, décident qu’on ne peut rien faire. C’est souvent d’ailleurs un prétexte commode pour ne rien faire…

              [On ne peut pas rebâtir dans un lycée les institutions démolies, mais on peut, du moins, donner aux élèves l’illusion que l’institution, à certains égards, tient encore debout. Il faut travailler à maintenir l’illusion que ce qui est nécessaire à l’instruction, parce qu’il en est la condition, persiste, pour pouvoir enseigner. Il faut du sérieux. Mais pour avoir du sérieux, encore faut-il de l’ordre, et l’ordre appelle l’autorité que le prestige d’institutions ternies ne saurait garantir. Il faut bien faire avec, ou bien faire une croix sur l’idée même d’être autre chose qu’une garderie.]

              Je ne parlerais pas « d’illusion ». Là où une équipe pédagogique se bat, l’institution renait. C’est là une réalité, et non une illusion. Après, je suis d’accord avec vous qu’il faut être réaliste. L’institution soutenue par sa base n’a pas la même puissance qu’une institution soutenue par l’ensemble de la société. Mais c’est un début. Si les enseignants ne croient pas dans leur rôle, comment les autres pourraient y croire ?

              [Pour résumer ce que j’ai développé plus haut : tous les lycées ne sont pas menacés par l’islam, et bien faire son travail n’est pas seulement risquer la mort. On a le droit de ne pas tutoyer ses élèves, de porter une cravate, ou tout simplement de LIRE des livres, quand on est professeur, sans risquer sa peau.]

              Mille fois d’accord, une fois de plus. Porter la cravate, ne pas tutoyer les élèves, c’est rappeler que la transmission nécessite une hiérarchie. Pour reprendre la formule de Roger Scruton, que j’aime beaucoup citer, la transmission nécessite un consensus sur trois points : qu’il y a un professeur qui sait, qu’il y a un élève qui ne sait pas, et qu’il y a des savoirs qui valent la peine d’être connus. Porter la cravate, c’est dire « ce que je fais est important ». Vouvoyer les élèves, c’est marquer le fait qu’il y a une différence entre eux et vous. Quant à la lecture… oui, on ne peut prêcher avec conviction que ce qu’on pratique.

            • Louis dit :

              @Descartes
               

              La réponse est à mon avis très simple : la « verticalité » implique une limitation de la toute-puissance individuelle, qui est le crédo des classes intermédiaires. On ne peut prêcher le respect des disciplines civiles ou intellectuelles, de l’autorité légitime, des institutions, et ne pas s’y soumettre soi-même. Les classes intermédiaires, il ne faut jamais l’oublier, sont des « nouveaux venus » dans une société dont les règles, les institutions, les symboles ne sont pas faits pour – et par – eux, mais sont issues d’une dialectique entre la bourgeoisie et les couches populaires…

               
              J’entends bien, mais ne faut-il pas justement, comme vous le faisiez par ailleurs, replacer ce raisonnement au sein de l’histoire ? Que les parvenus aient eu à se justifier, je le comprends ; mais les classes intermédiaires sont-elles encore des parvenus ? La “dialectique entre la bourgeoisie et les couches populaires” n’a-t-elle pas pris fin, au bas mot, il y a quarante ans, soit plus d’un génération en arrière ?
               

              Pourquoi cela ne s’appliquerait pas aux échanges intellectuels ?

               
              Cela s’y applique, comme de bien entendu, lorsque les différentes parties reconnaissent les règles, pour y trouver leur intérêt. Pourquoi ceux-là même qui détiennent les clefs du monde intellectuel pour ceux qui n’en sont pas, ne les reconnaissent pas, c’est une bonne question.
               

              Le sport, les activités compétitives sont un peu la version « démocratique » de l’étiquette nobiliaire.

               
              Tout à fait. D’ailleurs, Clouscard faisait remarquer en outre que le sport formait – du moins de son temps – une aristocratie fondée sur le travail. Il se demandait dans quelle mesure l’engouement populaire pour le sport ne provenait pas du spectacle de voir couronnés ceux qui avaient le plus travaillé, c’est-à-dire fait preuve de ce qu’on attend de tout bon travailleur : l’effort physique, la discipline, la méthode, et, particulièrement dans les sports collectifs, l’esprit d’équipe, l’entraide, la camaraderie…
               
              Je parle régulièrement de sport avec mes élèves, mais incidemment c’est rarement ce qui ressort de leur discours : un grand sportif est un homme qui se serait fait tout seul, quelqu’un qui s’adonne à sa passion et qui touche en même temps la rente de la célébrité – argent, prestige, loisir -.
               

              Pour moi, il y a un décalage très important entre les idées que défendent les enseignants et leur pratique. Combien contestent devant leurs élèves « la soumission à l’autorité », puis prétendent que leur autorité soit respectée ? Combien expliquent que « les diplômes, c’est pas important » puis encouragent leurs élèves à bien préparer leur bac ? Combien regrettent la disparition de la culture classique, mais renoncent à donner à leurs élèves cette culture parce que cette transmission exige trop d’effort ? Or, le débat sur des questions de fond ne peut que faire apparaître ces contradictions.

               
              Je pense que vous avez raison.
               

              La ressemblance va bien au-delà à mon avis. La question pour l’enseignant n’est pas seulement de créer une forme d’ordre indispensable à l’apprentissage. L’apprentissage est en lui-même une forme de discipline, qui implique le respect de certaines règles. De la même manière que le policier impose une forme de discipline du comportement, l’enseignant impose une discipline intellectuelle.

               
              C’est juste, et je n’y avais pas pensé lorsque je vous répondais. Du reste, la discipline dont vous parlez touche aussi bien le comportement que l’intelligence : on ne lit pas si l’on ne tient pas en place, on n’écrit bien qu’en gardant sa posture, en soignant ses gestes, en prenant son temps.
               
              Pour ma part, faute de pouvoir tout faire, j’insiste particulièrement sur les conditions d’une discussion : se taire, écouter, prendre des notes le cas échéant ; distinguer les parties de notre discours par des pauses fréquentes, réprimer son emportement, ne céder ni aux rires, ni aux larmes… Je ne dis pas que j’y arrive, malheureusement.
               
               

              J’ai toujours eu horreur des gens qui, parce que les conditions de travail ou les ressources ne sont pas optimales, décident qu’on ne peut rien faire. C’est souvent d’ailleurs un prétexte commode pour ne rien faire…

               
               
              Tout à fait. L’antienne sur le “manque de moyen” étant à ce jour le prétexte le plus commode. De mon côté, j’aime rappeler deux anecdotes à mes élèves, quand par hasard la question des moyens vient sur le tapis. Lorsque la Sorbonne fut réformée, au XIIIe siècle, et qu’elle put commencer à ressembler à ce qu’on connait (des bâtiments communs, des cours réguliers, un statut juridique propre), les étudiants furent à l’origine de nombreuses émeutes, mais finalement assez peu contre leurs professeurs mêmes. En voici deux occasions.
               
              Les professeurs, qui jusqu’ici étaient engagés par des étudiants qui se cotisaient, et qui se cotisaient encore pour louer au fil de l’an tel réfectoire, telle salle d’étude, tel dortoir, se sont retrouvés pour la première fois entre eux, loin du magistère de l’Eglise – en tout cas plus loin depuis que le roi avait accordé de nouveaux statuts. Il leur vint donc à l’esprit deux bonnes idées en apparence, qui tendaient au même but : accorder aux étudiants de meilleures conditions de travail, tout comme ils en avaient eux-mêmes enfin bénéficié.
               
              Premièrement, un certain nombre de professeurs s’accordèrent pour ralentir le rythme de leur cours, afin de laisser aux étudiants le temps de prendre en note intégralement ce qui était dit. Deuxièmement, quitte à disposer de salles idoines pour l’étude, autant leur retirer les paillasses qui jonchaient jusqu’ici les salles de cours de fortune, et y installer des bancs.
               
              La réaction des étudiants fut violente : ils s’en prirent physiquement à leurs professeurs auxquels ils reprochaient de les traiter comme des débiles et des femmelettes. Le débit rapide des cours offraient aux élèves un défit qu’ils étaient heureux de relever – que noter ? quel est le plus important dans ce qui vient d’être dit ? comment résumer ce propos ? – et que leurs professeurs prétendaient leur ôter. D’autre part, le cul sur la paille n’avait rien de confortable, mais c’était le signe même du chemin qu’ils avaient voulu emprunter : les études, l’intelligence, l’esprit, au mépris du corps et de ses exigences, que leurs professeurs prétendaient satisfaire. Bref, ça s’est soldé par des bancs et quelques nez cassés, le saccage de plusieurs bâtiments neufs, et le départ de plusieurs professeurs. Autre temps, autre moeurs !
               
              Si d’aventure vous souhaitiez une référence, c’est un vieux souvenir que j’ai de ma lecture de l’Evolution pédagogique en France, d’Emile Durkheim.
               

              Je ne parlerais pas « d’illusion ». Là où une équipe pédagogique se bat, l’institution renait. C’est là une réalité, et non une illusion. Après, je suis d’accord avec vous qu’il faut être réaliste.

               
              C’est vrai. Je voulais insister sur le contraste entre ce qui serait permis l’institution aidant (“la réalité”), et ce qui est possible malgré elle (“l’illusion”). Vous avez cependant répondu en partie à ce point. Il faut y croire pour y faire croire. Disons aussi avec Pascal qu’il faut d’abord se mettre à genoux pour prier. Là réside, à mon avis la part “d’illusion” dans l’expression de toute forme d’autorité : il s’agit de monter un décor, d’enfiler un costume, d’ajuster son élocution, devant un parterre rassemblé devant les tréteaux, qui ne deviendront un public que si l’illusion prend.
               

              Mille fois d’accord, une fois de plus. Porter la cravate, ne pas tutoyer les élèves, c’est rappeler que la transmission nécessite une hiérarchie. Pour reprendre la formule de Roger Scruton, que j’aime beaucoup citer, la transmission nécessite un consensus sur trois points : qu’il y a un professeur qui sait, qu’il y a un élève qui ne sait pas, et qu’il y a des savoirs qui valent la peine d’être connus. Porter la cravate, c’est dire « ce que je fais est important ». Vouvoyer les élèves, c’est marquer le fait qu’il y a une différence entre eux et vous.

               
              Pas seulement. Je crois fermement qu’il faut aussi que les élèves sentent à quel point le monde de l’esprit leur est étranger. C’est à cette condition que, s’ils veulent parcourir la distance, il ne leur reste plus qu’à faire des efforts, qui répondent à ceux du professeur qui tâche de leur faire voir ce qu’ils n’auraient sans l’école jamais aperçu : la beauté d’un vers, la rigueur d’un raisonnement, la profondeur de l’histoire, la simplicité des sciences, etc.
               
              Peut-être à tort, je ne crois pas du tout à l’idée qu’il faille séduire les élèves en leur présentant de manière ludique ce qu’ils doivent apprendre, en insistant sur l’utilité ou sur la familiarité de telle ou telle discipline. Comme le disait le général de Gaulle, l’autorité de ne va pas sans prestige, ni le prestige sans l’éloignement. En voulant rendre familier, “facile d’accès”, “pratique” ce que l’on enseigne, on barbouille de stuc ce qui devrait être en marbre, et l’on remplace le prestige par le clinquant, en espérant que ça plaise… En somme, entre le prestige des lointains et le les dorures en toc de la “proximité”, c’est apprendre ou allécher.
               

            • Descartes dit :

              @ Louis

              [J’entends bien, mais ne faut-il pas justement, comme vous le faisiez par ailleurs, replacer ce raisonnement au sein de l’histoire ? Que les parvenus aient eu à se justifier, je le comprends ; mais les classes intermédiaires sont-elles encore des parvenus ?]

              La question n’est pas tant d’être « parvenus », mais de faire les règles à leur convenance. Les classes intermédiaires se forment dans un monde où les valeurs sont dictées par une éthique du travail, de la discipline, du sacrifice. Ces valeurs ne leur convenant pas du tout, il fallait les détruire avant de pouvoir imposer leurs propres valeurs. C’est pourquoi on a eu une phase « anarchiste » (on détruit tout) puis l’imposition de règles nouvelles aussi strictes que les anciennes. C’est dans ce processus à mon avis qu’on trouve l’explication de la conversion des soixante-huitards qui ne juraient que par la libération du désir en néo-victoriens qui voient un viol dans chaque rapport hétérosexuel.

              [La “dialectique entre la bourgeoisie et les couches populaires” n’a-t-elle pas pris fin, au bas mot, il y a quarante ans, soit plus d’un génération en arrière ?]

              Pas si évident. Pour en finir avec le « monde ancien », il a fallu attendre que ceux qui en avaient la mémoire disparaissent.

              [Tout à fait. D’ailleurs, Clouscard faisait remarquer en outre que le sport formait – du moins de son temps – une aristocratie fondée sur le travail. Il se demandait dans quelle mesure l’engouement populaire pour le sport ne provenait pas du spectacle de voir couronnés ceux qui avaient le plus travaillé, c’est-à-dire fait preuve de ce qu’on attend de tout bon travailleur : l’effort physique, la discipline, la méthode, et, particulièrement dans les sports collectifs, l’esprit d’équipe, l’entraide, la camaraderie…]

              C’est une analyse intéressante. Dans un papier que je prépare, je note combien dans l’enseignement supérieur la notion de travail, de discipline, d’effort a été remplacé par celle de « talent ». Le but des universités n’est plus de former par le travail et l’effort, mais d’attirer à elles des « talents ». Et de la même manière, lorsqu’on regarde les commentaires sportifs d’il y a vingt ou trente ans on insistait beaucoup sur l’importance du travail, de la discipline du sportif, de sa concentration. Alors qu’aujourd’hui le discours tourne plus, comme vous le notez, autour du « talent ».

              [Je parle régulièrement de sport avec mes élèves, mais incidemment c’est rarement ce qui ressort de leur discours : un grand sportif est un homme qui se serait fait tout seul, quelqu’un qui s’adonne à sa passion et qui touche en même temps la rente de la célébrité – argent, prestige, loisir -.]

              Vous me remettez en mémoire une formule attribuée à Liszt. Après l’avoir entendu jouer une pièce très difficile, une comtesse lui avait déclaré « je donnerais trente ans de ma vie pour jouer comme vous ». Et Liszt de lui répondre « vous savez, c’est à peu près ce que cela m’a coûté ». La réalité que les jeunes ont devant les yeux, c’est qu’on peut être célèbre et gagner beaucoup d’argent sans aucun effort particulier. L’exemple de Nabila me paraît particulièrement révélateur…

              [La réaction des étudiants fut violente : ils s’en prirent physiquement à leurs professeurs auxquels ils reprochaient de les traiter comme des débiles et des femmelettes. Le débit rapide des cours offraient aux élèves un défit qu’ils étaient heureux de relever – que noter ? quel est le plus important dans ce qui vient d’être dit ? comment résumer ce propos ? – et que leurs professeurs prétendaient leur ôter. D’autre part, le cul sur la paille n’avait rien de confortable, mais c’était le signe même du chemin qu’ils avaient voulu emprunter : les études, l’intelligence, l’esprit, au mépris du corps et de ses exigences, que leurs professeurs prétendaient satisfaire.]

              Votre commentaire m’a fait sourire parce que je le confronte aux pages « Campus » du journal « Le Monde », qui débordent de pleurnicheries de diverses catégories d’étudiants sur les efforts à les entendre inhumains qu’on leur demande. Internes de médecine, vétérinaires, élèves d’écoles de commerce… tous y passent. Et tous sont traumatisés parce qu’on exige d’eux qu’ils se confrontent aux réalités. Aujourd’hui, je lis qu’une élève vétérinaire est à bout parce qu’on l’envoie en stage à un abattoir, ce qui est « contraire à ses convictions » de végane…

              Bien sûr, il n’est pas normal qu’un travailleur soit appelé à faire 60 heures par semaine. Mais un interne n’est pas un travailleur. On ne lui demande pas de faire 60 heures tous les jours de sa vie, mais seulement pendant une période particulièrement intense, et cette intensité fait partie de sa formation, on aurait envie de dire, de son initiation. Autre temps, autres mœurs, comme vous dites…

              [Si d’aventure vous souhaitiez une référence, c’est un vieux souvenir que j’ai de ma lecture de l’Evolution pédagogique en France, d’Emile Durkheim.]

              Je vous remercie, elle m’intéressait en effet.

              [Vous avez cependant répondu en partie à ce point. Il faut y croire pour y faire croire. Disons aussi avec Pascal qu’il faut d’abord se mettre à genoux pour prier. Là réside, à mon avis la part “d’illusion” dans l’expression de toute forme d’autorité : il s’agit de monter un décor, d’enfiler un costume, d’ajuster son élocution, devant un parterre rassemblé devant les tréteaux, qui ne deviendront un public que si l’illusion prend.]

              Je comprends ici le mot « illusion » dans le sens de l’illusion théâtrale. Autrement dit, tant l’acteur que le spectateur savent que Hamlet ne meurt pas en scène, mais acceptent de croire le contraire. Et effectivement, cette « illusion » nécessite un décorum : des costumes, une salle obscure, le silence…

              [Peut-être à tort, je ne crois pas du tout à l’idée qu’il faille séduire les élèves en leur présentant de manière ludique ce qu’ils doivent apprendre, en insistant sur l’utilité ou sur la familiarité de telle ou telle discipline. Comme le disait le général de Gaulle, l’autorité de ne va pas sans prestige, ni le prestige sans l’éloignement. En voulant rendre familier, “facile d’accès”, “pratique” ce que l’on enseigne, on barbouille de stuc ce qui devrait être en marbre, et l’on remplace le prestige par le clinquant, en espérant que ça plaise…]

              Je partage tout à fait votre position. Je reprends la formule de Brighelli : « c’est d’autant plus beau quand c’est difficile ». C’était un peu le sens de mon souvenir d’enfance d’étude du calcul intégral. Cela m’attirait parce que c’était réputé difficile, réservé seulement aux gens qui pouvaient se permettre d’aller à l’Université. Je ne sais pas si un jeu autour de ce sujet m’aurait attiré, et je me foutais du fait que cela puisse être « utile »… Oui, je pense que dire aux élèves « ce que je vais vous enseigner est très facile » ne fait que dévaloriser à leurs yeux la connaissance, que les démobiliser par avance. Par contre, dire « ce point du programme est très difficile », voilà qui captera leur attention… et qui leur procurera, lorsqu’ils l’auront compris, le fait d’avoir compris quelque chose de difficile. Je l’ai-je crois raconté : je regarde les jeunes faire des figures sur leurs skateboards dans le square en face de ma fenêtre, et je les vois répéter une, cent, mille fois une figure particulièrement difficile jusqu’à la maîtriser. Le sens du défi, de réussir ce qui est difficile – et donc inaccessible à ceux qui n’ont pas fait l’effort – est là. Pourquoi l’école ne peut-elle pas l’exploiter ?

  9. Carloman dit :

    Votre texte me laisse perplexe.
     
    Car où nous mène la curiosité? La vôtre vous a amené à vous demander comment fonctionne le monde qui nous entoure, pour arriver à la conclusion que l’approfondissement du capitalisme explique les maux de notre société: affaiblissement de l’Etat et de la nation, déliquescence des institutions, abêtissement de la société, etc. Et comme le rapport de force entre les classes est ce qu’il est, il n’y a aucun espoir de changement, du moins à horizon raisonnable. Je me pose une question: tirez-vous vraiment plaisir de cette connaissance et de cette lucidité? Être Cassandre vous remplit d’aise? Après avoir désenchanté le monde en mettant à nue les sordides mécanismes qui le régissent, vous trouvez encore le moyen de vous émerveiller? Je vous envie…
     
    En quoi le fait pour l’esclave de connaître la taille, la couleur et le matériau de ses chaînes peut-il l’aider s’il n’a aucun moyen de s’en défaire? Le seul plaisir de dire “je sais!” est-il suffisant? J’en doute. De la même façon, en quoi le fait de connaître les ressorts du monde qui m’entoure peut-il m’aider puisque je ne peux rien changer, puisque je suis condamné à voir disparaître tout ce qui était beau, noble, aimable (au sens premier: “digne d’être aimé”) dans le monde ancien? N’y a-t-il pas une forme de cruauté à posséder un certain savoir lorsqu’on est privé de tout pouvoir?  
     
    Comme vous, j’étais fort curieux étant enfant. Je me souviens des longues heures passées à fouiner dans les encyclopédies et les dictionnaires à la recherche d’une information, d’une date, d’une ligne ou deux sur un personnage. Mais moi, je regrette aujourd’hui cette curiosité, car elle me permet de mesurer tout ce que notre société est en train de perdre en terme de culture (littéraire ou scientifique), d’héritage, de filiation. A tout prendre, je crois qu’il faut envier les “imbéciles heureux” qui ignorent tout du grand monde et sont satisfaits de leur condition: ils ne se posent pas de question sans doute, mais au moins les réponses ne les empêchent pas de dormir.
     
    Tolkien je crois écrit au sujet des Hobbits qu’ils ne se préoccupaient pas de ce qui se passait hors de la Comté, satisfaits d’ignorer le monde des hommes et d’en être ignorés…

    • Descartes dit :

      @ Carloman

      [Votre texte me laisse perplexe.]

      C’est le plus beau compliment qu’on puisse faire à mes papiers… je les écris non pour répondre à des questions, mais pour les susciter ! 😉

      [Être Cassandre vous remplit d’aise ? Après avoir désenchanté le monde en mettant à nue les sordides mécanismes qui le régissent, vous trouvez encore le moyen de vous émerveiller ? Je vous envie…]

      L’analogie convient mal, parce que Cassandre voyait l’avenir, mais ne le comprenait pas. Mais votre question est très valable, et n’a pas de réponse simple. Au 18ème siècle, le poète anglais Thomas Gray a écrit une phrase qu’on cite toujours aujourd’hui : « where ignorance is bliss, it is folly to be wise » (« là où l’ignorance est heureuse, il est idiot d’être savant »). Est-on plus heureux en comprenant les « sordides mécanismes » qui provoquent les calamités qui nous tombent sur le râble que lorsque l’on croit qu’ils nous sont envoyés par un dieu dont les desseins sont impénétrables ? Dans l’ensemble, je suis convaincu que oui : comprendre les mécanismes amène aussi à connaître leurs limites. Mais qui sait ce que peut envoyer un dieu capable de vouloir l’approfondissement du capitalisme ?

      Les questions que vous posez sont celles que Ray Bradbury traite dans « Farenheit 451 ». Souvenez-vous de la femme du personnage principal, qui préfère les écrans aux livres parce que les livres « font pleurer » alors que les écrans sont toujours gentils…

      Cela étant dit, je ne néglige pas les avantages de l’irrationnel. Je crois avoir raconté ici combien j’ai découvert l’importance de la fonction consolatrice de la religion lors du décès de mon père. D’autres pouvaient se consoler en s’imaginant qu’il était mieux là-haut, et qu’on serait à nouveau réunis un jour. Pas moi. La foi n’est pas donnée à tout le monde.

      [En quoi le fait pour l’esclave de connaître la taille, la couleur et le matériau de ses chaînes peut-il l’aider s’il n’a aucun moyen de s’en défaire ? Le seul plaisir de dire “je sais !” est-il suffisant ?]

      « Suffisant » à quoi ? Parler de « suffisant » implique que vous définissiez un objectif à atteindre. Vous semblez poser le fait que la libération de l’esclave est son seul objectif dans la vie. Mais est-ce le cas ? Si on admet cette hypothèse, alors l’esclave convaincu qu’il ne sera jamais libre n’a plus aucune raison de vivre. Et pourtant, nous savons que ce n’est pas le cas. Même l’esclave sans espoir de sortir de sa condition cherche à se maintenir en vie, parce que quelque soit notre condition nous retirons de la vie des plaisirs et des satisfactions. En ce sens, la formule marxienne « prolétaires du monde unissez-vous, vous n’avez à perdre que vos chaînes » est souvent lue dans un sens gauchiste, comme si l’homme ne vivait que pour la politique… non, chaque homme ou presque a quelque chose à perdre !

      Quand vous apprenez une langue morte, quand vous lisez une démonstration mathématique, quel est l’objectif, en dehors de pouvoir se dire « je sais » ? Que vous compreniez ou non la démonstration du théorème de Pythagore, que vous puissiez ou non lire les tablettes phéniciennes ne changera ni votre condition, ni la face du monde.

      [J’en doute. De la même façon, en quoi le fait de connaître les ressorts du monde qui m’entoure peut-il m’aider puisque je ne peux rien changer, puisque je suis condamné à voir disparaître tout ce qui était beau, noble, aimable (au sens premier : “digne d’être aimé”) dans le monde ancien ? N’y a-t-il pas une forme de cruauté à posséder un certain savoir lorsqu’on est privé de tout pouvoir ? ]

      Mais vous avez un certain pouvoir. Nous ne sommes pas condamnés à voir disparaître tout ce à quoi nous tenons : nous avons – à notre échelle, évidement – le pouvoir de conserver et de transmettre, et ce n’est pas rien. Souvenez-vous de ces personnages décrits par Ray Bradbury dans « Farenheit 451 », qui apprennent par cœur les livres pour les conserver… C’est peu de chose me direz-vous, mais c’est toujours cela de gagné.

      [A tout prendre, je crois qu’il faut envier les “imbéciles heureux” qui ignorent tout du grand monde et sont satisfaits de leur condition: ils ne se posent pas de question sans doute, mais au moins les réponses ne les empêchent pas de dormir.]

      Je ne crois pas que ces « imbéciles » soient si « heureux » que ça. Si le monde que vous comprenez peut être déplaisant, le monde que vous ne comprenez est infiniment plus menaçant. Savoir que l’éclair n’est qu’une décharge électrique ne vous protège pas de la foudre, mais au moins vous dispense de faire tous les jours de coûteux sacrifices aux dieux pour essayer de vous en protéger. Savoir que la vache est morte d’une infection et non du « mauvais œil » n’évite pas la mort de la vache, mais évite qu’on brûle la voisine en l’accusant de sorcellerie.

      [Tolkien je crois écrit au sujet des Hobbits qu’ils ne se préoccupaient pas de ce qui se passait hors de la Comté, satisfaits d’ignorer le monde des hommes et d’en être ignorés…]

      Oui, mais il dit aussi – par la bouche de Gandalf je crois – que si les hobbits ne s’occupent pas du monde, ils ne peuvent pas compter sur la réciproque. Parce que nous appartenons à une civilisation « rationnelle » nous avons oublié un peu ce qu’est d’avoir peur lorsqu’on est plongé dans un monde qu’on ne comprend pas…

      • Carloman dit :

        @ Descartes,
         
        [C’est le plus beau compliment qu’on puisse faire à mes papiers… ]
        Mais c’est bien ainsi que je l’entendais…
         
        [Si on admet cette hypothèse, alors l’esclave convaincu qu’il ne sera jamais libre n’a plus aucune raison de vivre.]
        On y arrive, on y arrive… Après la réforme des retraites, une énième loi sur « la fin de vie ». C’est d’ailleurs bien normal : quand on est un légume, on ne produit plus rien et on ne consomme même plus grand-chose. Je suis terrifié par l’expression « acharnement thérapeutique ». Maintenir cette chose fragile et précieuse qu’est la vie est devenu de l’acharnement… Il y a un beau passage de la Bible où un prophète, je ne sais plus lequel, constate que Dieu n’est pas dans la foudre ou dans le feu mais dans le souffle de la vie.
         
        [parce que quelque soit notre condition nous retirons de la vie des plaisirs et des satisfactions.]
        Quand les puritains de service ne vous gâchent pas l’existence, vous voulez dire…
         
        Une anecdote à ce sujet : à la cantine récemment, une collègue raconte le plaisir qu’elle a eu, lors d’une sortie en bateau au large de la Bretagne, de voir un groupe de dauphins nager près de l’embarcation. Une autre collègue l’a reprise immédiatement : « non mais tu comprends, c’est à cause du Gulf Stream qui se décale avec le réchauffement climatique, les dauphins ne devraient pas être là. » Et de plus en plus, c’est comme ça. Je ne sais pas vous, mais moi, j’ai de moins en moins envie de vivre dans cette société.
         
        [Quand vous apprenez une langue morte, quand vous lisez une démonstration mathématique, quel est l’objectif, en dehors de pouvoir se dire « je sais » ?]
        Désolé, je ne partage pas du tout cette vision de la connaissance. Pour moi, le savoir a une finalité utilitariste même s’il n’exclut pas le plaisir d’apprendre. Un utilitarisme que je qualifierais de « noble » : d’abord, pour moi, la connaissance fonde (ou devrait fonder) la légitimité du citoyen. Ensuite, les gens savants peuvent souvent apporter des choses positives à la société. Bref, la connaissance a (ou devrait avoir) un rôle social, au-delà de la satisfaction égoïste du « je sais ». J’irai même plus loin : dans une perspective « identitaire » comme la mienne, celui qui sait a un rôle de dépositaire (et de contrôle même) de la « culture commune » qui est constitutive de l’identité collective.
         
        [Que vous compreniez ou non la démonstration du théorème de Pythagore, que vous puissiez ou non lire les tablettes phéniciennes ne changera ni votre condition, ni la face du monde.]
        Bien sûr que si. « Comprendre la démonstration du théorème de Pythagore » me donnera certainement des outils intellectuels très efficaces à l’heure de résoudre d’autres problèmes. Et si en plus je suis quelqu’un investi de hautes responsabilités… Ai-je besoin de vous faire un dessin ? Quant aux tablettes phéniciennes, elle me donne accès à une autre langue, une autre culture avec ses subtilités, une autre façon de penser le monde, en un mot, elle me donne accès à l’altérité. Ne pensez-vous pas que cela pourrait être utile, par exemple à un diplomate (ou un cadre d’entreprise) qui demain devra négocier avec des Chinois, des Japonais ou des Indiens ?
         
        [Mais vous avez un certain pouvoir. Nous ne sommes pas condamnés à voir disparaître tout ce à quoi nous tenons : nous avons – à notre échelle, évidement – le pouvoir de conserver et de transmettre, et ce n’est pas rien.]
        C’est faux. Nous n’avons aucun pouvoir, pour la bonne et simple raison que la transmission, vous le savez mieux que personne, ne peut en aucun cas être une décision individuelle. Pour qu’il y ait transmission, il faut qu’il y ait, quelque part, des gens qui décident ce qui vaut le coup d’être transmis. Je dis « des gens », mais en fait il s’agit des institutions : l’État (via l’école), la Communauté religieuse, la Famille… Or je pense que nous sommes bien d’accord sur le fait que ces institutions, toutes ces institutions, font l’objet d’une attaque continue et violente depuis des années. A partir du moment où il n’y a plus d’autorité qui régule, qui fixe les règles de la transmission, qui définit ce qu’on transmet et comment, c’est fini, chacun bricole dans son coin, et ça ne peut rien donner de bien. La transmission aussi doit avoir un rôle social, elle aussi doit avoir son utilité et créer un sentiment d’appartenance. Ce que vous avez vu dans le métro, c’est le résultat d’une société sans transmission : des individus-îles, sans lien avec leurs semblables, de simples extensions organiques de leur machine, incapables de communiquer autrement que par l’intermédiaire du numérique, par un logiciel ou un réseau social. Mais si les gens ne communiquent plus, c’est aussi parce qu’il n’y a plus de culture commune, parce que nous n’avons plus rien à partager les uns avec les autres, en-dehors d’un cercle restreint. Moi, j’aime la raclette avec du vin blanc doux. Mais qui la partagera avec moi aujourd’hui ? L’un me dira : « ah non, je suis végétalien », l’autre « Ben, le jambon, le saucisson, c’est du porc, c’est haram », le dernier « Désolé, les pommes de terre et le vin ne sont pas bio ».
         
        On en revient toujours à la même chose : la déliquescence de la nation rend la vie en société de plus en plus déplaisante. Et j’ajoute qu’en tant que « mâle blanc hétéronormé », un discours idéologique de plus en plus répandu me refuse toute légitimité à transmettre quoi que ce soit. Et cela va rapidement devenir un problème.
         
        [Souvenez-vous de ces personnages décrits par Ray Bradbury dans « Farenheit 451 », qui apprennent par cœur les livres pour les conserver… C’est peu de chose me direz-vous, mais c’est toujours cela de gagné.]
        Mais Bradbury postule sans doute qu’il s’adresse à des lecteurs pour qui les livres sont des trésors culturels de l’humanité… Or ce postulat est aujourd’hui contesté. A partir du moment où les livres recèlent l’expression d’une « oppression systémique » multiséculaire, n’est-il pas légitime de détruire ces livres, ou à tout le moins de les réécrire ? Le bouquin que vous évoquez date de 1953. Vous n’étiez pas né, mes parents non plus. A cette époque, une large partie des élites intellectuelles voyaient encore le livre, l’œuvre littéraire, comme une chose sacrée. Vous m’accorderez je pense que ce consensus n’existe plus au sein des élites de 2023.
         
        [Si le monde que vous comprenez peut être déplaisant, le monde que vous ne comprenez est infiniment plus menaçant.]
        Eh bien je ne suis pas du tout d’accord. Savoir pourquoi les immigrés viennent ne rend pas l’immigration moins menaçante. Connaître les motivations des islamistes ne les rend pas moins dangereux. Comprendre l’origine du réchauffement climatique ne rend pas ses conséquences moins angoissantes.
        Non, comprendre le monde, c’est surtout se rendre compte qu’on n’a aucun pouvoir sur les grands processus qui sont à l’œuvre. C’est s’apercevoir que ça ne sert à rien de lire, d’écrire, d’enseigner, de défendre ses idées. De toute façon, la marche du monde ne dépend pas de nous. Oui, j’envie les gens qui pensent que la volonté, la détermination, l’ardeur militante peuvent déplacer les montagnes. Moi, je pense que « l’approfondissement du capitalisme » détruira tout, tout jusqu’à la dernière pierre, jusqu’à la dernière parcelle de beauté et de poésie qu’abrite ce monde. Et je le pense parce que vous m’avez convaincu (avec brio) qu’il ne pouvait en être autrement, que le monde est ainsi gouverné, comme nous l’enseigne le matérialisme historique. Seule une crise provoquera un éventuel changement, mais comme cette crise est imprévisible quant à sa date et quant à son déroulement, et que, par ailleurs, ses conséquences peuvent fort bien nous amener à la catastrophe, vous m’excuserez d’avoir un peu de mal à espérer…
         
        Plus généralement, vous semblez penser que la connaissance rassure et que l’ignorance crée l’angoisse. Eh bien je m’inscris en faux contre cette idée. D’abord sur l’idée que l’ignorance engendre l’angoisse, je reprends un exemple que je vous avais déjà cité : dans l’Égypte antique, le paysan ne comprenait rien à la marche du monde, mais il faisait confiance à Pharaon et aux prêtres qui, du fin fond de leurs temples et grâce à un savoir secret, veillaient au bon ordre du cosmos. Aujourd’hui, j’en sais sans doute beaucoup plus que le paysan égyptien… mais le problème, c’est que j’en sais suffisamment pour avoir des doutes sur les compétences de ceux qui gouvernent le monde ! Et pardon de vous le dire, mais la perte de confiance dans les élites génère aussi (en tout cas chez moi) une forme d’angoisse…
         
        La 2ème chose qu’il ne faut pas sous-estimer, je pense, c’est l’incroyable complexité de nos connaissances scientifiques actuelles, et, d’une certaine façon, les progrès de la science font de celle-ci un savoir souvent incompréhensible au profane, une gnose uniquement accessible aux initiés. Il faut quand même une culture très au-dessus de la moyenne pour comprendre certaines évolutions scientifiques. Personnellement, en-dehors de mon domaine professionnel, j’arrive un peu à suivre sur les sciences de l’évolution du vivant, la cladistique, les progrès dans la classification des espèces, mais l’astrophysique, par exemple, est hors de ma portée, ou alors il faudrait que j’y consacre des efforts tels que je devrais laisser de côté d’autres domaines qui m’intéressent.
         
        Il y a des moments où, en toute franchise, je suis perdu, je ne sais plus. Tenez, Henrion-Caude fait un tabac en ce moment avec son bouquin qui est, si j’ai bien compris, un réquisitoire contre les vaccins à ARN messager. Je connais l’ARN messager, j’ai fait un peu de génétique au lycée. Mais comme Henrion-Caude est une experte, ancienne généticienne à l’Inserm, je suis infoutu de savoir en l’écoutant si elle dit vrai ou si elle affabule. Et je ne suis peut-être pas le seul…

        • Descartes dit :

          @ Carloman

          [« Si on admet cette hypothèse, alors l’esclave convaincu qu’il ne sera jamais libre n’a plus aucune raison de vivre. » On y arrive, on y arrive… Après la réforme des retraites, une énième loi sur « la fin de vie ».]

          Là, je trouve que vous exagérez. Notre société n’est certes pas aujourd’hui dans un état d’esprit de chanter la vie, mais de là à dire qu’elle pousserait les « esclaves » au suicide… il y a quand même une marge !

          [Je suis terrifié par l’expression « acharnement thérapeutique ». Maintenir cette chose fragile et précieuse qu’est la vie est devenu de l’acharnement… Il y a un beau passage de la Bible où un prophète, je ne sais plus lequel, constate que Dieu n’est pas dans la foudre ou dans le feu mais dans le souffle de la vie.]

          Certes. Mais encore faut-il s’entendre sur ce qu’est la « vie ». Essayer de maintenir à tout prix une vie « physique » alors que toute vie « mentale » a disparu, est-ce raisonnable ? Faire subir une personne une thérapie lourde et lui infliger des souffrances alors qu’elle a une chance infime de marcher, et cela pour gagner quelques jours de vie en état comateux, est-ce raisonnable ? Je ne suis pas d’accord avec vous : l’acharnement thérapeutique est un vrai problème. Pour autant, je suis d’accord avec vous sur le fait qu’une loi « sur la fin de vie » doit être faite avec les mains tremblantes.

          [« parce que quelle que soit notre condition nous retirons de la vie des plaisirs et des satisfactions. » Quand les puritains de service ne vous gâchent pas l’existence, vous voulez dire…]

          Même. Je dirais qu’ils rajoutent un plaisir à la vie, celui de choquer les bigots. Les militants végans ne m’ont jamais empêché de prendre plaisir à mon entrecôte. Je dirais même plus : le fait que ces plaisirs soient mal vus leur ajoute un petit parfum de transgression…

          [Et de plus en plus, c’est comme ça. Je ne sais pas vous, mais moi, j’ai de moins en moins envie de vivre dans cette société.]

          Je ne vais pas vous dire que je sois super-heureux de la direction que prend notre société. Nous sommes dans un moment particulièrement triste. Le problème n’est pas tant que l’on assiste à la mort d’un vieux monde – processus que toutes les générations ont plus ou moins connu. Le problème est que sur ses ruines aucun nouveau projet n’est proposé. C’est moins la situation que la perspective qui paraissent déprimantes. Mais à côté de cela, il faut aussi se dire qu’on aune seule vie, et qu’il faut essayer de la vivre de la manière la plus intéressante et agréable possible. Et que, les dieux en soient loués, nous avons encore quelques marges !

          [« Quand vous apprenez une langue morte, quand vous lisez une démonstration mathématique, quel est l’objectif, en dehors de pouvoir se dire « je sais » ? » Désolé, je ne partage pas du tout cette vision de la connaissance. Pour moi, le savoir a une finalité utilitariste même s’il n’exclut pas le plaisir d’apprendre.]

          Que le savoir qu’on acquiert soit toujours UTILE, cela peut se discuter. Mais que l’approche de celui qui l’acquiert soit UTILITARISTE, c’est autre chose. Revenons à l’exemple que j’avais donné des skateurs qui sous ma fenêtre s’entrainent dix, vingt, cent fois à faire la même figure jusqu’à la dominer. Pensez-vous que ces jeunes le fassent en pensant à l’utilité que cela peut avoir dans le développement de leurs capacités physiques, de leur coordination, de leur vision dans l’espace ? Je ne le pense pas un seul instant. Ils le font parce qu’ils retirent un plaisir. Le plaisir de dominer son corps, le plaisir de montrer à leurs copains qu’ils sont capables de le faire. Aborder le calcul différentiel dans ce long voyage en train de mes quatorze ans m’a probablement bien servi plus tard, mais ce n’était certainement pas là ma motivation au départ.

          [Un utilitarisme que je qualifierais de « noble » : d’abord, pour moi, la connaissance fonde (ou devrait fonder) la légitimité du citoyen. Ensuite, les gens savants peuvent souvent apporter des choses positives à la société. Bref, la connaissance a (ou devrait avoir) un rôle social, au-delà de la satisfaction égoïste du « je sais ».]

          Il ne faut pas confondre « fonction » et « motivation ». Qu’avoir des citoyens savants améliore la société, que les gens savants puissent lui apporter, personne ou presque ne le discute. Mais ce n’est pas là la motivation qui fait que des gens deviennent savants. La curiosité a pour moteur d’abord et surtout le plaisir, et seulement de façon secondaire l’utilité. Je pense que c’est là une idée essentielle, parce qu’un des discours les plus néfastes qu’on entend tous les jours est celui qui associe le savoir et la souffrance. Qui soutient aujourd’hui qu’aller à l’école ou étudier puisse d’abord être un plaisir ? On voit à longueur d’émissions des personnalités expliquer le plaisir qu’ils tirent d’une activité sportive… et à côté nous dire que les études sont une souffrance. En quoi la discipline nécessaire pour arriver à bien jouer au tennis serait-elle plus « plaisante » que celle nécessaire pour comprendre la construction des nombres réels ?

          [J’irai même plus loin : dans une perspective « identitaire » comme la mienne, celui qui sait a un rôle de dépositaire (et de contrôle même) de la « culture commune » qui est constitutive de l’identité collective.]

          Dans notre tradition laïque et cartésienne, certainement. Mais ce n’est pas vrai partout. Dans beaucoup de pays la « culture commune » est portée par des prêtres fort ignorants…

          [« Mais vous avez un certain pouvoir. Nous ne sommes pas condamnés à voir disparaître tout ce à quoi nous tenons : nous avons – à notre échelle, évidement – le pouvoir de conserver et de transmettre, et ce n’est pas rien. » C’est faux. Nous n’avons aucun pouvoir, pour la bonne et simple raison que la transmission, vous le savez mieux que personne, ne peut en aucun cas être une décision individuelle. Pour qu’il y ait transmission, il faut qu’il y ait, quelque part, des gens qui décident ce qui vaut le coup d’être transmis.]

          Il faut distinguer toujours le niveau macro et micro. Oui, au sens macro-social, il y a une transmission qui se fait à l’échelle collective, et sur laquelle nous n’avons qu’un pouvoir très limité. Mais à côté de ce mécanisme, il y a toujours eu au niveau micro de petits groupes et communautés qui ont organisé leurs propres modes de transmission. La famille, pour ne donner qu’un exemple, peut conserver et transmettre des valeurs, des récits, une culture qui va à l’encontre de celle de la société. Et cela est vrai aussi pour des associations, des communautés laïques ou religieuses…

          [La transmission aussi doit avoir un rôle social, elle aussi doit avoir son utilité et créer un sentiment d’appartenance. Ce que vous avez vu dans le métro, c’est le résultat d’une société sans transmission : des individus-îles, sans lien avec leurs semblables, de simples extensions organiques de leur machine, incapables de communiquer autrement que par l’intermédiaire du numérique, par un logiciel ou un réseau social. Mais si les gens ne communiquent plus, c’est aussi parce qu’il n’y a plus de culture commune, parce que nous n’avons plus rien à partager les uns avec les autres, en-dehors d’un cercle restreint.]

          Je suis d’accord avec vous, au niveau macro. Mais au niveau micro, c’est un peu différent. Même dans une société d’individus-îles, je peux former dans ma famille des enfants curieux, capables de communiquer autrement. Et comme je ne suis pas le seul à vouloir cela, mes enfants trouveront d’autres enfants dans le même état d’esprit. Le problème de cette approche est qu’il produit, je vous l’accorde, une société fragmentée ou chacun ne parle qu’à sa communauté.

          [Moi, j’aime la raclette avec du vin blanc doux. Mais qui la partagera avec moi aujourd’hui ? L’un me dira : « ah non, je suis végétalien », l’autre « Ben, le jambon, le saucisson, c’est du porc, c’est haram », le dernier « Désolé, les pommes de terre et le vin ne sont pas bio ».]

          Vous trouverez bien une communauté qui aimera ce que vous aimez. C’est là pour moi le problème : celui d’une société fractionnée sans récit commun, sans sociabilité commune. Les choses que nous aimons ne disparaîtront peut-être pas, mais nous ne les retrouverons plus que dans une communauté.

          [Le bouquin que vous évoquez date de 1953. Vous n’étiez pas né, mes parents non plus. A cette époque, une large partie des élites intellectuelles voyaient encore le livre, l’œuvre littéraire, comme une chose sacrée. Vous m’accorderez je pense que ce consensus n’existe plus au sein des élites de 2023.]

          Je ne suis pas sûr. Mon analyse est un peu différente. Je pense que ce consensus existe toujours chez les élites, mais que celles-ci se sont considérablement réduites. Et surtout, elles ne cherchent plus à universaliser ce consensus. Pour essayer de formuler autrement, je pense que nous assistons à la mort d’un modèle né avec les Lumières, celui de l’universalisation de la connaissance et de la culture. C’est ce projet – celui de « la culture et le savoir pour tous » – qui est abandonné par les élites qui n’aspirent plus à diffuser leur modèle, mais au contraire à le garder jalousement pour eux. Autrement dit, d’aller vers une société culturellement à deux vitesses : livres, latin et grec pour l’élite, rap et Hanouna pour la plèbe. Pour reprendre votre commentaire, oui, le livre est toujours sacré, mais il est sacré pour un tout petit groupe, groupe qui ne prétend plus en faire bénéficier les autres.

          [« Si le monde que vous comprenez peut être déplaisant, le monde que vous ne comprenez est infiniment plus menaçant. » Eh bien je ne suis pas du tout d’accord. Savoir pourquoi les immigrés viennent ne rend pas l’immigration moins menaçante. Connaître les motivations des islamistes ne les rend pas moins dangereux. Comprendre l’origine du réchauffement climatique ne rend pas ses conséquences moins angoissantes.]

          Bien sûr que si. Parce que dans les trois cas vous CONNAISSEZ les conséquences. Et vous pouvez donc exclure un certain nombre de choses du champ des possibles. Imaginez-vous ce que vous ressentiriez si vous ne SAVIEZ PAS quelles pourraient être les conséquences du réchauffement climatique, si vous ne pouviez pas exclure que celui-ci provoque chez vous des transformations génétiques, par exemple ?

          [Non, comprendre le monde, c’est surtout se rendre compte qu’on n’a aucun pouvoir sur les grands processus qui sont à l’œuvre. C’est s’apercevoir que ça ne sert à rien de lire, d’écrire, d’enseigner, de défendre ses idées. De toute façon, la marche du monde ne dépend pas de nous.]

          Là encore, il faut distinguer le macro et le micro. Non, le réchauffement climatique ne dépend pas de vous. Mais vous avez le pouvoir de rendre la vie plus agréable ou plus désagréable dans votre famille ou dans votre voisinage. Et puis, il y a une dialectique entre les deux : si le monde a changé – en général en mieux – c’est parce que des gens ont lu, écrit, enseigné, défendu des idées. Certains sont devenus célèbres – parce qu’ils ont eu la chance d’être sous le projecteur au bon moment – d’autres sont restés anonymes. Peut on dire que Descartes n’a pas pesé sur les « grands processus à l’œuvre » ? On peut en discuter, mais à mon sens ceux qui l’ont lu, qui l’ont enseigné, qui ont appliqué sa méthode ont bien changé le monde.

          [Oui, j’envie les gens qui pensent que la volonté, la détermination, l’ardeur militante peuvent déplacer les montagnes.]

          Je vous répondrai avec la formule de Marx. Les gens font l’histoire, mais ils ne savent pas l’histoire qu’ils font. Oui, la volonté, la détermination, l’ardeur militante déplacent des montagnes. Mais pas forcément celles qu’on pense, et pas nécessairement à l’endroit où on veut les voir ! Ce n’est que bien plus tard qu’on peut faire un bilan et comprendre les effets de ce qu’on a fait. Le véritable moteur de l’action militant n’est pas le résultat, mais le plaisir qu’on tire de l’action elle-même…

          [Moi, je pense que « l’approfondissement du capitalisme » détruira tout, tout jusqu’à la dernière pierre, jusqu’à la dernière parcelle de beauté et de poésie qu’abrite ce monde. Et je le pense parce que vous m’avez convaincu (avec brio) qu’il ne pouvait en être autrement, que le monde est ainsi gouverné, comme nous l’enseigne le matérialisme historique. Seule une crise provoquera un éventuel changement, mais comme cette crise est imprévisible quant à sa date et quant à son déroulement, et que, par ailleurs, ses conséquences peuvent fort bien nous amener à la catastrophe, vous m’excuserez d’avoir un peu de mal à espérer…]

          Vous avez tort, justement. Parce que le caractère destructeur du capitalisme contient le germe de sa propre destruction. La crise dont vous parlez est à notre porte. Et on le voit précisément dans l’insatisfaction dont vous vous faites l’écho. Une insatisfaction qui touche non seulement les couches populaires, mais de plus en plus le bloc dominant lui-même. Le capitalisme « approfondi » se retrouve sans projet qui permette de mobiliser des populations de plus en plus désabusées. Et un certain nombre de symptômes sont intéressants à regarder. La paralysie progressive des institutions politiques – et qui est un phénomène international – avec une polarisation croissante qui empêche les démocraties de fonctionner, en est un. Mais le symptôme peut-être le plus notable est la chute de la « valeur travail », avec une difficulté croissante à trouver une main d’œuvre à la fois formée, fidèle et motivée. La « mercenarisation » du travail est en train d’augmenter massivement les coûts de transaction du recrutement. Et ça, pour le capitalisme, c’est un gros problème.

          [Plus généralement, vous semblez penser que la connaissance rassure et que l’ignorance crée l’angoisse.]

          Tout à fait. Et je trouve mes arguments dans l’histoire : plus l’ignorance est répandue, et plus les institutions dont le fond de commerce est de calmer l’angoisse – voyants, prêtres… – sont puissantes. L’invention du paratonnerre a fait fermer plus de temples que n’importe quelle campagne antireligieuse…

          [Eh bien je m’inscris en faux contre cette idée. D’abord sur l’idée que l’ignorance engendre l’angoisse, je reprends un exemple que je vous avais déjà cité : dans l’Égypte antique, le paysan ne comprenait rien à la marche du monde, mais il faisait confiance à Pharaon et aux prêtres qui, du fin fond de leurs temples et grâce à un savoir secret, veillaient au bon ordre du cosmos.]

          Il ne se contentait pas de « leur faire confiance ». Il payait des coûteux sacrifices, il accomplissait rites et cérémonies, il entretenait une caste de prêtres et de voyants. Et pourquoi, à votre avis, était-il prêt à un tel investissement, s’il était rassuré par le fait que Pharaon et les siens s’occupait de tout ? Non, c’est précisément l’angoisse, une angoisse permanente, qui assurait à la caste des prêtres l’obéissance du peuple. Lorsque le peuple a su, les prêtres ont perdu la partie…

          [Aujourd’hui, j’en sais sans doute beaucoup plus que le paysan égyptien… mais le problème, c’est que j’en sais suffisamment pour avoir des doutes sur les compétences de ceux qui gouvernent le monde !]

          Oui, mais vous êtes rassuré que même si Macron gouverne mal, le soleil continuera à se lever à l’est tous les matins, la pluie continuer à tomber sur les champs, et vous ne serez pas condamné à l’enfer dans l’autre vie. Je crois qu’il est difficile pour nous, les héritiers de Descartes, d’imaginer quelle pouvait être l’angoisse du paysan égyptien confronté à un monde incompréhensible…

          [Et pardon de vous le dire, mais la perte de confiance dans les élites génère aussi (en tout cas chez moi) une forme d’angoisse…]

          Oui, mais incomparable à l’angoisse du paysan égyptien qui ne savait pas si le soleil allait se lever ou si le Nil allait apporter sa crue sans l’intervention du Pharaon.

          [La 2ème chose qu’il ne faut pas sous-estimer, je pense, c’est l’incroyable complexité de nos connaissances scientifiques actuelles, et, d’une certaine façon, les progrès de la science font de celle-ci un savoir souvent incompréhensible au profane, une gnose uniquement accessible aux initiés. Il faut quand même une culture très au-dessus de la moyenne pour comprendre certaines évolutions scientifiques.]

          Oui et non. Il y a des niveaux de compréhension différents, et plus on veut accéder à un niveau élevé, plus il faut d’efforts importants. Clairement, il est impossible aujourd’hui – mais ce n’est pas tout à fait nouveau – d’être au meilleur niveau dans tous les domaines. Mais il y a quand même une « méthode », un certain nombre de principes logiques qui sont communs à tous les champs de la connaissance, et qui n’est pas si difficile à comprendre.

          [Il y a des moments où, en toute franchise, je suis perdu, je ne sais plus. Tenez, Henrion-Caude fait un tabac en ce moment avec son bouquin qui est, si j’ai bien compris, un réquisitoire contre les vaccins à ARN messager. Je connais l’ARN messager, j’ai fait un peu de génétique au lycée. Mais comme Henrion-Caude est une experte, ancienne généticienne à l’Inserm, je suis infoutu de savoir en l’écoutant si elle dit vrai ou si elle affabule. Et je ne suis peut-être pas le seul…]

          D’où l’importance des Académies, ces enceintes ou les « sachants » discutent entre eux, hors de la présence des caméras. La vérité scientifique n’est pas l’opinion de tel ou tel scientifique, mais le consensus des « sachants », atteint après discussion dans ces enceintes. Pour savoir si Henrion-Claude affabule ou pas, il faut lire les avis de l’Académie de médecine…

          • Carloman dit :

            @ Descartes,
             
            [Là, je trouve que vous exagérez. Notre société n’est certes pas aujourd’hui dans un état d’esprit de chanter la vie, mais de là à dire qu’elle pousserait les « esclaves » au suicide…]
            Oui j’exagère. L’exagération est un procédé rhétorique courant, comme on va le voir.
             
            Cela étant, on est passé du « laisser-mourir » à l’euthanasie, on parle à présent de « suicide assisté ». Vous avez raison, la société ne pousse pas les esclaves aux suicides. Pas encore.
             
            [Faire subir une personne une thérapie lourde et lui infliger des souffrances alors qu’elle a une chance infime de marcher, et cela pour gagner quelques jours de vie en état comateux, est-ce raisonnable ?]
            A partir de quelle probabilité estime-t-on que les chances de succès sont « infimes » ? Ce que vous affirmez est frappé au coin du bon sens, et je ne puis qu’y souscrire… A première vue. Parce que si on regarde dans le détail, chaque cas est spécifique et les choses deviennent très complexes.
             
            [Pour autant, je suis d’accord avec vous sur le fait qu’une loi « sur la fin de vie » doit être faite avec les mains tremblantes.]
            Pensez-vous que ce soit le cas ? Trouvez-vous qu’ « annoncer un projet de loi pour l’été » sur un sujet aussi grave soit à la hauteur de l’enjeu ?
            Si la réponse est « non », peut-être faut-il se demander, au-delà des déclarations de principe, quelle valeur réelle nos élites accordent à la vie humaine.
             
            [Même. Je dirais qu’ils rajoutent un plaisir à la vie, celui de choquer les bigots]
            Eh bien pas moi. Je préfère le plaisir partagé au plaisir contrariant.
             
            [Mais à côté de cela, il faut aussi se dire qu’on a une seule vie, et qu’il faut essayer de la vivre de la manière la plus intéressante et agréable possible.]
            Je vous trouve bien hédoniste. Au risque de paraître un peu grandiloquent, la France est ma seule véritable préoccupation, et non seulement son état de lamentable décrépitude me mine, mais il suscite mon inquiétude pour l’avenir des miens. Contrairement à vous, je n’arrive pas à séparer le bonheur individuel et le bien-être collectif. Je ne me sens pas heureux dans une société de plus en plus affectée par la tristesse, lé déclin, la résignation, l’inquiétude, la suspicion. Peut-être est-ce affaire de tempérament.
             
            [En quoi la discipline nécessaire pour arriver à bien jouer au tennis serait-elle plus « plaisante » que celle nécessaire pour comprendre la construction des nombres réels ?]
            Voilà une question fort judicieuse, j’en conviens. Vous avez tout à fait raison : on valorise la « souffrance » du sportif de haut niveau ou du danseur étoile pour atteindre la perfection technique, et on discrédite l’effort et la discipline nécessaires pour dominer des savoirs théoriques. C’est bien étrange, en effet.
            Mais, comme dirait un blogueur que je lis depuis longtemps, « les classes intermédiaires trouvent sans doute un intérêt à dévaloriser les connaissances culturelles et scientifiques alors que le sport de haut niveau ne les préoccupe guère »…
             
            [La famille, pour ne donner qu’un exemple, peut conserver et transmettre des valeurs, des récits, une culture qui va à l’encontre de celle de la société.]
            Sans doute. Et c’est bien pourquoi la famille fait l’objet d’une politique de démolition systématique et de campagnes de dénigrement sans précédent dans l’histoire. La famille est une institution et, en tant que telle, elle est dans le collimateur… Regardez les écrivaillons comme Édouard Louis qui doivent leur succès au fait de cracher sur la famille. J’entendais encore récemment son ami l’inénarrable Geoffroy de Lagasnerie dire à la radio tout le mal qu’il pense du couple hétéro avec enfants.
             
            [Et cela est vrai aussi pour des associations, des communautés laïques ou religieuses…]
            Vous savez très bien que tout cela est en train de se défaire. Tout ce qui encadrait les gens – du moins les autochtones – est en train de se fissurer. Il n’y a que chez les immigrés extra-européens que la figure du père inspire encore un peu de respect, et que la loi de la communauté s’applique sans faiblesse.
             
            [Même dans une société d’individus-îles, je peux former dans ma famille des enfants curieux, capables de communiquer autrement.]
            Cela devient de plus en plus difficile, parce qu’il y a une pression extérieure. La pensée dominante instille la méfiance à l’égard de la famille, et tout particulièrement du père. Vous parlez comme si on pouvait vivre en vase clos, mais ce n’est pas le cas.
             
            Je vais vous donner un exemple : des collègues ont refusé le portable à leurs enfants adolescents, parce qu’ils ont fait le même constat que vous. Eh bien, quand votre enfant est le seul de sa classe à ne pas avoir de portable, il finit par être mis de côté, par être exclus des « nouvelles sociabilités ». Vous me direz qu’il ne perd pas grand-chose. Sans doute, n’empêche qu’il en souffre, parce qu’à cet âge « être comme les autres », être intégré à un groupe, ça compte aussi.
             
            [Et comme je ne suis pas le seul à vouloir cela, mes enfants trouveront d’autres enfants dans le même état d’esprit.]
            Là où j’habite et je travaille, je n’ai pas l’impression que nous soyons très nombreux à « vouloir cela ». Y a-t-il des logements dispo par chez vous ? Il faut que je déménage…
             
            [Vous trouverez bien une communauté qui aimera ce que vous aimez.]
            J’aspire à faire partie d’une nation, une collectivité soudée par la culture, la sociabilité, le mode de vie. Appartenir à l’Amicale des consommateurs de raclette ne m’intéresse pas… La raclette, le vin blanc et le rôti de bœuf entrent dans le cadre plus large d’une sociabilité partagée qui doit participer au bien-être collectif dont je parlais plus haut.
            Partager une raclette avec une poignée de « fachos » spécistes, carnistes et franchouillards ne constitue pas une consolation, même si je ne refuse pas ce genre de moment ! Pour le dire autrement, cultiver ma petite différence dans mon coin ne m’intéresse pas.
             
            [Les choses que nous aimons ne disparaîtront peut-être pas, mais nous ne les retrouverons plus que dans une communauté.]
            Vous touchez là au nœud du problème : pour moi certains plaisirs – comme celui de la table – perdent de leur saveur lorsqu’ils ne sont plus partagés, disons très largement.
             
            [C’est ce projet – celui de « la culture et le savoir pour tous » – qui est abandonné par les élites qui n’aspirent plus à diffuser leur modèle, mais au contraire à le garder jalousement pour eux.]
            J’en suis moins persuadé que vous. A force de laisser se développer l’apologie de la médiocrité, nos élites elles-mêmes finissent par se laisser contaminer. Il n’y a qu’à voir ce qu’on commence à enseigner dans les universités et dans les grandes écoles, et pas seulement à Sciences Po.
             
            [Parce que dans les trois cas vous CONNAISSEZ les conséquences.]
            Pas du tout. Je connais les causes du réchauffement climatique, mais à la vérité, personne ne mesure l’ensemble des conséquences et de quelle manière notre vie quotidienne sera impactée dans quinze ou vingt ans.
             
            [Parce que le caractère destructeur du capitalisme contient le germe de sa propre destruction.]
            Oui, ça fait deux siècles qu’on dit ça…
             
            [La crise dont vous parlez est à notre porte.]
            Je ne vois pas de crise. L’ « approfondissement du capitalisme » fait le malheur de certains et rencontrent des résistances, c’est certain. Mais jusqu’à présent, rien ne remet véritablement en cause le système.
             
            [Et on le voit précisément dans l’insatisfaction dont vous vous faites l’écho.]
            « Insatisfaction », le mot est faible. Dépit et mélancolie conviendraient mieux.
             
            [Une insatisfaction qui touche non seulement les couches populaires, mais de plus en plus le bloc dominant lui-même.]
            Ah bon ? Le bloc dominant se porte bien pour ce que j’en vois.
             
            [Et un certain nombre de symptômes sont intéressants à regarder.]
            Ces symptômes sont peut-être « intéressants » mais pas forcément rassurants. Votre propos laisse penser qu’une éventuelle crise produirait un monde meilleur, mais elle peut aussi accoucher d’un monde bien pire.
             
            [La paralysie progressive des institutions politiques – et qui est un phénomène international – avec une polarisation croissante qui empêche les démocraties de fonctionner, en est un.]
            Où est le problème ? Le bloc dominant ne veut pas de politique, il veut juste un vague cadre juridique qui garantit la « concurrence libre et non faussée ».
             
            [Mais le symptôme peut-être le plus notable est la chute de la « valeur travail », avec une difficulté croissante à trouver une main d’œuvre à la fois formée, fidèle et motivée.]
            Où est le problème ? On fera venir des immigrés, toujours plus d’immigrés. Cinq cents millions de crève-la-faim sont prêts à mourir en Méditerranée pour venir faire les boulots que ces salauds de Français ne veulent plus faire…
             
            [La « mercenarisation » du travail est en train d’augmenter massivement les coûts de transaction du recrutement. Et ça, pour le capitalisme, c’est un gros problème.]
            Le capitalisme trouvera la parade : immigration, délocalisation des activités réclamant rigueur et discipline dans des dictatures, etc. Et puis, lorsqu’il sera aux abois, le capitalisme générera fascisme, nazisme et autres joyeusetés. On mettra des gens dans des camps de travail…
             
            [Il payait des coûteux sacrifices, il accomplissait rites et cérémonies, il entretenait une caste de prêtres et de voyants. Et pourquoi, à votre avis, était-il prêt à un tel investissement, s’il était rassuré par le fait que Pharaon et les siens s’occupait de tout ? Non, c’est précisément l’angoisse, une angoisse permanente, qui assurait à la caste des prêtres l’obéissance du peuple.]
            Ce sont des poncifs, des clichés anticléricaux, là c’est vous qui exagérez. D’abord, en Égypte ancienne, il n’y a pas d’Église catholique qui lève des dîmes et impose des corvées. Pour parler d’un exemple contemporain et comparable que je connais mieux, celui des grands temples mésopotamiens de Babylonie et d’Assyrie, les textes laissent entrevoir une réalité différente : les temples sont des propriétaires fonciers qui louent leurs terres aux paysans. Et le loyer permet de faire les sacrifices, des loyers qui au demeurant ne sont pas excessifs. Les temples pratiquent également de lucratives activités bancaires et participent au commerce. Bref, les dieux sont des agents économiques, un peu particulier certes, mais parmi d’autres. Il ne faut pas imaginer des paysans égyptiens ou mésopotamiens écrasés d’impôts par le clergé.
             
            Deuxième point, vous avez l’air de croire que les prêtres ne partageaient pas les angoisses des paysans. Mais les prêtres égyptiens ou babyloniens ne lisaient pas les traités de Copernic ou Einstein en se gaussant cyniquement de la crédulité des pouilleux… Eux aussi ignoraient bien des choses, eux aussi vivaient dans la terreur que l’ordre du monde s’effondre. Les textes émanant des milieux sacerdotaux le montrent, je pense à la Lamentation sur la destruction d’Ur.
             
            Ensuite, il y a eu des sociétés anciennes sans « caste de prêtres ». Songez aux cités grecques où les prêtrises sont des magistratures contrôlées par la cité. Croyez-vous que le paysan grec était pour autant moins angoissé que son homologue égyptien ?

            • Descartes dit :

              @ Carloman

              [A partir de quelle probabilité estime-t-on que les chances de succès sont « infimes » ?]

              La question que vous posez est LA question fondamentale dans cette affaire. Sans vouloir trop disgresser, je peux vous dire que je suis contre toute réglementation de l’euthanasie, précisément parce que réglementer implique de définir sans ambigüité ce type de frontières, et que je ne pense pas que ce soit ni possible, ni souhaitable. Parce que chaque cas est différent, et que le mieux qu’on puisse faire est de laisser la famille et les soignants décider ensemble, sous le contrôle éventuel du juge.

              [« Pour autant, je suis d’accord avec vous sur le fait qu’une loi « sur la fin de vie » doit être faite avec les mains tremblantes. » Pensez-vous que ce soit le cas ? Trouvez-vous qu’ « annoncer un projet de loi pour l’été » sur un sujet aussi grave soit à la hauteur de l’enjeu ?]

              Non. Je ne suis d’ailleurs pas persuadé qu’il faille une loi.

              [Si la réponse est « non », peut-être faut-il se demander, au-delà des déclarations de principe, quelle valeur réelle nos élites accordent à la vie humaine.]

              Personnellement, j’y vois autre chose. Je pense que cela traduit la méfiance générale qui traverse notre société. Ne nous cachons pas les choses : l’euthanasie et le suicide assisté est pratiquée depuis des siècles, mais elle est pratiquée en famille, avec la complicité des médecins, et dans le dos de la loi. Cela suppose un minimum de confiance : confiance dans sa famille, confiance dans le médecin, confiance dans l’intelligence du juge. Mais aujourd’hui, tout le monde se méfie : les personnes n’ont pas confiance dans leur famille pour leur éviter les souffrances inutiles, les médecins n’ont pas confiance dans le fait qu’ils ne seront pas traînés devant les tribunaux, et personne n’a confiance dans les juges pour juger intelligemment. Et du coup, on veut une loi.

              [« Même. Je dirais qu’ils rajoutent un plaisir à la vie, celui de choquer les bigots » Eh bien pas moi. Je préfère le plaisir partagé au plaisir contrariant.]

              Moi aussi, mais manque de grives…

              [Je vous trouve bien hédoniste. Au risque de paraître un peu grandiloquent, la France est ma seule véritable préoccupation, et non seulement son état de lamentable décrépitude me mine, mais il suscite mon inquiétude pour l’avenir des miens. Contrairement à vous, je n’arrive pas à séparer le bonheur individuel et le bien-être collectif. Je ne me sens pas heureux dans une société de plus en plus affectée par la tristesse, lé déclin, la résignation, l’inquiétude, la suspicion. Peut-être est-ce affaire de tempérament.]

              De tempérament et de tradition aussi. N’oubliez pas que j’hérite d’une culture qui a passé deux mille ans à errer de pogrom en pogrom. Cela crée une solide tendance au « carpe diem ». Je me souviens que quand je faisais en sorte dans les repas de « garder le meilleur pour la fin », ma grand-mère me reprenait en disant qu’il fallait faire le contraire : faut commencer par le meilleur, parce qu’on n’est jamais sûr d’arriver à la fin. Cela étant dit, je ne vais pas vous dire que je suis « heureux » lorsque je me vois obligé de me replier sur mon bonheur individuel parce que je ne trouve plus ce bien-être collectif auquel vous faites référence et que je tiens, moi aussi, comme quelque chose d’essentiel.

              [Sans doute. Et c’est bien pourquoi la famille fait l’objet d’une politique de démolition systématique et de campagnes de dénigrement sans précédent dans l’histoire. La famille est une institution et, en tant que telle, elle est dans le collimateur… Regardez les écrivaillons comme Édouard Louis qui doivent leur succès au fait de cracher sur la famille. J’entendais encore récemment son ami l’inénarrable Geoffroy de Lagasnerie dire à la radio tout le mal qu’il pense du couple hétéro avec enfants.]

              Tous ces personnages qui tournent autour de ce que la sociologie française façon « Libération » a produit de pire sont peut-être très connus dans le milieu bavardant, mais leur influence est quand même extrêmement limitée. Je ne sais pas si l’on peut dire que la famille est particulièrement visée, où si elle n’est que l’une des victimes de l’idéologie anti-institutionnelle qui s’est installée à la fin des années 1960, avec la prise de pouvoir des classes intermédiaires. Celle-ci est d’ailleurs la conséquence logique d’une société centrée sur un individu « libre », affranchi de toute obligation, de tout devoir, de toute dette.

              [Vous savez très bien que tout cela est en train de se défaire. Tout ce qui encadrait les gens – du moins les autochtones – est en train de se fissurer.]

              Oui, bien sûr. Il faudrait être aveugle pour ne pas le voir. Mais il est trop tôt pour les donner pour mortes, et je pense que le combat peut être gagné. Je tire cette conviction de la demande croissante qui se manifeste dans la jeunesse d’une forme d’encadrement. Pour le moment, notre société n’y répond pas – ce qui d’ailleurs pousse certains de ces jeunes à aller chercher cet encadrement ailleurs, dans des sectes, dans l’Islam, dans des groupuscules divers. C’est pourquoi il est à mon sens important de préparer une réponse républicaine à cette demande. Oui, je sais, c’est un combat difficile…

              [« Même dans une société d’individus-îles, je peux former dans ma famille des enfants curieux, capables de communiquer autrement. » Cela devient de plus en plus difficile, parce qu’il y a une pression extérieure. La pensée dominante instille la méfiance à l’égard de la famille, et tout particulièrement du père. Vous parlez comme si on pouvait vivre en vase clos, mais ce n’est pas le cas.]

              Là encore, je pense que nos réflexions sont différentes parce que nous venons de traditions culturelles différentes. Comme je vous le disais, j’hérite d’une culture qui a su maintenir sa spécificité pendant des siècles, en résistant à la pression d’une « pensée dominante » qui lui était hostile, mais sans vivre pour autant en vase clos. C’est donc possible. Après, je ne dis pas que ce soit facile. Mais je ne doute pas par exemple que vos enfants bénéficient d’une volonté de transmission qui n’est pas conforme au canon social actuel…

              [Je vais vous donner un exemple : des collègues ont refusé le portable à leurs enfants adolescents, parce qu’ils ont fait le même constat que vous. Eh bien, quand votre enfant est le seul de sa classe à ne pas avoir de portable, il finit par être mis de côté, par être exclus des « nouvelles sociabilités ». Vous me direz qu’il ne perd pas grand-chose. Sans doute, n’empêche qu’il en souffre, parce qu’à cet âge « être comme les autres », être intégré à un groupe, ça compte aussi.]

              Désolé d’amener un souvenir personnel, mais j’ai vécu quelque chose de comparable. Mais parents ne voulaient pas de la télévision chez nous. Toute mon enfance et mon adolescence, j’ai été le seul enfant dans la cour de récréation ou presque à ne pas avoir de télévision, à ne pas pouvoir discuter à la recré de tel ou tel super-héros, de telle ou telle série américaine. Peut-être que sur le moment j’ai un peu souffert… mais je ne peux pas dire que cela m’ait traumatisé pour le reste de ma vie, ou m’ait empêché de socialiser avec les autres. Et comme vous le dites, je ne suis pas persuadé que les « nouvelles sociabilités » – i.e. la possibilité d’échanger sur ce qu’on a mangé à la cantine, photos à l’appui – soient si indispensables au développement d’un enfant ou d’un adolescent.

              [« Et comme je ne suis pas le seul à vouloir cela, mes enfants trouveront d’autres enfants dans le même état d’esprit. » Là où j’habite et je travaille, je n’ai pas l’impression que nous soyons très nombreux à « vouloir cela ». Y a-t-il des logements dispo par chez vous ? Il faut que je déménage…]

              Par chez moi ils ne sont pas « très nombreux » non plus, mais suffisamment pour que les enfants ne se sentent pas seuls. Et pourtant je n’habite pas dans un quartier « bobo ». Le voisin d’en bas est un professeur de philosophie dans un lycée privé (payé au lance-pierres) qui fait prendre à sa fille – et à l’ensemble des voisins, par conséquent – des cours de violon. Je ne l’ai jamais vu, ni lui ni sa fille, avec un portable à la main… dans l’autre escalier, un technicien supérieur dans l’aéronautique qui a deux enfants, qui eux aussi jouent de la musique… et qui ne semblent pas eux non plus abuser du portable.

              Cela étant dit, si vous voulez déménager près de chez moi, je serai ravi de vous avoir pour voisin !

              [J’aspire à faire partie d’une nation, une collectivité soudée par la culture, la sociabilité, le mode de vie. Appartenir à l’Amicale des consommateurs de raclette ne m’intéresse pas… La raclette, le vin blanc et le rôti de bœuf entrent dans le cadre plus large d’une sociabilité partagée qui doit participer au bien-être collectif dont je parlais plus haut.
              Partager une raclette avec une poignée de « fachos » spécistes, carnistes et franchouillards ne constitue pas une consolation, même si je ne refuse pas ce genre de moment ! Pour le dire autrement, cultiver ma petite différence dans mon coin ne m’intéresse pas.]

              Sur ce point, vous le savez bien, nous sommes parfaitement d’accord. Je partage cette insatisfaction à l’idée de ne partager une sociabilité, une culture commune, un mode de vie qu’avec une petite communauté restreinte plutôt qu’avec la collectivité large qu’est la nation. Votre position est d’ailleurs légèrement paradoxale : souvent dans nos échanges vous avez mis l’accent sur l’importance que revêt pour vous l’homogénéité de votre collectivité de référence. Or, il est clair que quand on passe de la « communauté » à la « nation », on perde en homogénéité. Le groupe des « fachos spécistes, carnistes et franchouillards » sera bien plus homogène, vous ressemblera bien plus que la nation…

              [« Les choses que nous aimons ne disparaîtront peut-être pas, mais nous ne les retrouverons plus que dans une communauté. » Vous touchez là au nœud du problème : pour moi certains plaisirs – comme celui de la table – perdent de leur saveur lorsqu’ils ne sont plus partagés, disons très largement.]

              Sur ce point, notre différence tient à une question de degré. Oui, le plaisir est diminué lorsqu’il ne peut plus être largement partagé. Mais je ne pense pas qu’il « perde sa saveur » totalement.

              [« C’est ce projet – celui de « la culture et le savoir pour tous » – qui est abandonné par les élites qui n’aspirent plus à diffuser leur modèle, mais au contraire à le garder jalousement pour eux. » J’en suis moins persuadé que vous. A force de laisser se développer l’apologie de la médiocrité, nos élites elles-mêmes finissent par se laisser contaminer. Il n’y a qu’à voir ce qu’on commence à enseigner dans les universités et dans les grandes écoles, et pas seulement à Sciences Po.]

              Fut un temps ou le fait de fréquenter l’université, de sortir d’une grande école ou de sciences po suffisait à faire de vous un membre de l’élite culturelle. Ce n’est certainement plus du tout le cas. Hier, tous les universitaires savaient qui était le Dr Faustus. Aujourd’hui, la moitié d’entre eux ne sauraient épeler son nom. Le nombre d’universitaires, de diplômés des écoles, les effectifs de sciences po ont massivement augmenté… mais les élites restent toujours à peu près sur le même nombre. Et ce sont ces élites qui gardent jalousement pour elles la culture classique.

              [« Parce que dans les trois cas vous CONNAISSEZ les conséquences. » Pas du tout. Je connais les causes du réchauffement climatique, mais à la vérité, personne ne mesure l’ensemble des conséquences et de quelle manière notre vie quotidienne sera impactée dans quinze ou vingt ans.]

              Vous ne connaissez peut-être pas les détails, mais il y a quand même plein de choses que vous pouvez d’ores et déjà exclure : vous savez que le soleil ne s’éteindra pas, qu’il n’y aura pas de pluie de souffre bouillant. C’est déjà pas mal.

              [« La crise dont vous parlez est à notre porte. » Je ne vois pas de crise. L’ « approfondissement du capitalisme » fait le malheur de certains et rencontrent des résistances, c’est certain. Mais jusqu’à présent, rien ne remet véritablement en cause le système.]

              Je suis moins pessimiste que vous – et que je ne l’était il y a quelques années. Je pense notamment au texte de Castoriadis qu’on a cité abondamment dans nos débats, ou bien à la « grande démission » que tous les recruteurs peuvent constater quotidiennement. Avec l’approfondissement du capitalisme, sa capacité à reproduire les structures anthropologiques qui ont fait son succès – le « juge intègre », le « professeur dévoué », le travailleur « attaché au travail bien fait » – est sérieusement remise en cause. En bon matérialiste, je n’oublie pas que les révolutions ne sont que la traduction politique d’une transformation économique. Si le capitalisme n’arrive pas à reproduire les structures sur lesquelles repose sa capacité à satisfaire les besoins humains, il s’effondrera tôt ou tard.

              Impossible bien sur de deviner quelle forme prendra cet effondrement. Une évolution vers un niveau de plus en plus élevé de socialisation des moyens de production, comme celle de 1945 ? Une révolution comme celle de 1789 ? Je pense que la première solution est la plus vraisemblable, mais ce n’est qu’une opinion.

              [« Une insatisfaction qui touche non seulement les couches populaires, mais de plus en plus le bloc dominant lui-même. » Ah bon ? Le bloc dominant se porte bien pour ce que j’en vois.]

              Oui, mais des fissures commencent à apparaître. De plus en plus, on trouve parmi les jeunes des classes dominantes – y compris ceux qui ont fait des études brillantes – une faible disposition à travailler, une mentalité de rentier. On peut faire l’analogie avec l’empire romain, lorsqu’aux générations prêtes à tous les sacrifices civiques succèdent des générations hédonistes et peu sensibles à la res publica. Comparez la génération de bourgeois qui a donné un Martin Bouygues, un Marcel Dassault, un Jean-Luc Lagardère, un François Michelin, avec la génération des « héritiers ». Qui aujourd’hui est capable de fonder un empire industriel ? Les jeunes ingénieurs ne voient leur avenir que dans la logique de la « start-up » : trouver une idée « vendable » (genre livraison à domicile de médicaments pour chiens et chats), la développer, puis revendre l’entreprise à un grand groupe. Pure inspiration, pas de transpiration…

              Le capitalisme peut-il se reproduire dans ces conditions ? Est-il capable de former le capital humain dont il a besoin ? C’est pour moi toute la question.

              [Ces symptômes sont peut-être « intéressants » mais pas forcément rassurants. Votre propos laisse penser qu’une éventuelle crise produirait un monde meilleur, mais elle peut aussi accoucher d’un monde bien pire.]

              C’est là mon indécrottable optimisme méthodologique.

              [« La paralysie progressive des institutions politiques – et qui est un phénomène international – avec une polarisation croissante qui empêche les démocraties de fonctionner, en est un. » Où est le problème ? Le bloc dominant ne veut pas de politique, il veut juste un vague cadre juridique qui garantit la « concurrence libre et non faussée ».]

              Oui, mais « la concurrence libre et non faussée » montre chaque jour ses limites. Prenez la politique énergétique : il est clair que la bourgeoisie européenne, qui ne jurait que par le « cadre juridique » en question, se réveille avec des prix de l’énergie prohibitif et sans assurance qu’il y en aura pour tout le monde. Ce n’est pas par hasard si le bloc dominant abandonne progressivement l’idéologie du « tout marché » pour admettre la nécessité d’une « politique industrielle » ou d’une « politique énergétique ». Et à ce moment-là, on découvre que la paralysie de nos institutions politiques – paralysie que les classes dominantes ont voulue et organisée – devient un obstacle à leurs intérêts…

              [« Mais le symptôme peut-être le plus notable est la chute de la « valeur travail », avec une difficulté croissante à trouver une main d’œuvre à la fois formée, fidèle et motivée. » Où est le problème ? On fera venir des immigrés, toujours plus d’immigrés. Cinq cents millions de crève-la-faim sont prêts à mourir en Méditerranée pour venir faire les boulots que ces salauds de Français ne veulent plus faire…]

              Mais je ne vous parle pas des « boulots que les salauds de Français ne veulent pas faire ». Aujourd’hui, on peine à trouver de la main d’œuvre de qualité – et quand je parle de qualité, je parle aussi d’avoir envie de travailler – pour des métiers qualifiés et même très qualifiés. Je vous parle de soudeurs qualifiés et d’ingénieurs chefs de chantier, de médecins et de techniciens de laboratoire. Et quand on trouve de la main d’œuvre, c’est souvent une main d’œuvre « mercenaire », qui n’a d’autre motivation que le chèque à la fin du mois et qui se fout éperdument du « travail bien fait » et autres vestiges du passé. Même pour des postes de direction, bien payés, vous vous retrouvez avec des candidats qui refusent les astreintes, n’acceptent que des horaires fixes et du télétravail. Ce problème-là, vous ne l’arrangez pas avec de l’immigration.

              [Ce sont des poncifs, des clichés anticléricaux, là c’est vous qui exagérez.]

              Tout de suite les grands mots…

              [D’abord, en Égypte ancienne, il n’y a pas d’Église catholique qui lève des dîmes et impose des corvées.]

              Il n’y a certainement pas d’Eglise au sens d’une entité séparée de l’état, mais un état théocratique qui prélève des dimes et impose des corvées, dîmes et corvées justifiées entre autres par le besoin d’entretenir des prêtres (et le Pharaon lui-même est un prêtre, et même un dieu) dont le rôle est d’empêcher les puissances surnaturelles de vous détruire – et le monde avec.

              [Pour parler d’un exemple contemporain et comparable que je connais mieux, celui des grands temples mésopotamiens de Babylonie et d’Assyrie, les textes laissent entrevoir une réalité différente : les temples sont des propriétaires fonciers qui louent leurs terres aux paysans. Et le loyer permet de faire les sacrifices, des loyers qui au demeurant ne sont pas excessifs.]

              Mais pourquoi faire des sacrifices ? Si, comme vous le dites, les paysans n’étaient pas particulièrement angoissés, pourquoi consacrer des moyens aux sacrifices, alors qu’on pourrait faire tant d’autres choses avec ? Le sacrifice témoigne justement de cette angoisse, du besoin que ressentaient les paysans de cette époque de mettre les dieux de leur côté, sans quoi on risquait des conséquences fort déplaisantes. C’est parce que nous ne croyons plus à ce danger que nous ne faisons plus de sacrifices, et que les prêtres ont du mal à trouver salaire…

              [Les temples pratiquent également de lucratives activités bancaires et participent au commerce. Bref, les dieux sont des agents économiques, un peu particulier certes, mais parmi d’autres. Il ne faut pas imaginer des paysans égyptiens ou mésopotamiens écrasés d’impôts par le clergé.]

              Je ne crois pas avoir dit pareille chose. Mais le fait est que, dans une économie de subsistance, le paysan se privait de ressources nécessaires à sa survie pour entretenir un système de temples et de prêtres. Pourquoi, à votre avis ?

              [Deuxième point, vous avez l’air de croire que les prêtres ne partageaient pas les angoisses des paysans. Mais les prêtres égyptiens ou babyloniens ne lisaient pas les traités de Copernic ou Einstein en se gaussant cyniquement de la crédulité des pouilleux… Eux aussi ignoraient bien des choses, eux aussi vivaient dans la terreur que l’ordre du monde s’effondre. Les textes émanant des milieux sacerdotaux le montrent, je pense à la Lamentation sur la destruction d’Ur.]

              Oui et non. Le prêtre du temple de Salomon, qui seul entrait dans le saint des saints, le lieu ou Yahvé était censé lui parler, devait quand même se rendre compte que Yahvé ne lui parlait pas. Je ne dis pas qu’ils fussent cyniques : sans doute ils ignoraient beaucoup de choses, et sans doute vivaient-ils eux aussi dans la crainte des forces surnaturelles. Mais s’ils ignoraient beaucoup de choses, ils savaient beaucoup de choses qui étaient cachées au vulgum pecus. Un peu comme les prêtres catholiques qui utilisaient des supercheries pour faire pleurer des statues à destination du bon peuple, ils savaient parfaitement que la statue ne pleurait pas par l’intervention divine.

              [Ensuite, il y a eu des sociétés anciennes sans « caste de prêtres ». Songez aux cités grecques où les prêtrises sont des magistratures contrôlées par la cité. Croyez-vous que le paysan grec était pour autant moins angoissé que son homologue égyptien ?]

              Certainement. Je ne pense pas que le paysan grec ait craint que le soleil ne se lève pas si le magistrat de sa cité était tué ou faisait un faux pas. D’ailleurs, on voit chez les égyptiens une préoccupation constante à satisfaire les dieux sous peine d’un châtiment terrible dans l’au-delà, alors que les grecs s’en souciaient fort peu.

            • Carloman dit :

              @ Descartes,
               
              [Mais aujourd’hui, tout le monde se méfie : les personnes n’ont pas confiance dans leur famille pour leur éviter les souffrances inutiles, les médecins n’ont pas confiance dans le fait qu’ils ne seront pas traînés devant les tribunaux, et personne n’a confiance dans les juges pour juger intelligemment.]
              Cette perte de confiance généralisée est aussi une conséquence de la perte de confiance dans les élites, les sachants, les experts. Et cette perte de confiance a un coût colossal dont on ne se rend pas forcément compte. Si on est riche, on peut toujours acheter le dévouement des autres – et encore – mais pour ceux qui n’en ont pas les moyens, c’est un vrai problème : il reste le tribalisme ou l’isolement…
               
              [N’oubliez pas que j’hérite d’une culture qui a passé deux mille ans à errer de pogrom en pogrom. Cela crée une solide tendance au « carpe diem ».]
              Je comprends.
               
              [Je me souviens que quand je faisais en sorte dans les repas de « garder le meilleur pour la fin », ma grand-mère me reprenait en disant qu’il fallait faire le contraire : faut commencer par le meilleur, parce qu’on n’est jamais sûr d’arriver à la fin.]
              Ma grand-mère, qui avait connu la guerre et – peut-être plus encore – les privations de l’après-guerre était toujours prête à accumuler « au cas où » quitte à se priver du meilleur. Deux philosophies bien différentes.
               
              [Comme je vous le disais, j’hérite d’une culture qui a su maintenir sa spécificité pendant des siècles, en résistant à la pression d’une « pensée dominante » qui lui était hostile, mais sans vivre pour autant en vase clos. C’est donc possible.]
              Non ce n’est pas possible. La culture que vous évoquez est un cas presque unique dans l’histoire (si je voulais vous taquiner, je parlerais d’élection divine…). La règle est que les cultures ont le plus souvent une assise territoriale/politique et – au moins en partie – ethnique : que le territoire soit perdu ou que la population change dans des proportions importantes, et la culture s’étiole et disparaît.
              De ce point de vue, la France a une faiblesse supplémentaire : sa civilisation est étroitement liée à l’État. La culture française est, et a toujours été, très élitiste et, contrairement à d’autres pays, d’autres nations, il n’y a pas de véritable « culture populaire » en France, et quand elle existe, elle est méprisée et n’a que peu de rapport avec la « grande » culture. C’est l’héritage de Louis XIV : la création des académies et la concentration de la production culturelle à l’ombre de la Cour, phénomène accentué par Napoléon. Ce modèle a des vertus. Mais que l’État périclite et que les élites renoncent à leur « mission civilisatrice » (et je veux dire à l’adresse des populations « de souche », il n’y a aucun relent colonialiste dans mon propos), et c’en est fait de notre civilisation.
               
              Sans État et sans élite, une culture ne peut guère survivre qu’en s’appuyant sur une identité religieuse spécifique (comme les Grecs orthodoxes dans l’Empire ottoman). Mais aujourd’hui, l’identité française est tout sauf religieuse. Les droits de l’homme et les « valeurs de la République » constituent un socle beaucoup trop mince pour fonder une identité culturelle.
               
              [Et comme vous le dites, je ne suis pas persuadé que les « nouvelles sociabilités » – i.e. la possibilité d’échanger sur ce qu’on a mangé à la cantine, photos à l’appui – soient si indispensables au développement d’un enfant ou d’un adolescent.]
              Je ne dis pas que ce soit indispensable, bien au contraire. Je dis que le désir de faire partie d’un groupe et de partager les codes culturels de sa classe d’âge, ça existe. Certains tolèrent d’être marginalisés. Adolescent, je ne regardais guère la télévision, je ne jouais pas aux jeux vidéos et le skateboard – qui était la grande affaire – ne m’intéressait pas du tout. Je n’ai pas été traumatisé, mais je m’emmerdais ferme en écoutant des conversations auxquelles j’étais incapable de participer…
               
              [Votre position est d’ailleurs légèrement paradoxale : souvent dans nos échanges vous avez mis l’accent sur l’importance que revêt pour vous l’homogénéité de votre collectivité de référence. Or, il est clair que quand on passe de la « communauté » à la « nation », on perde en homogénéité.]
              Tout à fait. L’échelle nationale suppose toujours une forme d’hétérogénéité. C’est pourquoi il convient de travailler à promouvoir ce qui fait l’unité du groupe, et éviter ce qui pourrait augmenter l’hétérogénéité. La France est un pays « naturellement » très hétérogène, ce qui est inévitable sur un territoire de cette taille, qui plus est avec une population historiquement nombreuse. Ce que je dis, c’est qu’une certaine immigration rajoute de l’hétérogénéité là où il n’y en a nul besoin. Et par ailleurs, j’aspire à vivre dans une société plus homogène, pas parfaitement homogène, nuance.
               
              [Le groupe des « fachos spécistes, carnistes et franchouillards » sera bien plus homogène, vous ressemblera bien plus que la nation…]
              Que voulez-vous, la nation est un mot magique, chargée d’une symbolique à nul autre pareil. Pour la nation – ou pour l’idée qu’on s’en fait – on peut envisager des sacrifices qui sont impensables pour le groupe de « fachos spécistes, carnistes et franchouillards » quand bien même ce dernier peut apporter un réconfort que je ne mésestime pas.
               
              [Et ce sont ces élites qui gardent jalousement pour elles la culture classique.]
              Mais là se pose une autre question : qu’en est-il de ceux qui sont attachés à la culture classique mais qui ne font pas partie des élites à proprement parler ?
               
              Vous allez sans doute me reprocher de rapporter ce vaste débat à ma petite situation personnelle, mais je suis bien obligé de me poser la question : qui suis-je (socialement parlant) ? Quelle est ma position dans la société ?
              Dans la ville moyenne de province où j’habite, je fais probablement partie du tiers, peut-être même du quart de la population ayant les plus hauts revenus – je suis au-dessus du salaire médian, dans une zone qui n’est pas très dynamique économiquement. Est-ce que pour autant je fais partie des « élites » ? Je n’ai pas l’impression d’être un notable, ce que certains collègues lancés en politique sont – peut-être en partie – devenus. Mon capital est purement immatériel : il s’agit de la connaissance d’une partie de la « culture classique » que vous évoquez. Je ne dispose pas véritablement de réseaux : par exemple je ne connais pas de chefs d’entreprises ou de cadres de l’administration publique en-dehors de mon propre service. Alors ? Est-ce que j’appartiens à une « élite partielle », une « semi-élite »? Quelle est exactement ma position ? J’ai le savoir et un niveau de vie confortable, et en même temps je ne suis pas en position de prendre des décisions qui impactent la collectivité, même locale.
               
              Et si je n’appartiens pas aux élites, quel est l’avenir des gens comme moi, qui se situent dans un entre-deux et qui doivent leur position sociale à la « culture classique », si cette dernière est de plus en plus « jalousement » réservée à une petite minorité privilégiée comme vous le laissez entendre ? Sommes-nous condamnés à terme à être rejetés en bas de l’échelle sociale ? Ou bien serons-nous contraints de payer d’onéreux établissements privés à nos enfants pour tenter – sans succès garanti d’ailleurs – de les agréger aux « vraies » élites ?
               
              Je pense que ces questions doivent agiter une partie des strates inférieures des « classes intermédiaires ». Bien sûr, il y a d’autres aspects qui entrent en ligne de compte comme le fait de travailler dans le public ou dans le privé, le fait d’avoir une formation plutôt littéraire ou plutôt scientifique, le degré d’implantation locale (familiale par exemple), etc. Mais, pour quelqu’un comme moi, l’évolution de la société induite par l’alliance entre les « classes intermédiaires » et la bourgeoisie n’a rien, strictement rien de rassurant. Outre l’insécurité culturelle sur laquelle je ne reviens pas, je vois poindre à l’horizon la menace du déclassement, sinon pour moi, du moins pour mes enfants. La mondialisation, la déliquescence de l’État ne font pas du tout mes affaires, puisque la méritocratie, la logique des concours a jusqu’à présent permis à des gens comme moi, sans réseau particulier, sans carnet d’adresses, d’accéder à des carrières honorables.
               
              [vous savez que le soleil ne s’éteindra pas, qu’il n’y aura pas de pluie de souffre bouillant. C’est déjà pas mal.]
              Pour le soleil, vous avez raison. Pour la pluie de souffre bouillant, je serai moins catégorique… Qui sait quelles réactions chimiques va induire le changement de composition de l’atmosphère à certaines altitudes, dans des conditions de température et de pression spécifiques ?
               
              [Ce problème-là, vous ne l’arrangez pas avec de l’immigration.]
              Cela se discute : à l’hôpital ou à la clinique près de chez moi, beaucoup de médecins, notamment des spécialistes, sont originaires d’Europe de l’Est ou d’Afrique subsaharienne (dans une moindre mesure du monde arabe). On peut aussi faire venir des immigrés qualifiés, et pas seulement des techniciens de surface ou des livreurs Uber-eats, et on ne s’en prive pas.
               
              [Mais pourquoi faire des sacrifices ? Si, comme vous le dites, les paysans n’étaient pas particulièrement angoissés, pourquoi consacrer des moyens aux sacrifices, alors qu’on pourrait faire tant d’autres choses avec ?]
              Je n’ai pas dit que les paysans n’étaient pas angoissés. J’ai dit que le prélèvement pour les sacrifices n’était pas exorbitant, nuance. En Mésopotamie, les prébendes des temples se négocient, y compris de manière héréditaire, et ne concernent pas que des notables, mais aussi des paysans « aisés ». Vouloir rendre héréditaire des fonctions et des revenus, c’est postuler qu’a priori le monde ne va pas disparaître demain…
               
              Par ailleurs, le sacrifice peut avoir deux objectifs : éloigner la colère du dieu… ou bien s’attirer ses faveurs pour obtenir de meilleures récoltes. N’oublions pas que le paganisme fonctionne sur la logique du do ut des (« je donne pour que tu (me) donnes »).
               
              [Je ne pense pas que le paysan grec ait craint que le soleil ne se lève pas si le magistrat de sa cité était tué ou faisait un faux pas.]
              Détrompez-vous. Contrairement à ce que l’on croit souvent, les Grecs étaient globalement très religieux. Les Spartiates ne partent pas en guerre à cause de fêtes religieuses, alors même que leur présence est requise. A une bataille, je ne sais plus laquelle, ils attendent armes aux pieds que les sacrifices soient favorables, sous un déluge de flèches et au risque de mettre dans l’embarras leurs alliés, voire de perdre le combat. Tout sacrilège est regardé comme une atteinte à l’ordre du monde, même à Athènes, où Alcibiade en sait quelque chose.
               
              Bien sûr, leur religion est fondée sur le geste, le rite, et non la foi. C’est une orthopraxie et non une orthodoxie, pour reprendre la distinction traditionnelle. Les Grecs anciens ne sont pas si éloignés des Juifs…

            • Descartes dit :

              @ Carloman

              [Cette perte de confiance généralisée est aussi une conséquence de la perte de confiance dans les élites, les sachants, les experts. Et cette perte de confiance a un coût colossal dont on ne se rend pas forcément compte.]

              Je pense que c’est là une idée qu’on nous répète en permanence, et qui est fausse. Regardez qui tient les discours anti-experts, anti-technocratie, anti-« sachants » les plus virulents. Ce sont… les élites. C’est là le grand paradoxe : ce sont les professeurs à sciences-Po, les journalistes de Francie Inter, les cinéastes et médecins qui ont réalisé « hold-up » qui nous expliquent qu’il ne faut pas avoir confiance dans les élites. Le peuple a toujours à peu près la même confiance dans la compétence des « sachants ». Ce sont les élites elles-mêmes qui n’ont plus confiance en eux…

              Cela tient à mon avis à une scission des élites. D’un côté, vous avez les élites jacobines (on pourrait tout aussi les qualifier de « napoléoniennes ») de notre pays, fermement ancrées dans la logique méritocratique. Et puis, vous avez les élites « néolibérales », produit de la prise du pouvoir par les classes intermédiaires, et qui sont peuplées de gens qui n’ont pas de « savoir » ou de « compétence » particulière, mais dont le pouvoir repose sur le savoir-être, sur la séduction, sur les réseaux, sur l’argent. Et ces élites « bavardantes » ne peuvent asseoir leur pouvoir qu’en chassant les élites « compétences », d’où le discours médiatique qu’on entend en permanence, à droite comme à gauche. Pensez à la formule de Rousseau (Sandrine, pas Jean-Jacques) : « je préfère des sorcières qui lancent des sorts aux ingénieurs qui construisent des EPR ». Tout est là.

              Maintenant, est-ce que cette idéologie a un effet sur les couches populaires ? Oui, en partie, puisque par le phénomène de l’aliénation l’idéologie des classes dominantes devient elle-même une idéologie dominante. Et la où je vous rejoins, c’est sur le fait que cette logique a un coût énorme, dont on ne se rend pas forcément, tant on finit par être habitué. Mais chaque fois qu’un parent dit à son enfant « ton prof est fou de te demander ça » au lieu de se dire « si le prof le demande, il doit y avoir une bonne raison », on perd une bataille. On l’a bien vu avec le pouvoir qu’on pris des charlatans et des complotistes lors de la crise COVID.

              [Si on est riche, on peut toujours acheter le dévouement des autres – et encore – mais pour ceux qui n’en ont pas les moyens, c’est un vrai problème : il reste le tribalisme ou l’isolement…]

              Là, je suis en désaccord. Le capitalisme repose sur l’idée qu’on peut tout acheter, et cette idée, j’en reviens toujours à Castoriadis, est fausse. On ne peut acheter l’engagement, le dévouement, l’intégrité. La logique de l’intérêt ne peut produire que des juges corrompus, des travailleurs qui ne font que le minimum, des médecins et des professeurs qui voient le patient ou l’élève comme un client. Seule la logique de l’honneur – logique totalement étrangère au capitalisme – peut produire le juge intègre, le médecin et le professeur dévoué, le travailleur qui aime le travail bien fait.

              [« Je me souviens que quand je faisais en sorte dans les repas de « garder le meilleur pour la fin », ma grand-mère me reprenait en disant qu’il fallait faire le contraire : faut commencer par le meilleur, parce qu’on n’est jamais sûr d’arriver à la fin. » Ma grand-mère, qui avait connu la guerre et – peut-être plus encore – les privations de l’après-guerre était toujours prête à accumuler « au cas où » quitte à se priver du meilleur. Deux philosophies bien différentes.]

              Tout à fait différentes. Ma grand-mère, qui était née dans « Shteitl » à la frontière russo-roumaine et qui avait dû le quitter au cours d’un pogrom se faisait un devoir de profiter de chaque instant de la vie, de prendre plaisir aux choses les plus banales. Elle était persuadée que la seule chose que dieu – auquel elle ne croyait pas vraiment – ne pouvait pas pardonner, c’est qu’on ne profite pas de la beauté du monde qu’il avait créé. Je me souviens que, déjà très malade et nous reconnaissant à peine dans son lit, ma mère avait noté qu’elle avait la peau des mains sèche, et lui avait mis un peu de crème hydratante. Je me souviens encore comment elle s’était frotté les mains puis les avais portées à son nez pour respirer l’odeur de la crème. Je ne peux vous décrire le regard de bonheur qu’elle avait à ce moment-là. C’était une personne qui était heureuse de tout et des petits riens. Et ne croyez pas qu’elle était égoïste : au contraire, elle prenait un énorme plaisir à s’occuper des autres. Mais je crois ne jamais l’avoir vu triste ou déprimée. Mais elle vivait totalement dans le présent et pour le présent. Personne n’incarnait aussi bien la formule de Keynes « à long terme, on est tous morts ».

              [« Comme je vous le disais, j’hérite d’une culture qui a su maintenir sa spécificité pendant des siècles, en résistant à la pression d’une « pensée dominante » qui lui était hostile, mais sans vivre pour autant en vase clos. C’est donc possible. » Non ce n’est pas possible. La culture que vous évoquez est un cas presque unique dans l’histoire]

              Même s’il était unique, il suffirait à prouver que c’est possible. Cela étant dit, votre point est juste : les paramètres qui ont permis cette conservation ne sont pas évidents à réunir, et les cas de peuples qui ont réussi à garder une spécificité tout en se fondant dans les pays d’accueil sont très rares.

              [De ce point de vue, la France a une faiblesse supplémentaire : sa civilisation est étroitement liée à l’État. La culture française est, et a toujours été, très élitiste et, contrairement à d’autres pays, d’autres nations, il n’y a pas de véritable « culture populaire » en France, et quand elle existe, elle est méprisée et n’a que peu de rapport avec la « grande » culture.]

              Je suis à 100% en désaccord avec vous. Non pas sur la question de l’Etat, puisqu’il est évident que la France s’est construite autour de l’Etat, qui a été le grand brasseur de cultures qui à la base étaient régionales. Mais sur la question de « l’élitisme » je ne peux que m’inscrire en faux, et j’ai sur vous l’avantage d’avoir vécu longtemps à l’étranger. Dans les pays anglosaxons, la distance entre la culture populaire et la « grande » culture est bien plus importante que chez nous. En France, quiconque a fait une scolarité complète sait qui est Voltaire ou Rousseau. Un dirigeant ouvrier peut citer Hugo ou Aragon, et son publique sait immédiatement de quoi il parle. En Angleterre, en dehors de Shakespeare et de la Bible, il n’y a guère de culture commune. On ne parle même pas la même langue ! Et je ne vous parle même pas des Etats-Unis.

              Parce que chez nous la culture est une affaire d’Etat, il y a un effet d’uniformisation, de « socle commun », qui est beaucoup plus fort que chez nos voisins. On n’imaginerait même pas de mettre une épreuve de philosophie obligatoire dans le secondaire américain ou britannique… un ami anglais me disait d’ailleurs sa surprise de constater qu’un chauffeur de taxi pouvait avoir dans le siège avant un exemplaire du « traité de la tolérance » de Voltaire.

              C’est pourquoi la distinction chez nous entre « culture populaire » et « grande culture » n’est pas aussi forte qu’ailleurs. Prenez une Edith Piaf, un Georges Brassens, un Jean Ferrat, et même une Barbara. S’agit-il de « culture populaire » ou de « grande culture » ? Si vous lisez les textes de Brassens, vous trouvez des références grecques et latines, des chansons sur des poèmes de Victor Hugo ou de Villon…

              [C’est l’héritage de Louis XIV : la création des académies et la concentration de la production culturelle à l’ombre de la Cour, phénomène accentué par Napoléon. Ce modèle a des vertus. Mais que l’État périclite et que les élites renoncent à leur « mission civilisatrice » (et je veux dire à l’adresse des populations « de souche », il n’y a aucun relent colonialiste dans mon propos), et c’en est fait de notre civilisation.]

              Ce modèle a effectivement d’énormes vertus, mais repose comme vous le dites sur un Etat fort qui se fasse le gardien et le diffuseur de la culture. Or, et c’était là mon point, on revient sur cette idée vers une vision plus « anglosaxonne » d’une élite qui conserve jalousement le patrimoine culturel en se le réservant, et une plèbe à qui on enseigne juste ce dont elle a besoin pour aller travailler. C’est d’ailleurs pour cela qu’on n’assimile plus : les étrangers qui arrivent chez nous ne retrouvent plus, comme c’était le cas auparavant, une culture forte qui s’imposait à eux, mais au contraire un désert culturel.

              [Les droits de l’homme et les « valeurs de la République » constituent un socle beaucoup trop mince pour fonder une identité culturelle.]

              Je suis tout à fait d’accord. Il faut aussi un cadre, un récit, une sociabilité commune.

              [Je ne dis pas que ce soit indispensable, bien au contraire. Je dis que le désir de faire partie d’un groupe et de partager les codes culturels de sa classe d’âge, ça existe. Certains tolèrent d’être marginalisés.]

              C’est une question très ambiguë. L’adolescent a besoin à la fois de se fondre dans le groupe et d’être différent. Vous avez certainement beaucoup plus d’occasions que moi de les observer, mais ce que je vois – et mes propres souvenirs – montrent une oscillation permanente entre l’envie d’être comme tout le monde, et celle de marquer une différence. La différence peut aboutir à la marginalisation, certes, mais elle aboutit souvent aussi à l’admiration ou l’imitation.

              [« Le groupe des « fachos spécistes, carnistes et franchouillards » sera bien plus homogène, vous ressemblera bien plus que la nation… » Que voulez-vous, la nation est un mot magique, chargée d’une symbolique à nul autre pareil. Pour la nation – ou pour l’idée qu’on s’en fait – on peut envisager des sacrifices qui sont impensables pour le groupe de « fachos spécistes, carnistes et franchouillards » quand bien même ce dernier peut apporter un réconfort que je ne mésestime pas.]

              Bien sûr. Les membres du groupe des « fachos spécistes, carnistes et franchouillards » n’est solidaire avec vous qu’à certaines conditions – en particulier, que vous soyez spéciste, carniste et franchouillard comme eux. Les membres d’une même nation sont solidaires entre eux inconditionnellement. Cela apporte une sécurité et un réconfort dont le seul équivalent est peut-être celui de la famille.

              [« Et ce sont ces élites qui gardent jalousement pour elles la culture classique. » Mais là se pose une autre question : qu’en est-il de ceux qui sont attachés à la culture classique mais qui ne font pas partie des élites à proprement parler ? Vous allez sans doute me reprocher de rapporter ce vaste débat à ma petite situation personnelle, mais je suis bien obligé de me poser la question : qui suis-je (socialement parlant) ? Quelle est ma position dans la société ?]

              Je ne vais pas vous le reprocher, parce que dans cette question votre cas est plus un exemple qu’un cas unique. Oui, le rétrécissement de ceux à qui on permet d’accéder au grand patrimoine culturel laissera des gens sur le carreau. Une partie des jeunes des classes intermédiaires et populaires dont les parents avaient accès à une culture classique, n’en auront pas accès eux-mêmes. Même si dans tel ou tel cas individuel l’effort de transmission des parents peut suppléer à l’abêtissement de l’école ou les médias, statistiquement ce sera comme cela. On peut parler d’un véritable « déclassement culturel » qui nous ramène au début du XXème siècle, avant que l’idéologie de la diffusion culturelle et l’éducation populaire s’impose.

              [Dans la ville moyenne de province où j’habite, je fais probablement partie du tiers, peut-être même du quart de la population ayant les plus hauts revenus – je suis au-dessus du salaire médian, dans une zone qui n’est pas très dynamique économiquement. Est-ce que pour autant je fais partie des « élites » ? Je n’ai pas l’impression d’être un notable, ce que certains collègues lancés en politique sont – peut-être en partie – devenus. Mon capital est purement immatériel : il s’agit de la connaissance d’une partie de la « culture classique » que vous évoquez. Je ne dispose pas véritablement de réseaux : par exemple je ne connais pas de chefs d’entreprises ou de cadres de l’administration publique en-dehors de mon propre service. Alors ? Est-ce que j’appartiens à une « élite partielle », une « semi-élite »? Quelle est exactement ma position ? J’ai le savoir et un niveau de vie confortable, et en même temps je ne suis pas en position de prendre des décisions qui impactent la collectivité, même locale.]

              J’aurais tendance à dire que vous appartenez à l’élite locale. Même si par choix personnel vous ne vous êtes pas lancé en politique, que vous ne cultivez pas de réseaux d’intérêt, vous auriez les instruments intellectuels – ce capital immatériel auquel vous faites référence – et matériels pour le faire.

              [Et si je n’appartiens pas aux élites, quel est l’avenir des gens comme moi, qui se situent dans un entre-deux et qui doivent leur position sociale à la « culture classique », si cette dernière est de plus en plus « jalousement » réservée à une petite minorité privilégiée comme vous le laissez entendre ? Sommes-nous condamnés à terme à être rejetés en bas de l’échelle sociale ?]

              Ne confondons pas l’échelle sociale et l’échelle culturelle. Même si elles se recouvrent, elles ne s’identifient pas. Est-ce que la perte de cet accès à la culture classique condamne les enfants des gens comme vous à gagner moins d’argent que vous ? C’est très loin d’être évident. Ils ne feront plus de latin ou de grec, ils ne sauront pas qui est Antigone ou Horace, mais ils feront du marketing ou de la communication et gagneront trois fois plus que vous et en prime fréquenteront des gens importants. Ils ne feront plus partie de « l’élite » – si l’on se réfère à une élite fondée sur le mérite et le savoir – mais ne seront pas déclassés pour autant.

              [Je pense que ces questions doivent agiter une partie des strates inférieures des « classes intermédiaires ». Bien sûr, il y a d’autres aspects qui entrent en ligne de compte comme le fait de travailler dans le public ou dans le privé, le fait d’avoir une formation plutôt littéraire ou plutôt scientifique, le degré d’implantation locale (familiale par exemple), etc. Mais, pour quelqu’un comme moi, l’évolution de la société induite par l’alliance entre les « classes intermédiaires » et la bourgeoisie n’a rien, strictement rien de rassurant. Outre l’insécurité culturelle sur laquelle je ne reviens pas, je vois poindre à l’horizon la menace du déclassement, sinon pour moi, du moins pour mes enfants.]

              Je pense que votre problème est plutôt celui de l’insécurité culturelle. Je ne doute pas que le patrimoine que vous transmettrez à vos enfants leur permettra de se maintenir dans les classes intermédiaires en termes de revenu, et peut-être même de monter d’un cran. Mais il y a un risque, comme je l’ai dit plus haut, qu’ils ne partagent pas avec vous les mêmes références culturelles, que cette « grande culture » qui est si importante pour vous – et pour moi – ne présente pour eux qu’un intérêt secondaire.

              Votre cas n’est pas unique. J’ai beaucoup d’amis qui ont fait de brillantes études, passé des concours difficiles, qui dominent tous les ressorts de la culture classique… et qui ont des enfants dont le but dans la vie est de faire une école de commerce et gagner beaucoup d’argent pour pouvoir se payer des vacances de luxe aux Seychelles. Oui, pour eux c’est une tragédie qu’ils vivent comme un déclassement culturel, mais en termes de classe leurs enfants ne courent guère de risque d’être déclassés.

              [La mondialisation, la déliquescence de l’État ne font pas du tout mes affaires, puisque la méritocratie, la logique des concours a jusqu’à présent permis à des gens comme moi, sans réseau particulier, sans carnet d’adresses, d’accéder à des carrières honorables.]

              Tout à fait. C’est ce mécanisme qui permettait une forme de promotion sociale à travers la promotion culturelle qui risque de disparaître. Et le risque n’est pas nul pour les gens comme vous et moi qu’il s’accompagne d’un déclassement social. Mais c’est un risque, et non une certitude. J’aurais tendance à dire qu’il y a deux phénomènes, celui du déclassement culturel, celui du déclassement social, et que même s’il y a une dialectique entre les deux, il ne faut pas les confondre. Aujourd’hui, le déclassement culturel touche l’ensemble de la société, en dehors d’une toute petite élite. Le déclassement social ne touche pour le moment que les couches populaires, et une toute petite parte des classes intermédiaires.

              [« Ce problème-là, vous ne l’arrangez pas avec de l’immigration. » Cela se discute : à l’hôpital ou à la clinique près de chez moi, beaucoup de médecins, notamment des spécialistes, sont originaires d’Europe de l’Est ou d’Afrique subsaharienne (dans une moindre mesure du monde arabe). On peut aussi faire venir des immigrés qualifiés, et pas seulement des techniciens de surface ou des livreurs Uber-eats, et on ne s’en prive pas.]

              Oui, mais on voit bien que ce mécanisme n’est que conjoncturel. Les pays en question ne vont pas investir pour former des médecins ou des travailleurs qualifiés pour ensuite se les faire piquer par les pays développés. La conjoncture de la chute du mur a permis de bénéficier d’une main d’œuvre bien formée – merci le socialisme – et qui trouvait des meilleures rémunérations à l’ouest. Mais cette source se tarira tôt ou tard.

              [Je n’ai pas dit que les paysans n’étaient pas angoissés. J’ai dit que le prélèvement pour les sacrifices n’était pas exorbitant, nuance. En Mésopotamie, les prébendes des temples se négocient, y compris de manière héréditaire, et ne concernent pas que des notables, mais aussi des paysans « aisés ». Vouloir rendre héréditaire des fonctions et des revenus, c’est postuler qu’a priori le monde ne va pas disparaître demain…]

              Je ne suis pas persuadé qu’on puisse tirer cette conclusion. La vision du monde des peuples antiques – mais c’est aussi vrai pour le moyen-âge – nous est difficilement compréhensible. En quoi croyaient-ils vraiment ? Les paysans de l’an mille croyaient-ils vraiment à la proximité du jugement dernier ? En avaient-ils vraiment peur ? Tout ce qu’on sait, c’est que le paysan mésopotamien, égyptien ou médiéval étaient prêts à sacrifier une partie importante de leur revenu pour entretenir un appareil religieux censé l’assurer contre tout désagrément d’origine divine. Je pense que l’importance de ce sacrifice donne une idée de leur niveau d’angoisse…

              [Bien sûr, leur religion est fondée sur le geste, le rite, et non la foi. C’est une orthopraxie et non une orthodoxie, pour reprendre la distinction traditionnelle. Les Grecs anciens ne sont pas si éloignés des Juifs…]

              Précisément… en ce sens, ils étaient bien plus modernes que les autres peuples de leur époque. Chez eux, l’observance religieuse était moins une question de déplaire au dieu qu’une question d’ordre civil. Autrement dit, le non-respect du rite était vu comme le début de l’anarchie, de la remise en cause de l’ordre dans la cité. Ce n’est pas pour rien que juifs et grecs partagent une autre caractéristique: ils ont des dieux qui parlent, et avec qui on peut discuter et même négocier.

  10. Luc Laforets dit :

    Bonjour
    Merci de votre article que je partage volontiers.
    Pourtant, je ne partage pas votre ostracisme vis-à-vis de Wikipédia : Quel bonheur de disposer d’une encyclopédie (plusieurs si l’on lit dans différentes langues) ? N’est-ce-pas le rêve de Diderot et d’Alembert ?
    Wikipédia n’est certes pas une référence pour les travaux de recherches ou universitaires (sauf pour les aspects périphériques sans doute), mais de là à l’exclure comme vous semblez y appeler il y a plus qu’un pas…
    Cordialement
    Luc Laforets
    http://www.1P6R.org

    • Descartes dit :

      @ Luc Laforets

      [Pourtant, je ne partage pas votre ostracisme vis-à-vis de Wikipédia : Quel bonheur de disposer d’une encyclopédie (plusieurs si l’on lit dans différentes langues) ? N’est-ce-pas le rêve de Diderot et d’Alembert ?]

      Non. Diderot et D’Alembert rêvaient d’une encyclopédie dont les articles seraient écrits par des savants pour l’édification de ceux qui ne savent pas. Le problème de Wikipédia, c’est qu’il n’y a pas de contrôle qualité sur les articles. Et du coup, ils sont de qualité très variable : ceux qui sont strictement scientifiques sont généralement très bons, mais dès qu’il y a une question politique, on trouve à peu près n’importe quoi.

      [Wikipédia n’est certes pas une référence pour les travaux de recherches ou universitaires (sauf pour les aspects périphériques sans doute), mais de là à l’exclure comme vous semblez y appeler il y a plus qu’un pas…]

      Oui, je pense qu’il faut « l’exclure » de la liste des références. C’est une source d’information, mais elle n’est guère plus fiable que les journaux ou les réseaux sociaux.

      • bob dit :

        Il me semble que des comparatifs entre Wikipedia et les références Universalis ou Britannica montraient que Wikipedia faisait, en gros, aussi bien en terme de qualité, et ce quels que soient les domaines.

        • Descartes dit :

          @ bob

          [Il me semble que des comparatifs entre Wikipedia et les références Universalis ou Britannica montraient que Wikipedia faisait, en gros, aussi bien en terme de qualité, et ce quels que soient les domaines.]

          Pourriez-vous donner une référence de ces “comparatifs” ? Je pense par exemple à l’île de Porchesia, parfaitement imaginaire et qui pourtant à eu sa page pendant dix mois sur wikipédia. Je vois mal la Britannica faisant cette erreur. J’ajoute que la comparaison des articles de wikipédia en français et en anglais fournit un très grand nombre d’informations contradictoires. On peut donc conclure que l’une des deux au moins a tort!

          • bob dit :

            Une rapide recherche donne par exemple :
             
            A)
            Overall, Wikipedia ‘s accuracy rate was 80 percent compared with 95‐96 percent accuracy within the other sources. This study does support the claim that Wikipedia is less reliable than other reference resources.
            https://www.researchgate.net/publication/249362832_Comparison_of_Wikipedia_and_other_encyclopedias_for_accuracy_breadth_and_depth_in_historical_articles
             
            B)
            «Le site Wikipedia est une source d’information aussi valable que la vénérable encyclopédie Britannica», assure l’hebdomadaire scientifique international Nature, en se basant sur les résultats d’une enquête comparative qu’il a menée.
             
            https://www.zdnet.fr/actualites/wikipedia-presque-aussi-fiable-que-britannica-39296098.htm

            • Descartes dit :

              @ bob

              [A) Overall, Wikipedia ‘s accuracy rate was 80 percent compared with 95‐96 percent accuracy within the other sources. This study does support the claim that Wikipedia is less reliable than other reference resources.]

              Cette référence dit exactement le contraire de ce que vous souteniez. Je traduis: “cette étude soutient l’affirmation que wikipedia est moins fiable que d’autres sources de référence”

              [B) «Le site Wikipedia est une source d’information aussi valable que la vénérable encyclopédie Britannica», assure l’hebdomadaire scientifique international Nature, en se basant sur les résultats d’une enquête comparative qu’il a menée.]

              L’enquête comparative en question contient un biais très important: elle a été faite sur des questions scientifiques très pointues, sujet sur lequel wikipedia est particulièrement bonne simplement parce que seuls les spécialistes s’amusent à écrire sur wikipedia les articles sur la théorie des cordes ou sur les questions abstruses de génétique. C’est sur les articles concernant des questions historiques, politiques ou littéraires qu’il y a le plus d’erreurs sur wikipédia. Par ailleurs, si l’on peut comparer les inexactitudes d’action, on peut difficilement evaluer les inexactitudes par ommission…

  11. seite dit :

    Moins qu’une réflexion quasi philosophique sur la curiosité, ce texte offre une indéniable dimension autobiographique celle d’un homme et quel homme ! si différent du commun des mortels, du vulgum pecus que l’on côtoie dans le métro.
    Ainsi cher Descartes, nous apprenons que vous étiez cadre , que vous aviez des collaborateurs, des amis qui travaillent au Conseil d’Etat, des parents détenteurs d’une bibliothèque où bien qu’ils fussent ignorants de l’anglais et /ou des mathématiques se trouvaient des ouvrages susceptibles d’alimenter votre insatiable curiosité d’enfant, peut-être même avez-vous tâté du grec, et j’en passe…
    Tout ceci explique sans doute le jugement désabusé et fort  critique que vous portez sur la jeunesse, sur les instituteurs, sur les voyageurs du métro incapables d’autre chose que de se vautrer dans la médiocrité.
    Jadis dites-vous, le peuple était prié de croire et interdit de savoir culturel, pourtant il y eut 1789, 1792, le pouvoir transféré à la Nation, la souveraineté populaire à l’œuvre et pour l’immense majorité de ces ignorants dépourvus selon vous de curiosité l’exigence d’une vie digne, l’exigence de justice et de liberté qui ne vont pas sans un accès possible à la satisfaction des besoins culturels.
    Et oui la culture et le savoir sont émancipateurs, oui encore la conscience vive de son insuffisance, de son infériorité supposée écrase le peuple comme le regard que les élites également supposées se croient autorisées à porter sur lui.
    Que lui reste-t-il alors pour pouvoir conquérir ce à quoi il a droit au nom de l’humanité ?

    • Descartes dit :

      @ seite

      [Moins qu’une réflexion quasi philosophique sur la curiosité, ce texte offre une indéniable dimension autobiographique celle d’un homme et quel homme ! si différent du commun des mortels, du vulgum pecus que l’on côtoie dans le métro.]

      Puisqu’on en est aux commentaires autobiographiques, je vais vous révéler un secret : cela fait très longtemps que je me fous éperdument d’être comme tout le monde. Et je ne me sens nullement obliger à cette sorte de modestie obligatoire qui vous contraint à déclarer au monde que vous n’êtes pas meilleur que les autres, sous peine de vous voir taxer d’arrogance. Je n’ai rien volé de ce que je suis, alors je ne me considère pas obligé à en avoir honte…

      Mon commentaire ne faisait que relever un fait objectif. Quand je monte dans un wagon du métro et je suis le seul à ne pas avoir un portable à la main, je dois me rendre à l’évidence : il y a quelque chose de différent chez moi. Et il n’y a pas que moi qui le remarque : l’autre jour, j’ai eu droit aux félicitations d’un autre passager parce que… j’étais le seul du wagon à lire un journal papier ! Est-ce que cela me rend meilleur ou pire que les autres ? Je n’en sais rien et à vrai dire, je m’en fous. Mais cela me rend certainement différent. Après, je laisse le lecteur tirer ses propres conclusions. Si vous pensez que la personne qui préfère regarder compulsivement un écran plutôt que les gens qui l’entourent est plus heureuse, plus riche, plus ouverte, c’est votre droit.

      [Ainsi cher Descartes, nous apprenons que vous étiez cadre, que vous aviez des collaborateurs, des amis qui travaillent au Conseil d’Etat, des parents détenteurs d’une bibliothèque où bien qu’ils fussent ignorants de l’anglais et /ou des mathématiques se trouvaient des ouvrages susceptibles d’alimenter votre insatiable curiosité d’enfant, peut-être même avez-vous tâté du grec, et j’en passe…
      Tout ceci explique sans doute le jugement désabusé et fort critique que vous portez sur la jeunesse, sur les instituteurs, sur les voyageurs du métro incapables d’autre chose que de se vautrer dans la médiocrité.]

      S’il vous plaît, ne plaquez pas sur les autres vos propres idées. Je n’ai pas parlé de « médiocrité ». J’ai évoqué un point bien précis, celui du manque de curiosité. Oui, je suis effaré du manque de curiosité de beaucoup de nos concitoyens, jeunes ou moins jeunes d’ailleurs. Mais c’est là un sentiment qui ne concerne que moi, parce que pour moi la curiosité est une qualité essentielle. Mais je ne me permets pas de jugement de valeur : si vous pensez qu’une société de gens sans curiosité est plus heureuse, plus efficace, plus agréable à vivre, c’est votre droit. Si vous pensez que ce manque de curiosité vous rend « médiocre », c’est là votre jugement et non le mien.

      Votre raisonnement est intéressant parce qu’il montre combien vous partagez finalement le jugement que vous m’attribuez pour me le reprocher. C’est vous, pas moi, qui qualifiez les voyageurs du métro qui ont le portable greffé à la main…

      [Jadis dites-vous, le peuple était prié de croire et interdit de savoir culturel, pourtant il y eut 1789, 1792, le pouvoir transféré à la Nation, la souveraineté populaire à l’œuvre et pour l’immense majorité de ces ignorants dépourvus selon vous de curiosité l’exigence d’une vie digne, l’exigence de justice et de liberté qui ne vont pas sans un accès possible à la satisfaction des besoins culturels.]

      Oui, jadis le peuple était prié – et le mot est faible – de croire et interdit de savoir (je ne sais pas ce que vous appelez « savoir culturel »). Le paysan, l’ouvrier, le bourgeois étaient encadrés par des institutions qui leur expliquait que l’ordre des choses était voulu par dieu et immuable, que chercher à s’élever au-dessus de sa condition, de percer les mystères que Dieu voulait cachés ou réservés aux « initiés » était un péché. Qu’on devait se résigner à son sort dans cette vallée de larmes et obéir à ses « supérieurs naturels » en comptant sur sa récompense dans l’au-delà. Et ceux qui n’acceptaient pas ce discours avaient de très sérieux ennuis.

      Vous parlez de 1789, mais avant 1789 il y eut Descartes, et surtout les Lumières et le projet encyclopédique. C’est-à-dire, l’idée d’un savoir d’abord laïcisé, puis accessible à tous. Et ces idées ont libéré une formidable curiosité. On s’est mis à expérimenter, puisque c’était l’observation et la confrontation avec la réalité et non plus le dogme qui devenait le seul critère de vérité. Et si on peut expérimenter en physique ou en botanique, pourquoi pas le faire en politique, par exemple, en essayant un gouvernement sans roi ?

      Mais vous parlez à ce propos de « ces ignorants dépourvus selon moi de curiosité ». Vous confondez ici deux choses très différents : l’ignorance et le manque de curiosité. Que les paysans du temps de Louis XVI fussent ignorants, c’est déjà discutable. Mais qu’est ce qui vous permet de dire qu’ils n’étaient pas curieux ?

      Car c’est vous qui le dites, et pas moi. Encore une fois, vous mettez des mots sous ma plume qui ne s’y trouvent pas. Je n’ai pas une seule fois utilisé le mot « ignorant », ni exprimé la moindre opinion sur « l’ignorance » de qui que ce soit, pas plus que n’ai écrit sur la curiosité des contemporains de Louis XVI. J’ai parlé de la curiosité de mes contemporains à moi.

      [Et oui la culture et le savoir sont émancipateurs, oui encore la conscience vive de son insuffisance, de son infériorité supposée écrase le peuple comme le regard que les élites également supposées se croient autorisées à porter sur lui.]

      Attendez… on ne peut « avoir conscience » de quelque chose qui n’existe pas. Si le peuple « a conscience » de son infériorité et de son insuffisance, alors celles-ci ne peuvent être « supposées », elles sont forcément réelles. Vous êtes en train de me dire qu’effectivement « le peuple » est « inférieur » et « insuffisant » en matière de culture et de savoir ? Soit. Partagez-vous personnellement cette « insuffisance » et cette « infériorité » avec lui ? Non ?

      Vous exprimez ici exactement le type de jugement que vous me reprochiez plus haut. La seule différence est que, moi, je n’ai jamais exprimé le moindre jugement de valeur. Je n’ai jamais dit que ceux qui tapotent sur leur téléphone fussent « inférieurs » ou « insuffisants » par rapport aux autres. Vous, par contre, vous venez de le dire…

      Sans vouloir vous offenser, je pense que vous êtes attrapé dans une contradiction très courante à gauche. D’un côté, vous savez bien que les « insuffisances » et les « infériorités » en question sont bien réelles, mais comme d’un autre côté il faut que le peuple ait toujours raison ne veut pas mettre des mauvaises notes au « peuple » pour ne pas avoir l’air de le mépriser, d’où le « supposées ». Soyons sérieux : si les « insuffisances » et les « infériorités » sont « supposées » et non réelles, à quoi bon développer l’éducation populaire ? On ne résout pas les problèmes dont on se refuse de reconnaître la réalité…

      [Que lui reste-t-il alors pour pouvoir conquérir ce à quoi il a droit au nom de l’humanité ?]

      Je ne sais pas. C’est quoi exactement « ce à quoi le peuple a droit au nom de l’humanité » ?

  12. Ainsi donc vous sacrifiez sans fard à la fierté de votre anglicisation, étonnant lorsqu’on songe à l’avantage de l’impérialisme linguistique, permettant, entre autre, aux étudiants anglophones d’économiser les heures et des efforts demandés aux non-anglophones.
    Mon épouse, professeur de Lettres Classiques, était la semaine passée à Rome où elle a reprit ses voyages après l’interruption Covid, elle en reviens atterrée par effondrement de l’ouverture d’esprit de ses élèves, pourtant parmi les meilleurs et ceux disposants d’un environnement matériel – culturel ! ?- des plus favorables. Dans les multiples vidéo publiées par les élèves aucune – aucune – ne montre un monument, un site, une œuvre, ou même une rue ! Pas davantage un paysage du voyage en car … les derniers fils nous rattachant à la culture classique, à notre culture nationale sont entrain de se rompre : les sociaux-libéraux-démocrates, post-modernes, et faibles devant les “novations sociales”, que personnellement je nomme “dingueries sociétales” sont en passe de réussir leur désir de tuer la France, d’en faire un grosse Suède alanguie. D’autres éléments d’analyse de cette déchirure nous renvoient plus à l’est, vers le Liban où l’on constate ce que devient un pays prospère et largement dominé par ses élites occidentales chrétiennes lorsque la population musulmane y devient majoritaire. Je sais que “Descartes” ne partage pas cette analyse, aussi revenons à la curiosité, si intiment liée à la densité humaine des individus, mais j’y ajouterai une autre qualité, encore plus rare chez nos élites actuelles : l’imagination.

    • Descartes dit :

      @ Gerard Couvert

      [Ainsi donc vous sacrifiez sans fard à la fierté de votre anglicisation, étonnant lorsqu’on songe à l’avantage de l’impérialisme linguistique, permettant, entre autre, aux étudiants anglophones d’économiser les heures et des efforts demandés aux non-anglophones.]

      Je n’ai pas bien compris cette remarque. A qui vous adressez-vous ?

      [Mon épouse, professeur de Lettres Classiques, était la semaine passée à Rome où elle a repris ses voyages après l’interruption Covid, elle en revient atterrée par effondrement de l’ouverture d’esprit de ses élèves, pourtant parmi les meilleurs et ceux disposants d’un environnement matériel – culturel ! ?- des plus favorables. Dans les multiples vidéos publiées par les élèves aucune – aucune – ne montre un monument, un site, une œuvre, ou même une rue ! Pas davantage un paysage du voyage en car…]

      Je suis curieux : que représentent ces vidéos ?

      [D’autres éléments d’analyse de cette déchirure nous renvoient plus à l’est, vers le Liban où l’on constate ce que devient un pays prospère et largement dominé par ses élites occidentales chrétiennes lorsque la population musulmane y devient majoritaire.]

      Les musulmans ont toujours été « majoritaires » au Liban. Déjà le recensement de 1932, qui excluait des régions musulmanes qui a l’époque n’étaient pas intégrées au Liban, donnait une balance 51% de chrétiens contre 49% pour les musulmans. Vous ne faites que transposer ici votre fantasme : si le pays « prospère » s’est effondré, c’est essentiellement suite aux interventions étrangères qui ont transposé le conflit israélo-syrio-palestinien. Les dirigeants de la communauté chrétienne ont commis l’erreur fatale de s’allier avec l’occupant israélien – il en a résulté Sabra et Chatila, mettant à terre le « pacte national » de 1943.

      [mais j’y ajouterai une autre qualité, encore plus rare chez nos élites actuelles : l’imagination.]

      Je suis tout à fait d’accord. Non seulement elles manquent d’imagination, mais elles la méprisent. Lorsqu’on discute d’une réforme, d’une nouvelle politique publique, il est inimaginable de proposer quelque chose qui n’ait pas été déjà essayée ailleurs. Comme si nous n’avions plus la capacité d’inventer quelque chose de nouveau…

      • cd dit :

        “: si le pays « prospère » s’est effondré, c’est essentiellement suite aux interventions étrangères qui ont transposé le conflit israélo-syrio-palestinien. Les dirigeants de la communauté chrétienne ont commis l’erreur fatale de s’allier avec l’occupant israélien – il en a résulté Sabra et Chatila, mettant à terre le « pacte national » de 1943.”
        Je pense pas que ca soit le probleme.
        Deja le liban etait un pays qui fonctionnait sur une base clanique et clienteliste bien avant 1948. Avec ce type de fonctionnement vous avez un pays dysfonctionnel. La grece ou chez nous la corse en sont des exemples (certes la corse n est pas un etat, mais si la corse n a pas sombree c est grace aux transferts de l etat)
        Ensuite si le Liban a finalement sombré, c est grace a la guerre civile qui a été causée par l incapacité des dirigeants libanais a faire ce qu on fait les jordaniens en 1970. Si les libanais avaient empeché les palestiniens de creer un etat dans l etat, il n y aurait pas eut de guerre civile (ou du moins pas de cette ampleur). En jordanie, les palestiens avait tenté de faire ce qu ils ont fait au liban. Les palestiniens avaient cree un etat dans l etat et meme entre de tuer le roi de jordanie. Mais celui ci avait fini par reagir energiquement (et de facon non droit de l hommiste) en rasant les camps palestinien avec de l artillerie. Les palestiniens se sont alors repliés vers le liban avec le resultat que l on connait
         

        • Descartes dit :

          @ cd

          [Déjà le Liban était un pays qui fonctionnait sur une base clanique et clientéliste bien avant 1948. Avec ce type de fonctionnement vous avez un pays dysfonctionnel. La Grèce ou chez nous la corse en sont des exemples (certes la corse n’est pas un état, mais si la corse n’a pas sombré c’est grâce aux transferts de l’état)]

          Je ne pense pas qu’on puisse comparer. Le fait est que le Liban, tout clanique qu’il était, a très bien réussi économiquement jusqu’aux années 1970, ce qui n’était le cas ni de la Corse, ni de la Grèce. Parce qu’il y a clanisme et clanisme. Le clanisme communautaire à la libanaise permettait une forme de développement et de redistribution qui avait son efficacité.

          [Ensuite si le Liban a finalement sombré, c’est grâce à la guerre civile qui a été causée par l’incapacité des dirigeants libanais à faire ce qu’on fait les jordaniens en 1970. Si les libanais avaient empêché les palestiniens de créer un état dans l’état, il n’y aurait pas eu de guerre civile (ou du moins pas de cette ampleur).]

          De la même manière, on pourrait dire que sans la création de l’Etat d’Israel, il n’y aurait pas eu de réfugiés palestiniens au Liban, et la guerre civile n’aurait pas eu lieu… ce genre de raisonnement permet finalement de rejeter la responsabilité des problèmes sur la communauté de votre choix. Vous noterez par ailleurs que c’est suite au « septembre noir » jordanien que les militants palestiniens ont été obligés de se réfugier… au Liban !

          [En Jordanie, les Palestiens avaient tenté de faire ce qu’ils ont fait au Liban.]

          C’est-à-dire, continuer la lutte pour la libération de leur pays ? Salauds de Palestiniens !

          • cdg dit :

            “Le fait est que le Liban, tout clanique qu’il était, a très bien réussi économiquement jusqu’aux années 1970, ce qui n’était le cas ni de la Corse, ni de la Grèce. Parce qu’il y a clanisme et clanisme. Le clanisme communautaire à la libanaise permettait une forme de développement et de redistribution qui avait son efficacité”
            Le clanisme et le clientelisme sont toujours au final socif car ils reviennet a privilegier un incompetant mais qui appartient au clan et a penaliser un competant qui lui y appartient pas.
            Et dans le cas du liban, ca  a exarcerbé des tensions car les chretiens etaient de moins en moins nombreux en %. donc si vous avez une redistribution uniquement dans votre “clan” vous allez frustrer une partie de plus en plus grande de votre population.
            {[En Jordanie, les Palestiens avaient tenté de faire ce qu’ils ont fait au Liban.]
            C’est-à-dire, continuer la lutte pour la libération de leur pays ? Salauds de Palestiniens !}
            Je voulais dire creer un etat dans l etat, avec leur propre armee, lever leurs impots … Un peu comme si la france aurait tolere en 45 que les republicains espagnols s installent avec leurs armes a la frontiere pour mener des actions contre franco, controlent des douanes et refusent l autorite de la france. et pourtant c etait des gens qui s etaient battus au coté des dirigeants de la france en 45
            Comme vous le dites souvent, il y a une raison d etat. l interet de la france a l epoque (ou du liban en 70) n etait pas de maintenir une guerre larvee avec son voisin. donc ceux qui on ofrrait asile devait le comprendre ets avoir jusqu ou il pouvait aller

            • Descartes dit :

              @ cdg

              [« Le fait est que le Liban, tout clanique qu’il était, a très bien réussi économiquement jusqu’aux années 1970, ce qui n’était le cas ni de la Corse, ni de la Grèce. Parce qu’il y a clanisme et clanisme. Le clanisme communautaire à la libanaise permettait une forme de développement et de redistribution qui avait son efficacité » Le clanisme et le clientélisme sont toujours au final nocifs car ils reviennent à privilégier un incompétent mais qui appartient au clan et a pénaliser un compétant qui lui y appartient pas.]

              Ni plus ni moins que l’héritage, qui a exactement le même effet. Lorsque Arnaud Lagardère hérite l’empire de son père, il y avait certainement des gens bien plus compétents que lui pour prendre les rênes de l’entreprise. En fait, toute logique autre que la méritocratie pure aboutit à ce résultat. Et pourtant, dans notre monde capitaliste les méritocraties sont extrêmement rares… pour ne pas dire inexistantes.

              [Et dans le cas du Liban, ça a exacerbé des tensions car les chrétiens étaient de moins en moins nombreux en %. Donc si vous avez une redistribution uniquement dans votre “clan” vous allez frustrer une partie de plus en plus grande de votre population.]

              Autrement dit, le problème n’est pas que les chrétiens étaient de moins en moins nombreux, mais qu’ils étaient de moins en moins prêts à partager en dehors de leur communauté. J’ai bien compris ?

              [« C’est-à-dire, continuer la lutte pour la libération de leur pays ? Salauds de Palestiniens ! » Je voulais dire créer un état dans l’état, avec leur propre armée, lever leurs impôts … Un peu comme si la France aurait toléré en 45 que les républicains espagnols s’installent avec leurs armes à la frontière pour mener des actions contre franco, contrôlent des douanes et refusent l’autorité de la France.]

              Ou comme si la Grande Bretagne avait toléré en 1940 qu’un général français s’y installe avec ses troupes pour mener des actions contre le régime de Vichy et refusent de se soumettre à l’autorité du gouvernement britannique ? La situation des palestiniens en Jordanie ressemblait plus à la France Libre de 1940 qu’à l’exemple que vous citez. Il est vrai que les palestiniens étaient beaucoup plus nombreux…

              [Comme vous le dites souvent, il y a une raison d’état. L’intérêt de la France a l’époque (ou du Liban en 70) n’était pas de maintenir une guerre larvée avec son voisin.]

              « L’intérêt de la France » ? Vous rigolez… si le gouvernement français n’a rien fait pour gêner Franco, ce n’est pas parce que c’était « l’intérêt de la France », mais parce que c’était l’intérêt des couches dominantes, engagées dans la guerre froide et pour lesquelles Franco était un allié précieux. Si à la place du régime franquiste il y avait eu en Espagne un régime communiste, la France n’aurait pas hésité à héberger les réfugiés de droite et à fermer les yeux sur des activités y compris armées. Comme l’ont d’ailleurs fait d’autres pays occidentaux, dont l’Allemagne, qui a hébergé par exemple après 1945 les activités de l’OUN dirigé par Stepan Bandera, dont l’objectif était de monter des attaques terroristes dans l’Ukraine soviétique, ou le soutien des émigrés des pays baltes en Grande Bretagne au mouvement des “frères de la forêt”…

              Je vois mal quel était « l’intérêt de la France » à soutenir le régime franquiste… peut-être pourriez-vous éclairer ma lanterne ?

              Quant au Liban, je ne sais pas quel était « l’intérêt du Liban » dans l’affaire. Je ne sais même pas si l’on peut, pour un état « communautaire » parler d’un « intérêt du Liban » indépendant des intérêts de l’une ou l’autre communauté.

            • delendaesteu dit :

              #Ou comme si la Grande Bretagne avait toléré en 1940 qu’un général français s’y installe avec ses troupes#
              Je pense que votre exemple est mal choisi, en effet’ en 1940 l’Angleterre est en guerre contre l’Allemagne,  en a donc intérêt à soutenir un général qui appelle à continuer le combat contre cette dernière. 
              Alors , qu’en 45, l’Espagne est le cadet des soucis du gouvernement français.  
              Je saute du coq à l’âne,  qu’avez-vous pensé du résultat de la partielle de l’Ariège ?. Un front anti nupes  comme le pense Raffarin ?
               
               
               

            • Descartes dit :

              @ delendaesteu

              [“Ou comme si la Grande Bretagne avait toléré en 1940 qu’un général français s’y installe avec ses troupes” Je pense que votre exemple est mal choisi, en effet’ en 1940 l’Angleterre est en guerre contre l’Allemagne, en a donc intérêt à soutenir un général qui appelle à continuer le combat contre cette dernière.]

              En 1970, lors du “Septembre noir”, la Jordanie était en guerre avec Israel, et avait donc tout intérêt à soutenir un dirigeant palestinien qui appelait à continuer la guerre contre ce pays. Mon exemple est donc très bien choisi…

              [Alors, qu’en 45, l’Espagne est le cadet des soucis du gouvernement français.]

              Il est tout de même remarquable comment les “démocraties occidentales”, si sensibles aux droits de l’homme de l’autre côté du rideau de fer, aient permis à Franco et à Salazar de continuer au pouvoir après 1945. Ca ne vous étonne pas ?

              [Je saute du coq à l’âne, qu’avez-vous pensé du résultat de la partielle de l’Ariège ?. Un front anti-nupes comme le pense Raffarin ?]

              Je dirais que c’est là un grand classique. Pendant des années les “barons” du PS ont fait élire leurs candidats contre les candidats communistes avec l’appoint des voix de droite. Y compris en maintenant leurs candidats contre le communiste arrivé en tête. Aujourd’hui ils font le même coup avec LFI.

      • Vos chiffres sur le rapport des religions au Liban contredisent les avis majoritaires, et la constitution même du pays.
        Je n’entrerai pas dans un débat sur la politique d’Israël mais comment ne pas voir que les Palestiniens ont rompu les équilibres précaires tant démographiques, qu’économiques et bien sur politiques. Cette importation du conflit est due aux camps et à l’abandon de ceux-ci aux forces islamiques.
        Bien que n’étant pas chrétien je ne peux que m’alarmer de l’épuration religieuse exercée par les musulmans à l’encontre des chrétiens. Ce n’est d’ailleurs ni propre au Liban ou au moyen-orient mais bien partout et tout le temps.
        Entre fantasme et déni je ne sais lequel est le plus préjudiciable à la manifestation de la vérité …
        Les vidéo des élèves montrent essentiellement des garçons sautant sur les lits et se vantant de les briser, des filles tortillant des fesses et se plaignant de la nourriture, très peu de singeries de professeurs ; pas un mot, ni même une critique sur l’Italie ou Rome. Mais j’ai été abusif en disant qu’on ne voit pas de monument, on aperçoit le Colisée et une gamine qui dit “on a fait tout ce voyage pour ça ?”
        […il est inimaginable de proposer quelque chose qui n’ait pas été déjà essayée ailleurs.]
        Ceci implique le “tropisme anglo-saxon”; avec par exemple l’obligation de l’externalisation qui fait des ravages, avec au bout, par exemple,  l’incapacité de produire des munitions, la pratiques de recourir à des Cabinets d’Audits ou au stockage distant des données numériques qui est une bombe à venir.
         
        PS je suis, hélas, mauvais en grammaire, mais faut-il  un ‘e’ à “essayée” ?

        • Descartes dit :

          @ Gérard Couvert

          [Vos chiffres sur le rapport des religions au Liban contredisent les avis majoritaires, et la constitution même du pays.]

          Pourriez-vous être un peu plus explicite ? A quels « avis majoritaires » faites-vous référence ? Et quel rapport avec la constitution libanaise ?

          [Je n’entrerai pas dans un débat sur la politique d’Israël mais comment ne pas voir que les Palestiniens ont rompu les équilibres précaires tant démographiques, qu’économiques et bien sûr politiques. Cette importation du conflit est due aux camps et à l’abandon de ceux-ci aux forces islamiques.]

          Oui, enfin, les camps ne sont pas apparus par miracle ou par volonté divine. Ils sont le résultat des choix politiques israéliens, et en particulier celui de procéder au nettoyage ethnique – appelons les choses par leur nom – en 1948. Sans quoi les palestiniens vivraient aujourd’hui sur leurs terres en Israël, et la question des camps ne se poserait pas. Dire dans ces conditions que « les Palestiniens ont rompu les équilibres », comme si la rupture dépendait de leur volonté, me paraît pour le moins abusif. Dire que l’expulsion des palestiniens d’Israël a déstabilisé les pays voisins me paraît bien plus conforme à la réalité.

          [Bien que n’étant pas chrétien je ne peux que m’alarmer de l’épuration religieuse exercée par les musulmans à l’encontre des chrétiens. Ce n’est d’ailleurs ni propre au Liban ou au moyen-orient mais bien partout et tout le temps.]

          Au Liban, « l’épuration religieuse » va plutôt dans le sens inverse. Ce sont les milices chrétiennes qui ont massacré des musulmans à Sabra et Chatila, si ma mémoire ne me trompe pas, et pas l’inverse. Je ne connais pas d’évènement comparable où les musulmans aient massacré les chrétiens au Liban. Peut-être pourriez-vous éclairer ma lanterne ?

          [Entre fantasme et déni je ne sais lequel est le plus préjudiciable à la manifestation de la vérité …]

          Les deux me paraissent également dangereux.

          [Les vidéo des élèves montrent essentiellement des garçons sautant sur les lits et se vantant de les briser, des filles tortillant des fesses et se plaignant de la nourriture, très peu de singeries de professeurs ; pas un mot, ni même une critique sur l’Italie ou Rome. Mais j’ai été abusif en disant qu’on ne voit pas de monument, on aperçoit le Colisée et une gamine qui dit “on a fait tout ce voyage pour ça ?”]

          La réponse était prévisible, malheureusement, mais je voulais être sûr. Cela illustre un peu le propos de mon article : les « nouvelles sociabilités » fabriquent une génération qui n’a guère de curiosité, parce qu’elle n’a guère de capacité d’émerveillement. Voir le Colisée et se dire « tout ce voyage pour ça », c’est assez symptomatique.

          [« …il est inimaginable de proposer quelque chose qui n’ait pas été déjà essayée ailleurs. » Ceci implique le “tropisme anglo-saxon”; avec par exemple l’obligation de l’externalisation qui fait des ravages, avec au bout, par exemple, l’incapacité de produire des munitions, la pratiques de recourir à des Cabinets d’Audits ou au stockage distant des données numériques qui est une bombe à venir.]

          Je ne lierai pas les deux choses. L’appel aux cabinets d’audit ou au stockage distant est une question d’économie, la tentation d’aller vers le « low cost ». Il est moins cher d’appeler des consultants à la rescousse pour rédiger un texte plutôt que d’avoir un corps de fonctionnaires capable de le faire. Bien sur, le résultat n’est pas le même. Mais si l’on préfère acheter pas cher une chemisette chinoise qui dure deux lavages plutôt qu’une de fabrication française, plus chère, qui dure des années, pourquoi voulez-vous qu’on recherche la qualité plutôt que le prix ailleurs ?

          Je vois dans cette obsession du « benchmarking » et d’importer des idées ailleurs une forme de la « haine de soi », une maladie historiquement très française. Nous avons finalement plus confiance dans les pédagogues, les ingénieurs, les juristes allemands ou américains que dans les nôtres. C’est cette idée bizarre de nos élites qu’on ne peut rien faire de bien en France, que tout ce qui est bien se fait ailleurs. Une posture curieuse, puisqu’un tel raisonnement conduit à se demander à quoi servent finalement nos élites…

          [PS je suis, hélas, mauvais en grammaire, mais faut-il un ‘e’ à “essayée” ?]

          Dans la mesure où ce qui est « essayé » est féminin (une « chose »), je pense que oui. Mais je ne suis pas très bon en grammaire non plus. Peut-être que quelque commentateur a une idée ?

          • Gugus69 dit :

            Eh bien voici ce qu’en dit l’Académie française :
             
            La locution pronominale indéfinie quelque chose a une valeur de neutre, bien qu’elle soit formée à partir du nom féminin chose. Le neutre, en français, prend les formes du genre non marqué, c’est-à-dire du masculin. Les adjectifs qui se rapportent à cette locution sont donc au masculin et l’on dit quelque chose de beau et non quelque chose de belle. Cette règle est le plus souvent respectée quand l’adjectif qui qualifie quelque chose a des formes phonétiquement différentes au masculin et au féminin, comme les couples bon / bonne, nouveau / nouvelle, grand / grande. Mais quand la prononciation de ces adjectifs est la même au masculin et au féminin, on constate que ceux-ci sont parfois incorrectement orthographiés. Rappelons donc que l’on écrit quelque chose de spécial et non quelque chose de spéciale.

            • Descartes dit :

              @ Gugus69

              [La locution pronominale indéfinie quelque chose a une valeur de neutre, bien qu’elle soit formée à partir du nom féminin chose.]

              Merci!

  13. Geo dit :

    @Descartes
    En ce sens, la formule marxienne « prolétaires du monde unissez-vous, vous n’avez à perdre que vos chaînes » est souvent lue dans un sens gauchiste, comme si l’homme ne vivait que pour la politique… non, chaque homme ou presque a quelque chose à perdre !
    En ce sens le gauchisme est le discours de ceux qui entendent manœuvrer les esclaves dans leur révolte éventuelle. Les successeurs putatifs du maitre. (Je ne connais pas assez les textes pour savoir s’il faut en accuser Marx lui-même.) Raison pour laquelle l’esclave où prétendu tel se méfie autant voir plus du révolutionnaire que du maitre. Il est difficile d’ignorer qu’on a une vie à perdre. C’est le maitre qui aime penser qu’il doit son pouvoir à son mépris de la vie sans liberté et non à une position largement héritée.

    • Descartes dit :

      @ Geo

      [En ce sens le gauchisme est le discours de ceux qui entendent manœuvrer les esclaves dans leur révolte éventuelle.]

      Tout à fait. Comme disait une chanson anti-gauchiste de ma jeunesse :

      Quand nous ferons la révolution
      Et ferons parler le fusil et le canon
      Nous regarderons l’ouvrier se battre
      De loin et à la télévision.

      Mais pour pousser l’ouvrier à se battre sans se sentir coupable, il faut le convaincre – et au passage, se convaincre – que dans ce combat il a tout à gagner et rien à perdre. D’où le discours misérabiliste des gauchistes. A les entendre, on comprend mal pourquoi les prolétaires ne se suicident pas tout de suite, puisque leur vie ne vaut vraiment pas la peine d’être vécue. Le contraste est flagrant avec le discours communiste, qui au contraire insiste sur le caractère merveilleux de la vie. Pensez à la chanson de Ferrat « c’est beau la vie »… ou même « ma môme »…

      [Les successeurs putatifs du maitre. (Je ne connais pas assez les textes pour savoir s’il faut en accuser Marx lui-même.)]

      Il ne faut pas oublier que Marx écrit cette formule au milieu du XIXème siècle, alors que la misère ouvrière est terrifiante. Un siècle de luttes ouvrières n’ont pas été en vain, et la condition ouvrière en Europe occidentale n’est plus tout à fait la même. C’est là d’ailleurs un autre point de discorde entre communistes et gauchistes. Pour les gauchistes, les gains des luttes ouvrières ne valent rien puisque la classe ouvrière est toujours exploitée. C’est la révolution ou rien. Pour les communistes, au contraire, chaque gain compte et doit être préservé.

      Ajoutons que la formule de Marx est en général mal citée. Marx ne dit jamais aux prolétaires « vous n’avez à perdre que vos chaînes » en général. Il dit que les prolétaires n’ont « à perdre que leurs chaînes » DANS UNE REVOLUTION COMMUNISTE, ce qui est quand même beaucoup plus restrictif. La citation exacte : « Que les classes dirigeantes tremblent à l’idée d’une révolution communiste ! Les prolétaires n’y ont rien à perdre que leurs chaînes. Ils ont un monde à y gagner ».

      [Raison pour laquelle l’esclave où prétendu tel se méfie autant voir plus du révolutionnaire que du maitre. Il est difficile d’ignorer qu’on a une vie à perdre.]

      Tout à fait. C’est pourquoi j’ai toujours été en désaccord avec ceux qui à gauche s’imaginent que la colère peut pousser les gens à faire des révolutions. Un projet révolutionnaire n’a de chances que s’il se place dans une perspective réaliste et crédible, que s’il arrive à convaincre que ce qu’on perd – car une révolution a toujours un coût – vaut ce qu’on gagne. On ne fait pas de révolutions pour « réparer une injustice », on la fait parce qu’on a quelque chose à y gagner…

      [C’est le maitre qui aime penser qu’il doit son pouvoir à son mépris de la vie sans liberté et non à une position largement héritée.]

      Tout à fait. La formule « il vaut mieux mourir debout que de vivre à genoux » est une formule qui appartient à la tradition de l’idéalisme aristocratique et à la logique de l’honneur. Elle ne peut avoir sa place dans une pensée matérialiste, parce que pour le matérialiste rien n’est pire qu’être mort, puisque la mort est la négation de tout.

  14. antoine dit :

    Merci pour ce bel article. La question qui me vient est celle du rôle des écrans.  Il faut sans doute souligner que derrière les écrans se cachent des algorithmes et des cookies. Ceux-ci permettent de collecter une myriade d’informations sur nos centres d’intérêts de façon à capter notre attention et à la monétiser pour le compte des plus grandes firmes de notre temps. La conséquence directe que vous mentionnez d’ailleurs indirectement, c’est que tous nos désirs nous arrivent dans la poche sans que l’on ait à peine eu le temps de les formuler. Vous aviez objecté sous un article précédent que les problèmes d’addiction étaient largement antérieurs aux smartphones. Certes, mais il y a là je crois un changement d’échelle radical. Le smartphone revendique la possibilité d’assouvir TOUS les désirs de TOUTE la population. 

    • Descartes dit :

      @ antoine

      [Il faut sans doute souligner que derrière les écrans se cachent des algorithmes et des cookies. Ceux-ci permettent de collecter une myriade d’informations sur nos centres d’intérêts de façon à capter notre attention et à la monétiser pour le compte des plus grandes firmes de notre temps. La conséquence directe que vous mentionnez d’ailleurs indirectement, c’est que tous nos désirs nous arrivent dans la poche sans que l’on ait à peine eu le temps de les formuler.]

      Je suis d’accord avec vous, à une nuance près : le médium ne nous offre pas ce que nous désirons, mais ce que nous sommes censés désirer. Et ce faisant, plus qu’informateur, le médium devient prescripteur, puisqu’il ne nous propose que ce que nous sommes censés désirer, et nous isole de ce que nous ne sommes pas censés vouloir. Pour le dire autrement, lorsque je recherche un livre me moteur me propose des livres qui ressemblent à ce que j’ai déjà lu, ou bien les livres que les autres personnes dont le profil me ressemble ont lu. Avec un tel mécanisme, il est peu probable que j’arrive un jour à lire quelque chose de très différent de ce que je lis d’habitude…

      [Vous aviez objecté sous un article précédent que les problèmes d’addiction étaient largement antérieurs aux smartphones. Certes, mais il y a là je crois un changement d’échelle radical. Le smartphone revendique la possibilité d’assouvir TOUS les désirs de TOUTE la population.]

      Effectivement, le système téléphone/internet est « totalitaire » au sens strict du terme : d’une aprt, parce qu’il prétend être avec nous TOUT LE TEMPS et satisfaire TOUS les besoins. Mais surtout, parce qu’il tend à effacer la distinction entre sphère publique et la sphère privée. Facebook ou Tweeter véhiculent dans une confusion totale des contenus qui relèvent de ces deux sphères. D’une certaine façon, il n’y a plus de correspondance vraiment privée.

      Cela va bien au-delà de l’addiction. Le téléphone portable devient indispensable, même pour ceux qui, comme moi, y sont réfractaires, parce que toute une série d’interactions deviennent impossibles sans lui.

      • [Cela va bien au-delà de l’addiction…]
        La première fois que j’ai vu -et entendu ! –  quelqu’un utiliser un téléphone portable c’est lorsque je vivais à Rome ; une bourgeoise romaine apprêtée comme pour aller au théâtre était à coté de moi devant le trivial étal d’un marchand de légumes, tâtant un poivron, et, voici qu’elle sort de son sac le volumineux appareil, pianote le numéro en regardant alentours si elle est observée (les Romains ne vivent que dans le regard des autres) puis dit fortement “i peperoni li prendo rossi o verdi” . Je me souviens avoir levé les yeux au ciel, tançant la légèreté italienne devant la modernité qu’il faut accepter au plus vite sans jamais s’en distancier (héritage de la période mussolinienne je pense).
        Plus tard Umberto Ecco parlera de “laisse électronique” et l’une des phrases les plus prononcées au monde est ” t’es où ?”.
        Le téléphone portable est une futilité chronophage et liberticide mais c’est également un instrument fascinant, en touchant l’écran d’un doigt on touche le bout du monde devenant un “marsupilami” qui étend ses bras vers ce qu’il convoite ; ainsi chacun est entré dans une part de l’intimité de tous. Le mode “avion” est un refuge coupable et la prise de rechargement un puits  au milieu d’un désert.
        Ici, comme dans Internet, seuls ceux qui disposent d’un libre-arbitre, qui savent reconnaitre et résister à l’entrisme des forces consuméristes ou idéologiques, on une petite chance d’en sortir indemnes. Comme toujours tout problème social ou sociétal se résume en amont à un déficit d’éducation.

        • Descartes dit :

          @ Gérard Couvert

          [Le téléphone portable est une futilité chronophage et liberticide mais c’est également un instrument fascinant, en touchant l’écran d’un doigt on touche le bout du monde devenant un “marsupilami” qui étend ses bras vers ce qu’il convoite ; ainsi chacun est entré dans une part de l’intimité de tous.]

          C’est bien l’un des problèmes. La république est intimement liée à la séparation de la sphère publique et de la sphère privée. En effaçant la frontière entre les deux, les « nouvelles sociabilités » instaurent une forme de totalitarisme. Je dois avouer que je ne trouve guère le téléphone portable « fascinant », même si je suis fasciné par l’observation de ses effets sur les gens qui m’entourent. Personnellement, je ne ressens aucun manque lorsque je n’ai pas mon portable – il m’arrive d’ailleurs très souvent de l’oublier chez moi. L’accès à un ordinateur m’est finalement bien plus indispensable.

          [Ici, comme dans Internet, seuls ceux qui disposent d’un libre-arbitre, qui savent reconnaitre et résister à l’entrisme des forces consuméristes ou idéologiques, on une petite chance d’en sortir indemnes. Comme toujours tout problème social ou sociétal se résume en amont à un déficit d’éducation.]

          Tout à fait d’accord. C’est pourquoi le téléphone portable ne présente pas les mêmes dangers pour les enfants des classes supérieures et ceux des élites. On a eu le même phénomène avec la télévision.

  15. Geo dit :

    @Descartes
    pour le matérialiste rien n’est pire qu’être mort, puisque la mort est la négation de tout.”
    Je ne suis pas sûr de ça. Ou plutôt, je pense que celui qui vit au mépris de la mort ne se pose pas forcément la question de ce qu’est “être mort” en dehors d’un contresens. Quand Ernst Jünger écrit “Il y a au cœur de l’homme qui se sacrifie une joie qui rachète tout“, il ne fait référence à aucun au-delà par exemple. Il parle d’un rapport à la vie plus sensible “à son étoffe qu’à sa durée” comme il dit à peu près ailleurs. Même la très douteuse politique de Jünger ne doit pas à mon avis disqualifier sa défense de l’héroïsme, que je crois valide. Reste à refuser le mépris de l’homme ordinaire, libre ou esclave.
     

    • Descartes dit :

      @ Geo

      [“pour le matérialiste rien n’est pire qu’être mort, puisque la mort est la négation de tout.”
      Je ne suis pas sûr de ça. Ou plutôt, je pense que celui qui vit au mépris de la mort ne se pose pas forcément la question de ce qu’est “être mort” en dehors d’un contresens. Quand Ernst Jünger écrit “Il y a au cœur de l’homme qui se sacrifie une joie qui rachète tout“, il ne fait référence à aucun au-delà par exemple.]

      On peut difficilement faire de Jünger un « matérialiste ». Je ne vois pas comment une approche matérialiste pourrait justifier le sacrifice vital. Le sacrifice de sa vie implique nécessairement une transcendance, puisqu’il implique penser qu’on continuera à être dans un monde où on n’est plus.

      [Même la très douteuse politique de Jünger ne doit pas à mon avis disqualifier sa défense de l’héroïsme, que je crois valide. Reste à refuser le mépris de l’homme ordinaire, libre ou esclave.]

      Encore une fois, la question n’est pas de « disqualifier l’héroïsme », mais de se demander comment elle s’inscrit dans une idéologie. Si l’on se place d’un point de vue matérialiste, la position de Jünger ne se tient pas, puisqu’elle est profondément idéaliste. Pour le dire autrement, l’héroïsme est irréductible à un rapport matériel. Vous noterez que dans notre société matérialiste, la référence à l’héroïsme est de plus en plus rare: la victime a largement remplacé le héros.

  16. Sami dit :

    BonjourMerci encore pour vos éclairages. Comme toujours, texte passionnant.
    Je voudrais juste revenir sur un point particulier, le phénomène du smartphone, et plus généralement, l’écran qui capte et corrompt dramatiquement l’attention et la dynamique vitale des individus, avec toutes les conséquences que l’on découvre de plus en plus.
    Un peu d’anticipation…
    Etant féru de Science fiction, pour avoir une vision plus distanciée, je fais appel à l’un des meilleurs romans du genre, il s’agit de la suite Hyperion-Endymion. Une œuvre absolument fabuleuse (pour ceux et celles qui aiment le genre), écrite vers la fin des années 80, autrement dit pendant la prime enfance de l’Internet, encore réservé à quelques geeks fanatiques. 
    Dan Simmons, l’auteur, a eu une intuition cosmique, dans cette œuvre. Il a compris et mis en scène toute la problématique qu’allaient induire Internet, la création et le développement des IA, l’Infosphère qui … finit par prendre conscience d’elle-même, etc. 
    Bref…
    Dans cette vision transcendantale, Dan Simmons nous décrit (dans un futur très lointain) ce qu’est devenu Internet, et donc, la manière avec laquelle les gens l’utilisent et le vivent, pour le dire simplement et vite. Les smartphones ont bien entendu disparu depuis bien longtemps. Et personne ne passe sa vie collé devant un écran : les implants ont remplacé les bons vieux PC, tablettes et iPhone. Des implants à tous les étages ! Auditifs et visuels, informationnels, etc etc. 
    Pourquoi je raconte tout cela ?
    Eh bien, fatalement, les smartphones et les tablettes sont condamnés à disparaître, comme ont disparu avant eux les téléphones à manivelle, les magnétophones à bande, les vinyles (devenus vintage), les cassettes audio, les CD, les iPod, etc. Donc des implants partout, un casque-lunettes super esthétique et rock’n roll, un peu comme ceux des pilotes d’avions de chasse, et vogue la galère ! Les jeunes (les autres ne comptent pas en l’occurrence) sont tout à fait prêts pour qu’on leur sature la peau et les os de toutes les puces possibles ! Il y aura des composants jusqu’au fond des molaires arrières (pour les commandes vocales). D’ailleurs, on voit bien la mode devenue banale, des piercings et des tatouages, qui sont l’avant garde des puces électroniques et des filaments électriques se faufilant sous la peau en magnifiques arabesques.
    Ces technologies qui vont enterrer les smartphones et les tablettes, sont déjà en cours d’élaboration. Les Elon Musk et Cie sont à la manœuvre, et ne s’en cachent pas.
    Alors pourquoi ce grand détour par la SF ? Parce que je crois que ces technologies du futur (immédiat ; et je vous passe le chapitre nanotechnologie !) vont libérer les mains, les doigts, la tête, ces éléments extraordinairement importantes dans la dynamique globale de l’Humain. Et je crois que les gens ainsi “libérés” (c’est très relatif, bien sûr), vont recouvrer toutes ces choses en perte de vitesse, telles que la curiosité, le sens de l’effort, le mouvement, l’ouverture sur le monde réel… Après la phase “soumission” à des technologies naissantes, on passera à la phase “maîtrise” de la technologie pour la plus grande gloire de l’Homme ! 😀 
    Ok, je suis très optimiste (pour changer), mais qui sait, le pire n’est jamais certain. 
    On sera certes, tous absolument casés dans des bases de données, tout ça. Ok. Mais c’est déjà le cas, donc rien de nouveau de ce point de vue. 
    PS : prendre tout cela avec humour, je pense 😀 

    • Descartes dit :

      @ Sami

      [Je voudrais juste revenir sur un point particulier, le phénomène du smartphone, et plus
      Etant féru de Science-fiction, pour avoir une vision plus distanciée, je fais appel à l’un des meilleurs romans du genre, il s’agit de la suite Hyperion-Endymion. Une œuvre absolument fabuleuse (pour ceux et celles qui aiment le genre), écrite vers la fin des années 80, autrement dit pendant la prime enfance de l’Internet, encore réservé à quelques geeks fanatiques.]

      Je vous avoue que la science-fiction ne m’a jamais trop attiré. Bien sûr, il y a quelques ouvrages – qui sont plutôt des dystopies que de la véritable science-fiction, comme par exemple « 1984 » de Orwell – qui sont exceptionnels. Mais dans l’ensemble, je trouve le genre très répétitif. Je n’ai jamais vraiment accroché… je trouve que souvent on décrit des sociétés qui font un peu trop « décor », avec un fonctionnement dont on ne comprend pas l’intérêt pour quiconque.

      [Eh bien, fatalement, les smartphones et les tablettes sont condamnés à disparaître, comme ont disparu avant eux les téléphones à manivelle, les magnétophones à bande, les vinyles (devenus vintage), les cassettes audio, les CD, les iPod, etc. Donc des implants partout, un casque-lunettes super esthétique et rock’n roll, un peu comme ceux des pilotes d’avions de chasse, et vogue la galère ! Les jeunes (les autres ne comptent pas en l’occurrence) sont tout à fait prêts pour qu’on leur sature la peau et les os de toutes les puces possibles ! Il y aura des composants jusqu’au fond des molaires arrières (pour les commandes vocales). D’ailleurs, on voit bien la mode devenue banale, des piercings et des tatouages, qui sont l’avant garde des puces électroniques et des filaments électriques se faufilant sous la peau en magnifiques arabesques.]

      Je n’y crois pas trop. Les lunettes « connectées », oui, probablement un jour. Mais les « implants » et autres « puces »… je ne le crois pas un instant. Il n’y a qu’à voir l’extrême difficulté avec laquelle les technologies de biométrie – pourtant au point depuis des années – s’installent. La question ne se trouve pas dans le fait de savoir si ces technologies sont disponibles – elles le sont – ou bien si les gens sont prêts à l’accepter, mais qui a INTERET à ce qu’elles se développent. C’est pour moi le point aveugle de beaucoup d’écrivains de science-fiction : ils ne sont guère matérialistes. Ils ne se demandent pas, avant de décrire un fonctionnement, s’il y a quelqu’un qui a INTERET à ce que les choses fonctionnent ainsi.

      Prenons un exemple : cela fait des siècles qu’il est possible « d’implanter » votre identité sur votre peau : il suffirait de tatouer votre nom, prénom, date et lieu de naissance. Combien de pays, de cultures, de civilisations l’ont fait ? Aucune à ma connaissance. Pour la simple raison que, pour les classes dominantes, une telle chose aurait plus d’inconvénients que d’avantages. Après tout, les aristocrates voyaient aussi un intérêt à pouvoir déguiser leur identité. Aujourd’hui, on pourrait facilement implanter une « puce » contenant notre identité. Pourquoi personne ne le fait ?

      [Ces technologies qui vont enterrer les smartphones et les tablettes, sont déjà en cours d’élaboration. Les Elon Musk et Cie sont à la manœuvre, et ne s’en cachent pas.]

      Oui, mais n’oubliez pas que ce n’est pas parce qu’on PEUT faire quelque chose qu’on a INTERET à le faire. Il y a dans l’histoire une foule de technologies disponibles qui n’ont jamais été mises en œuvre à grande échelle. On sait depuis des années se nourrir avec des pilules ou des rations lyophilisées et pourtant ce mode d’alimentation reste confidentiel…

  17. Geo dit :

    @Descartes
    la victime a largement remplacé le héros.”
    Êtes vous sûr que ce point reste vrai actuellement pour les ukrainiens ou les russes ?
    Laissons Jünger à son idéalisme et adressons nous à Clausewitz. Il définit la peur comme instinct de conservation physique et le courage comme instinct de conservation moral. Voilà qui fait sortir les deux pulsions d’un terrain commun sur lequel elles se combattent. Direz vous que le seul mot “moral” réintroduit l’idéalisme ?
    (Vous me direz, et c’est vrai, que Clauzewitz était un aristocrate prussien doublé d’un militaire , mais il n’est pas évident de ce seul fait que sa formule soit sans intérêt.)
    Je suis très gêné de voir considérer le courage comme irrationnel dès qu’il dépasse l’endurance du randonneur ou la capacité à s’engueuler. (Vous n’avez pas dit ça, je le sais parfaitement. Je fais un point distinct mais connexe.) Sade fait dire à un de ses héros que nul n’est plus poltron que lui, qu’il met son honneur à craindre tous les dangers. Mais sade n’est pas seulement un matérialiste, il se réclame de “l’isolisme”, mot de son cru qui désigne une sorte de divorce absolu d’avec tous, l’attitude qui consiste à choisir la fin du monde si elle doit retarder la mienne d’une minute.
    La formule de Clausewitz me semble esquisser un matérialisme qui échappe d’emblée à l’isolisme. Après tout nous avons besoin d’hommes qui ne mettent pas leur honneur à craindre tous les dangers, serait-ce leur honneur de matérialiste. Les soldats qui nous servent et meurent parfois sont-ils des “idéalistes” imbéciles et nous des “matérialistes” intelligents qui ont choisi la meilleure part ? Quant au culte de la victime, il passe vite, à mon escient, là où il n’est plus de saison.
    Fort rares, quand on y songe, les occasions d’utiliser à bon escient le mot escient.
    Éric Chevillard
     
     
     

    • Descartes dit :

      @ Geo

      [« la victime a largement remplacé le héros. » Êtes-vous sûr que ce point reste vrai actuellement pour les ukrainiens ou les russes ?]

      Tout à fait. Tout le discours du gouvernement ukrainien s’organise autour de l’idée du « peuple victime ». Tout le battage fait autour du recours à la CPI et de la « pénalisation » du conflit va dans ce sens. Car qui a recours au juge, si ce n’est la « victime » ? Connaissez-vous beaucoup de conflits dans l’histoire où le recours au juge ait été aussi appuyé ?

      Après, je ne suis pas assez les médias russes ou ukrainiens, je ne connais pas assez les sociétés russe et ukrainienne pour savoir que est le discours dominant. De ce qu’on voit en occident, on a l’impression que le récit « victimiste » à faire pleurer dans les chaumières est bien plus présent que le discours « héroïque » soulignant les actes exceptionnels de dévouement. On nous bassine en permanence avec les civils qui ont perdu leur logement, avec les enfants séparés de leurs parents, avec les réfugiés, je ne me souviens pas avoir entendu un récit héroïque. Même la récente propagande sur le soldat ukrainien prétendument décapité met en scène une victime, et non un héros.

      [Laissons Jünger à son idéalisme et adressons-nous à Clausewitz. Il définit la peur comme instinct de conservation physique et le courage comme instinct de conservation moral. Voilà qui fait sortir les deux pulsions d’un terrain commun sur lequel elles se combattent. Direz-vous que le seul mot “moral” réintroduit l’idéalisme ?]

      On s’écarte ici du sujet de la discussion, qui n’était pas tant le « courage » que le « sacrifice ». Le « courage » peut être un calcul parfaitement matériel : vous accomplissez un acte dangereux, prenant le risque de vous faire tuer – autrement dit, de disparaître – avec une probabilité de réussir et de toucher une récompense. Le calcul risque/avantage est un calcul parfaitement matériel. Le sacrifice, au contraire, implique la CERTITUDE de la mort. Et à partir de là, le calcul matériel risque/avantages ne peut être que négatif.

      La vision de Clausewitz est certainement « idéaliste », puisque son « sens de conservation moral » n’a pour lui aucun fondement matériel. Un philosophe matérialiste pourrait chercher à lui en trouver – par exemple, en notant que cette « morale du sacrifice » permet à une classe, l’aristocratie prussienne, de légitimer sa position sociale et donc ses intérêts. Autrement dit, ce qui rend Clausewitz « idéaliste » n’est pas d’introduire la notion de morale, mais de penser que cette morale est transcendante, et non le produit d’un rapport matériel.

      [Je suis très gêné de voir considérer le courage comme irrationnel dès qu’il dépasse l’endurance du randonneur ou la capacité à s’engueuler. (Vous n’avez pas dit ça, je le sais parfaitement. Je fais un point distinct mais connexe.)]

      Effectivement, je n’ai pas dit ça. Je n’ai pas parlé du « courage », mais du « sacrifice ». Et je n’ai pas dit qu’il fut « irrationnel », mais que dans une logique matérialiste, il n’a pas de sens. Mourir pour la patrie n’est pas « irrationnel », parce que la patrie nous transcende. Mais dès lors qu’on postule un individu qui n’agit qu’en fonction des ses propres intérêts, rien ne vaut qu’on meure pour lui.

      [La formule de Clausewitz me semble esquisser un matérialisme qui échappe d’emblée à l’isolisme.]

      Oui, mais vous voyez bien que Clausewitz, pour arriver à cette conclusion, a besoin d’invoquer un principe transcendant, un principe « moral ».

      [Après tout nous avons besoin d’hommes qui ne mettent pas leur honneur à craindre tous les dangers, serait-ce leur honneur de matérialiste.]

      Votre formulation est révélatrice : « NOUS avons besoin d’hommes qui ne mettent pas leur honneur à craindre tous les dangers ». Certes, mais ces hommes, pourquoi agiraient-ils de la sorte ? Parce que NOUS en avons besoin ? Pour le dire autrement, quel est le moteur qui pousse ces hommes à « ne pas mettre leur honneur à craindre tous les dangers » ?

      Vous allez me dire qu’il y a les récompenses sonnantes et trébuchantes, le prestige et le statut social. Certes. Mais pour profiter de tout ça, il est absolument indispensable d’être vivant. Sauf à croire à un au-delà – et on rentre donc dans le domaine de la transcendance, et donc des idées – il est impossible de justifier le sacrifice de sa propre vie. On ne renonce pas à tout simplement parce que « nous » en avons besoin de gens qui le fassent.

      [Les soldats qui nous servent et meurent parfois sont-ils des “idéalistes” imbéciles et nous des “matérialistes” intelligents qui ont choisi la meilleure part ?]

      Encore une fois, il ne faut pas confondre le soldat qui prend un risque, et le martyr qui va vers une mort certaine. C’est pourquoi j’ai parlé de « sacrifice » et non de « courage ». Nos soldats admettent de prendre un risque, ils ne sont pas envoyés à des missions suicidaires. Pensez-vous que nous pourrions faire de nos soldats des kamikazes ? Je ne le pense pas. Pour produire un kamikaze, il faut un type d’idéalisme bien particulier, une vision dans laquelle la famille, la communauté, le pays vous transcendent, et votre mort vous assure une forme de vie éternelle.

      [Quant au culte de la victime, il passe vite, à mon escient, là où il n’est plus de saison.]

      Je ne peux que constater que chez nous il va en crescendo depuis près de cinquante ans… et ça n’a pas l’air de ralentir. Faut croire que la “saison” continue…

  18. Geo dit :

    @Descartes
    Un dernier mot sur ce sujet un peu hors sujet. ” il ne faut pas confondre le soldat qui prend un risque, et le martyr qui va vers une mort certaine.”
    Le métier du soldat n’est pas de mourir mais de mettre l’ennemi hors de combat, nous sommes bien d’accord. Mais outre que l’un ne va pas sans risquer l’autre, l’engagé sait qu’il peut se trouver des situations limites qui le mettront sous très forte pression pour aller au delà. (Des batailles de retardement, par exemple, ont été en fait des mission-suicides, la plus célèbre étant celle de Camerone.) C’est pourquoi il me semble que les deux (Le soldat et le kamikaze, plutôt que le martyr) ne sont jamais tout à fait séparables.
    Et tout bon matérialiste ne doit-il pas faire une place à ce type de réalités, sous peine de se condamner à regarder en idiot utile ses propres combatants lorsque qu’il leur advient de devoir tourner au Kamikaze pour rester soldat ? Bien sûr Camerone est loin, et puis c’étaient des légionnaires. (Des esclaves militaires ? Des robots ?)
    Nous ne voulons pas faire de nos soldats des kamikaze, et c’est fort bien ainsi, mais le combat ne joue pas toujours le jeu.
    Sauf à croire à un au-delà (….) il est impossible de justifier le sacrifice de sa propre vie.”
    Pas impossible que le sacrifié n’estime pas avoir à se justifier. Ce sont ceux qui exigent le sacrifice qui ont à  justifier leur exigence.
    On ne renonce pas à tout simplement parce que « nous » avons besoin de gens qui le fassent.”
    Vrai. Les motivations de celui qui renonce à tout sont pour moi une question, à laquelle je refuse de répondre trop vite “idéalisme” ou “foi” qui dans notre vocabulaire se sont rapproché d'”hallucination”. Si vous voulez, je ne veux pas insulter le renonçant sous prétexte que nous n’avons aucun droit d’exiger de lui le renoncement.
     

    • Descartes dit :

      @ Geo

      [Le métier du soldat n’est pas de mourir mais de mettre l’ennemi hors de combat, nous sommes bien d’accord.]

      C’était bien mon point. La mort pour le soldat est un risque, pas une certitude. Et si un matérialiste peut accepter la prise de risque au nom d’un calcul risque/avantage, on voit mal comment il pourrait accepter un sacrifice ou la mort est certaine.

      [C’est pourquoi il me semble que les deux (Le soldat et le kamikaze, plutôt que le martyr) ne sont jamais tout à fait séparables.]

      Je ne partage pas. La meilleure preuve est que seules certaines cultures fabriquent des kamikazes. Je ne connais pas de pays occidental dans laquelle on envoie ouvertement les soldats à une mort CERTAINE – et où les soldats sont prêts à accepter une telle mission.

      [Et tout bon matérialiste ne doit-il pas faire une place à ce type de réalités, sous peine de se condamner à regarder en idiot utile ses propres combattants lorsque qu’il leur advient de devoir tourner au Kamikaze pour rester soldat ? Bien sûr Camerone est loin, et puis c’étaient des légionnaires. (Des esclaves militaires ? Des robots ?)]

      Un bon matérialiste regarde toujours les « réalités ». Mais un bon matérialiste se dit que derrière tout comportement il y a une base matérielle, et recherche donc derrière l’habillage discursif ou idéologique quel est le rapport matériel sous-jacent. Et un bon matérialiste historique sait en plus que les individus n’ont pas un comportement matérialiste, qu’il faut toujours tenir compte du phénomène d’aliénation. Si les gens peuvent se « suicider » dans les urnes en votant contre leurs intérêts, pourquoi ne pourraient-ils pas le faire dans d’autres contextes ?

      J’ajoute que, contrairement à ce que vous semblez penser, les combattants de Camerone n’étaient pas des kamikazes. Plusieurs d’ailleurs ont survécu. La bataille s’est d’ailleurs terminée avec la reddition des trois derniers combattants encore en état de combattre, faute de munitions. Ce qui vous montre qu’ils n’étaient nullement dans une logique suicidaire.

      [Nous ne voulons pas faire de nos soldats des kamikaze, et c’est fort bien ainsi, mais le combat ne joue pas toujours le jeu.]

      Ce n’est pas que nous ne VOULONS pas, c’est que nous ne POUVONS pas. Je n’imagine pas un instant un soldat français acceptant formellement une mission suicide. Et je ne connais aucun exemple historique. Vous trouverez beaucoup de cas ou des combattants sont allés à une mort PROBABLE, même très probable. Mais CERTAINE ? Je n’en connais pas. Pour accepter une telle mission, il faut avoir de la société une vision holistique, qui n’existe plus en Europe depuis au moins la Renaissance.

      [« Sauf à croire à un au-delà (….) il est impossible de justifier le sacrifice de sa propre vie. » Pas impossible que le sacrifié n’estime pas avoir à se justifier. Ce sont ceux qui exigent le sacrifice qui ont à justifier leur exigence.]

      Pas tout à fait. Chacun de nous, quand il fait un choix, éprouve un besoin de le justifier à ses propres yeux. Peux de gens sont capables de se dire « ça ne sert à rien, c’est une connerie, mais je le fais quand même ».

      [« On ne renonce pas à tout simplement parce que « nous » avons besoin de gens qui le fassent. » Vrai. Les motivations de celui qui renonce à tout sont pour moi une question,]

      C’est LA question, et celle qui motive cet échange. Un agent matérialiste – c’est-à-dire, qui agit en fonction de considérations purement matérielles – n’a aucune « motivation » pour renoncer à la vie. Sauf à croire à une forme d’au-delà dans lequel son action aura sa récompense, c’est une action qui n’a pas de sens. C’était là mon point.

      [à laquelle je refuse de répondre trop vite “idéalisme” ou “foi” qui dans notre vocabulaire se sont rapproché d’”hallucination”.]

      Dans le votre peut-être, pas dans le mien. Ici, « idéalisme » ou « foi » peuvent se rapprocher plutôt d’idéologie. Et le sacrifice de sa propre vie en fonction d’une idéologie est une aliénation – au sens stricte de ce terme, puisqu’il s’agit de faire quelque chose non en fonction de ses propres intérêts, mais de celui des autres. Il n’y a là aucun jugement de valeur.

      • Phael dit :

        @Descartes
        @Geo
         
        [Je ne connais pas de pays occidental dans laquelle on envoie ouvertement les soldats à une mort CERTAINE – et où les soldats sont prêts à accepter une telle mission.]
        Je dirais : les Thermopyles…

        • Descartes dit :

          @ Phael

          [“Je ne connais pas de pays occidental dans laquelle on envoie ouvertement les soldats à une mort CERTAINE – et où les soldats sont prêts à accepter une telle mission.” Je dirais : les Thermopyles…]

          Qu’il soit besoin de remonter eux millénaires et demi en arrière pour trouver un exemple apporte plutôt de l’eau à mon moulin. Par ailleurs, les soldats grecs qui sont allés affronter les perses n’allaient pas vers une mort CERTAINE. Même ceux qui restèrent combattre pour pour permettre au reste de l’armée de se retirer avaient un petit espoir de survivre… et d’ailleurs il y eut des survivants!

  19. Geo dit :

    @Descartes
    Un agent matérialiste – c’est-à-dire, qui agit en fonction de considérations purement matérielles – n’a aucune « motivation » pour renoncer à la vie. Sauf à croire à une forme d’au-delà dans lequel son action aura sa récompense, c’est une action qui n’a pas de sens. C’était là mon point.”
    Et c’est un point qui peut se discuter. Sans citer la source, dont je ne suis d’ailleurs pas sûr, que dites-vous de ceci: “Le héros et le seul type d’homme qui cesse d’agir comme s’il était immortel.” Phrase qui donne le réalisme précisément au prétendu aliéné (Sans jugement de valeur). Votre “agent matérialiste” peut-il se distinguer d’un “agent isoliste” au sens de Sade ?
    C’est ma vraie question concernant vos vues.

    • Descartes dit :

      @ Geo

      [« Un agent matérialiste – c’est-à-dire, qui agit en fonction de considérations purement matérielles – n’a aucune « motivation » pour renoncer à la vie. Sauf à croire à une forme d’au-delà dans lequel son action aura sa récompense, c’est une action qui n’a pas de sens. C’était là mon point. » Et c’est un point qui peut se discuter.]

      Tout peut se discuter, mais j’attends un argument contraire…

      [Sans citer la source, dont je ne suis d’ailleurs pas sûr, que dites-vous de ceci : “Le héros et le seul type d’homme qui cesse d’agir comme s’il était immortel.” Phrase qui donne le réalisme précisément au prétendu aliéné (Sans jugement de valeur).]

      Je n’ai pas très bien compris le sens de la citation.

      [Votre “agent matérialiste” peut-il se distinguer d’un “agent isoliste” au sens de Sade ? C’est ma vraie question concernant vos vues.]

      La distinction me paraît claire : l’agent matérialiste prend ses décisions en fonction de ses intérêts matériels, mais il le fait d’une manière globale. Il peut ainsi estimer que son intérêt matériel est de céder une partie de son pouvoir ou de ses biens à la collectivité parce que le retour qu’il obtient est supérieur à ce qu’il pourrait obtenir s’il devait financer ces retours tout seul. C’est d’ailleurs pourquoi s’il peut céder une partie de son pouvoir ou de ses biens, il ne peut céder sa vie, puisqu’une telle cession rend tout “retour” illusoire.

      L’isoliste ne reconnait pas cette possibilité de mise en commun, puisqu’il considère que les individus sont par essence isolés et n’ont entre eux qu’un rapport instrumental. L’isoliste n’est d’ailleurs pas un matérialiste, puisqu’il peut agir en fonction de ses désirs, et non de ses intérêts matériels…

  20. Geo dit :

    Geo:
    La distinction me paraît claire
    et vous la formulez distinctement, dont acte, même si la dernière phrase m’intrigue.
    Le résultat peut faire penser aux théoriciens de l’état comme à ceux du marché…
    Pour me résumer:
    tout à fait d’accord avec vous contre l’escroquerie au sublime imputée aux “gauchistes” (si c’est le bon mot) au début de cet échange.
    Grand désaccord sur le matérialisme ou, ou et son interprétation. Je ne crois pas René Char moins matérialiste que vous quand il dit qu’il “se voue à ses dieux qui n’existent pas“. Pas de consolation surnaturelle en tout cas, ni de récompense post mortem. Le son est pourtant très différent, même si je suis sûr qu’il ne serait pas allé jusqu’à s’égorger sur l’autel de ses dieux.
    Tel que vous l’avez finalement décrit, l’agent matérialiste est entre le fondateur de l’état chez Hobbse et l’agent économique de nombreux théoriciens. Il n’y a là rien de honteux, mais ça donne à penser qu’il serait long et compliqué d’en faire la critique que je crois qu’il mérite.
    (Pas ce soir.)
    Salutations et remerciements pour votre disponibilité.
     
     
     

  21. DR dit :

    Un petit pas de côté pour vous dire le moment prodigieux que j’ai passé à écouter Raymond Aron. Certes sa volonté de tout reprendre et de tout structurer peut sembler lassante, mais quel cours fabuleux ! Le vrai cadeau fait aux auditeurs est qu’il n’est pas dans l’apparence. On mesure ici tout ce qu’on a perdu. https://www.radiofrance.fr/franceculture/podcasts/serie-nuit-raymond-aron
    L’épisode 9/12 m’a beaucoup plus, notamment.
     
    Bonne écoute

  22. Phael dit :

    @Descartes
     
    [Certes. Mais encore ? Où trouvez-vous les éléments « globaux » en question ? Les rares études que j’ai vu passer tirent des conclusions franchement négatives.]
    Je ne les trouve pas, pas plus que vous. Je n’ai comme vous qu’une vision parcellaire des choses, un simple témoignage, plus quelques réflexions. Les études que vous avez vu passer ont le mérite d’exister, mais il faudrait voir comment elles sont faites, comment se construisent leurs conclusions, etc. Les biais viennent vite et surtout là où on ne les attend pas. C’est le propre d’une question complexe de nous obliger à mobiliser des moyens intellectuels complexes pour y répondre.

    [Vraiment ? Oui, c’est une agora gigantesque. Mais loin de trouver son vis-à-vis, on y trouve surtout son semblable. Combien de militants de LFI échangent dans cette agora avec des militants du RN ? Combien d’anti-vax échangent avec des scientifiques ? L’agora en question est surtout un lieu où chacun communie avec ceux qui pensent comme lui. Si j’ai créé mon blog, c’est précisément parce que je n’ai trouvé aucun lieu sur la toile où échanger avec ceux qui n’étaient pas de ma crémerie…
    Or, un système ou chacun est renforcé dans ses convictions par la communion avec ceux qui les partagent et isolé de tout argument contraire ne me paraît pas très propice au « foisonnement des intelligences »…]
    Quand je parlais de vis-à-vis, je pensais à un interlocuteur, et non nécessairement à un contradicteur. Mais je comprends votre point. Seulement, là encore, vous réduisez la curiosité à un de ses aspects : l’échange contradictoire d’opinions. Cet aspect existe, mais il n’est pas le seul. Explorer la technique, la technologie, la connaissance, le « monde naturel » au sens large, c’est aussi un aspect. Et je n’évoque là que le premier point qui me vient. Si l’on veut chercher sérieusement, il faudrait par exemple (ce n’est qu’un exemple, là aussi il s’agit seulement du premier point qui me vient) comprendre comment sont constituées ces fameuses « bulles ». Il faudrait évaluer ce qu’internet abolit sur le plan des inhibitions par exemple, permettant l’expression de désaccords plus marqués, donc un débat d’une autre nature, etc.

    [Vous noterez que Sci-Hub est un site clandestin, aujourd’hui fermé et bloqué par les fournisseurs d’accès (depuis une décision du TGI de Paris de 2019). Par ailleurs, Sci-Hub n’est qu’une grande bibliothèque permettant d’accéder gratuitement aux articles publiés par des revues scientifiques. Il n’a rien d’une « agora ».]
    C’est juste, mais cela n’atténue en rien son apport à l’enrichissement de connaissance et donc à la curiosité de notre époque. Par ailleurs, vous n’avez retenu que mon premier exemple. Qu’en est-il selon vous de r/place ?

    [Mais je peux vous assurer que ceux que je vois le matin dans mon métro tapoter sur leur smartphone ne consultent nullement ces fonds-là, pas plus que les élèves ou les étudiants qui pompent un devoir sur internet en s’imaginant que Wikipédia est l’ultime expression du savoir. Un sage avait dit que la télévision est une merveille, que le problème c’est ce qu’on fait avec elle. L’internet, c’est un peu pareil.]
    C’est tout à fait juste, mais quelle proportion de gens consultant ces fonds suffit pour faire avancer la connaissance humaine ? 1 % ? 2 % ? Le progrès n’a jamais été que le fait d’une minorité. Que les progressistes soient minoritaires ne veut pas dire qu’ils sont persécutés, ou ignorés, bien au contraire, ils sont généralement soutenus par de larges forces de la population, du moins dans nos sociétés et à l’époque récente. Mais le fait est que, j’y reviens, le problème est plus complexe qu’il n’y paraît.

    [Certainement. Cela implique aussi de peser les différentes causes des phénomènes multifactoriels. A quel point le « zapping » sur les réseaux est la cause du déficit d’attention et de concentration des élèves et des étudiants que toutes les enquêtes mesurent ?]
    Tout à fait. Mais il faut ajouter une question : à quel point ce « zapping », permettant des liens inédits entre les choses, a permis l’émergence d’idées qui n’auraient pas vu le jour sans cela ?
    Les deux cas existent (en l’espèce de notre exemple, le déficit d’attention et les idées nouvelles). Je crois qu’aucun de nous n’est capable de dire en quelles proportions, laissant la question ouverte.
     

    • Descartes dit :

      @ Phael

      [« Or, un système ou chacun est renforcé dans ses convictions par la communion avec ceux qui les partagent et isolé de tout argument contraire ne me paraît pas très propice au « foisonnement des intelligences »… » Quand je parlais de vis-à-vis, je pensais à un interlocuteur, et non nécessairement à un contradicteur.]

      Oui, mais votre « vis-à-vis dans cette instance est en fait un miroir, qui vous renvoie votre propre image.

      [Mais je comprends votre point. Seulement, là encore, vous réduisez la curiosité à un de ses aspects : l’échange contradictoire d’opinions. Cet aspect existe, mais il n’est pas le seul. Explorer la technique, la technologie, la connaissance, le « monde naturel » au sens large, c’est aussi un aspect.]

      C’est que je fais une différence entre savoir et érudition. Bien sûr, on peut tout seul accumuler des connaissances sur la technique, les technologies, le « monde naturel ». Mais pour transformer ces connaissances en savoir, il faut une systématique. Et cette systématique, cette organisation des connaissances, nécessite l’échange – et l’échange avec des gens qui pensent autrement. Pour le dire schématiquement, l’étude solitaire – ou avec des gens qui vous ressemblent – peut susciter la question « comment », mais il faut l’échange avec des gens différents pour qu’apparaisse la question « pourquoi ».

      [Et je n’évoque là que le premier point qui me vient. Si l’on veut chercher sérieusement, il faudrait par exemple (ce n’est qu’un exemple, là aussi il s’agit seulement du premier point qui me vient) comprendre comment sont constituées ces fameuses « bulles ». Il faudrait évaluer ce qu’internet abolit sur le plan des inhibitions par exemple, permettant l’expression de désaccords plus marqués, donc un débat d’une autre nature, etc.]

      Je ne crois pas que les « bulles » soient un effet d’internet, justement. On veut à tout prix faire du changement induit par internet un changement qualitatif, alors qu’il est surtout quantitatif. Les « bulles » se sont formés indépendamment d’Internet, par un effet progressif de segmentation sociale, intellectuelle et même urbaine qui ont fait que les gens échangent de moins en moins avec des gens différents d’eux. Combien de jeunes bourgeois ont découvert au service militaire qu’il y avait en France des gens qui avaient commencé à l’usine à 16 ans ? Quelle possibilité a aujourd’hui un jeune bourgeois d’échanger avec un ouvrier ? Ce qu’internet a fait, c’est d’amplifier cette segmentation en abolissant les frontières géographiques, urbaines, sociales, et en permettant les gens de se regrouper exclusivement par opinions.

      [« Vous noterez que Sci-Hub est un site clandestin, aujourd’hui fermé et bloqué par les fournisseurs d’accès (depuis une décision du TGI de Paris de 2019). Par ailleurs, Sci-Hub n’est qu’une grande bibliothèque permettant d’accéder gratuitement aux articles publiés par des revues scientifiques. Il n’a rien d’une « agora ». » C’est juste, mais cela n’atténue en rien son apport à l’enrichissement de connaissance et donc à la curiosité de notre époque.]

      Encore une fois, je fais une différence entre l’accumulation de connaissances et leur systématisation. Qu’Internet considéré en tant que bibliothèque virtuelle soit en magnifique outil, c’est incontestable. Mais une école, une université ne peuvent se réduire à une bibliothèque. Il faut d’autres rapports pour que la matière glanée en bibliothèque puisse être systématisée, organisée…
      [Par ailleurs, vous n’avez retenu que mon premier exemple. Qu’en est-il selon vous de r/place ?]

      Je ne connais pas ce site, et je n’ai pas réussi à trouver une référence. Pourriez-vous être plus explicite ?

      [C’est tout à fait juste, mais quelle proportion de gens consultant ces fonds suffit pour faire avancer la connaissance humaine ? 1 % ? 2 % ? Le progrès n’a jamais été que le fait d’une minorité.]

      Certes. Mais pour cultiver cette minorité, il faut un sol favorable. Car il faut semer des milliers de graines pour qu’une d’entre elles germe et « fasse avancer la connaissance humaine ». Et vous ne pouvez pas savoir d’avance laquelle. Tous les chercheurs ne trouvent pas, mais il vous faut faire travailler beaucoup de chercheurs pour avoir une chance raisonnable que l’un d’eux trouve. Un peuple curieux produira plus facilement ce 1% qui « fera avancer la connaissance humaine » (et sera plus disposé à le financer) qu’un peuple nourri aux exploits de Nabila.

      [Que les progressistes soient minoritaires ne veut pas dire qu’ils sont persécutés, ou ignorés, bien au contraire, ils sont généralement soutenus par de larges forces de la population, du moins dans nos sociétés et à l’époque récente.]

      Vous auriez un exemple ? Parce que de ce que je peux voir, on crache sur l’idée même de « progrès » matin, midi et soir dans nos médias. Même le mot a été galvaudé, au point qu’on qualifie un Macron de « progressiste ».

      [Tout à fait. Mais il faut ajouter une question : à quel point ce « zapping », permettant des liens inédits entre les choses, a permis l’émergence d’idées qui n’auraient pas vu le jour sans cela ?]

      Je ne sais pas, mais une idée qui surgit du balayage aléatoire d’images ne peut être qu’une mauvaise idée…

      • Phael dit :

        @Descartes
         
        [C’est que je fais une différence entre savoir et érudition.]
        C’était un des points que j’évoquais depuis le début : votre article n’est pas un éloge de la curiosité, mais d’une certaine curiosité, ce qui n’est pas exactement pareil.
         
        [Bien sûr, on peut tout seul accumuler des connaissances sur la technique, les technologies, le « monde naturel ». Mais pour transformer ces connaissances en savoir, il faut une systématique. Et cette systématique, cette organisation des connaissances, nécessite l’échange – et l’échange avec des gens qui pensent autrement. Pour le dire schématiquement, l’étude solitaire – ou avec des gens qui vous ressemblent – peut susciter la question « comment », mais il faut l’échange avec des gens différents pour qu’apparaisse la question « pourquoi »]
        J’ai passé ma vie entière sur des « pourquoi » et je pense que vous vous trompez. Ce qui fait apparaître le « pourquoi », c’est l’échec. L’échec peut se révéler de mille manières. L’échange avec des gens différents en est une, mais ce n’est pas la seule. Après, il faut bien avoir conscience que l’échec est une formidable machine à « pourquoi », mais seulement dans un pouillème de cas. La plupart du temps, l’échec ne fait pas bouger les gens, ou plus exactement pas comme il faut. C’est d’ailleurs pour cela que l’on a inventé les systématiques dont vous parlez, au premier chef la méthode scientifique : elles organisent l’échec et ce que l’on doit en faire. Il a fallu les inventer parce que cela ne nous vient pas spontanément. Seulement, même si l’échec ne suscite à l’état naturel qu’un pourquoi de temps en temps, c’est déjà énorme, et c’est de toute façon le meilleur moteur que nous ayons. Les systématiques que l’on y ajoute ne sont que des adjuvants pour le fertiliser.
        Les « gens différents » sont donc un élément dans la problématique de l’échec, mais il sont seulement un élément parmi d’autres et rien ne dit qu’ils constituent l’élément principal.
         
        [Je ne crois pas que les « bulles » soient un effet d’internet, justement. On veut à tout prix faire du changement induit par internet un changement qualitatif, alors qu’il est surtout quantitatif. Les « bulles » se sont formés indépendamment d’Internet, par un effet progressif de segmentation sociale, intellectuelle et même urbaine qui ont fait que les gens échangent de moins en moins avec des gens différents d’eux. Combien de jeunes bourgeois ont découvert au service militaire qu’il y avait en France des gens qui avaient commencé à l’usine à 16 ans ? Quelle possibilité a aujourd’hui un jeune bourgeois d’échanger avec un ouvrier ? Ce qu’internet a fait, c’est d’amplifier cette segmentation en abolissant les frontières géographiques, urbaines, sociales, et en permettant les gens de se regrouper exclusivement par opinions.]
        Votre idée est intéressante. Nous touchons là a un des grands mouvements de notre époque, que vous avez beaucoup contribué à décrire, en ce qui me concerne du moins. Ceci dit, cette idée est un peu trop laconique pour ce qui touche à notre question, parce que là encore elle ne fait ressortir qu’un élément (la segmentation sociale) là où il y en a plusieurs (par exemple, la désinhibition que permet l’anonymat, qui est bien qualitative, elle).
         
        [[Par ailleurs, vous n’avez retenu que mon premier exemple. Qu’en est-il selon vous de r/place ?]
        Je ne connais pas ce site, et je n’ai pas réussi à trouver une référence. Pourriez-vous être plus explicite ?]
        Il y a une très belle vidéo qui en parle : https://www.youtube.com/watch?v=qVZhwYupcg4&ab_channel=TheGreatReview
        Pour résumer, c’est un jeu lancé par Reddit, qui a mis ensemble des communautés très différentes, dans un échange parfois constructif, parfois destructeur. Le titre de la vidéo résume tout : « la géopolitique expliquée avec des pixels ».
         
        [Certes. Mais pour cultiver cette minorité, il faut un sol favorable. Car il faut semer des milliers de graines pour qu’une d’entre elles germe et « fasse avancer la connaissance humaine ». Et vous ne pouvez pas savoir d’avance laquelle. Tous les chercheurs ne trouvent pas, mais il vous faut faire travailler beaucoup de chercheurs pour avoir une chance raisonnable que l’un d’eux trouve. Un peuple curieux produira plus facilement ce 1% qui « fera avancer la connaissance humaine » (et sera plus disposé à le financer) qu’un peuple nourri aux exploits de Nabila.]
        Tout à fait. Mais des « Nabila » ou équivalent ont toujours existé. Ce qui nous ramène au fait que la question de la curiosité est complexe. Il ne suffit pas de poser l’existence de « Nabila », il faut donner sa place, son importance, la comparer avec les « Nabila » du passé, etc.
         
        [[Que les progressistes soient minoritaires ne veut pas dire qu’ils sont persécutés, ou ignorés, bien au contraire, ils sont généralement soutenus par de larges forces de la population, du moins dans nos sociétés et à l’époque récente.]
        Vous auriez un exemple ? Parce que de ce que je peux voir, on crache sur l’idée même de « progrès » matin, midi et soir dans nos médias. Même le mot a été galvaudé, au point qu’on qualifie un Macron de « progressiste ».]
        Un exemple ? La silicon valley ! L’académie des sciences ! Le CNRS ! Je pense pouvoir en trouver une centaine d’autre du même type si vous le souhaitez. Le fait qu’une certain catégorie de gens ramène un certain mot à une seule de ses acceptions ne doit pas nous aveugler sur la complexité des choses. « Progressiste », ne veut pas seulement dire « progrès social ».
         
        [[Tout à fait. Mais il faut ajouter une question : à quel point ce « zapping », permettant des liens inédits entre les choses, a permis l’émergence d’idées qui n’auraient pas vu le jour sans cela ?]
        Je ne sais pas, mais une idée qui surgit du balayage aléatoire d’images ne peut être qu’une mauvaise idée…]
        Déjà, cela se discute. Mais surtout : qui a dit que le zapping était seulement aléatoire ? Il contient une part d’aléatoire, bien sûr, mais il est aussi fortement guidé par nos caprices, notre fantaisie, nos désirs en somme. Voyez tout le travail fourni par les géant du net pour organiser ce zapping, par le moyen des suggestions que nous font leurs algorithmes. Le zapping est une construction faite d’une part de nouveauté et d’une part de connu, et à ce titre il est parfaitement capable de susciter des liens inédits, au même titre en somme que « les gens différents » dont vous parliez plus haut…
         

        • Descartes dit :

          @ Phael

          [« C’est que je fais une différence entre savoir et érudition. » C’était un des points que j’évoquais depuis le début : votre article n’est pas un éloge de la curiosité, mais d’une certaine curiosité, ce qui n’est pas exactement pareil.]

          Bien entendu, le terme « curiosité » admet plusieurs définitions. J’associe personnellement la curiosité au désir de comprendre. Il ne s’agit donc pas pour le curieux d’accumuler des savoirs comme un collectionneur accumule des pièces, mais d’établir entre ces savoirs des liens qui permettent de donner aux observations une structure.

          [J’ai passé ma vie entière sur des « pourquoi » et je pense que vous vous trompez. Ce qui fait apparaître le « pourquoi », c’est l’échec.]

          Si seulement il était ainsi… malheureusement, ce n’est pas le cas. Devant l’échec, il est rare qu’on aboutisse à une véritable interrogation. Combien de gens, devant un échec, cherchent véritablement à remonter aux causes ? Le plus souvent, la réponse à un échec est plutôt une justification. C’est pourquoi le rôle de l’autre est essentiel : sans le regard de l’autre, nous pouvons toujours réagir à l’échec en expliquant que c’est la faute de la météo, des collègues, du monde cruel, bref, de choses sur lesquelles on n’a aucun contrôle. Et devant nous-mêmes, nous pouvons toujours soutenir ce type de discours parce qu’il nous exonère de toute responsabilité. C’est la difficulté de soutenir ce genre de discours devant les autres qui oblige à regarder les réalités en face.

          [Après, il faut bien avoir conscience que l’échec est une formidable machine à « pourquoi », mais seulement dans un pouillème de cas. La plupart du temps, l’échec ne fait pas bouger les gens, ou plus exactement pas comme il faut.]

          L’échec n’est une « machine à pourquoi » que lorsqu’il y a une pression extérieure. Autrement, on met rapidement l’échec sous le tapis et on passe à autre chose. Il y a certes, des gens chez qui il y a une pression intérieure, un « plaisir à comprendre » qui les pousse à se poser des questions sur leurs échecs même en l’absence de pression extérieure, mais ils sont très rares.

          [Votre idée est intéressante. Nous touchons là a un des grands mouvements de notre époque, que vous avez beaucoup contribué à décrire, en ce qui me concerne du moins. Ceci dit, cette idée est un peu trop laconique pour ce qui touche à notre question, parce que là encore elle ne fait ressortir qu’un élément (la segmentation sociale) là où il y en a plusieurs (par exemple, la désinhibition que permet l’anonymat, qui est bien qualitative, elle).]

          C’est discutable. L’anonymat apparaît déjà quand les paysans quittent leurs villages – où les détails de la lignée et de la vie de chacun étaient connus de tous, et où la réputation était un élément important – pour se fondre dans l’anonymat des villes. On était beaucoup moins « inhibé » à intervenir dans un meeting urbain que dans une réunion de village, à insulter un interlocuteur trouvé dans le métro que celui qu’on croise dans une foire ou tout le monde se connaît. Est-ce que l’anonymat qui procure internet est qualitativement différent, ou n’est que l’accentuation du phénomène ? Je penche plutôt pour la seconde option.

          [« « Par ailleurs, vous n’avez retenu que mon premier exemple. Qu’en est-il selon vous de r/place ? » » « Je ne connais pas ce site, et je n’ai pas réussi à trouver une référence. Pourriez-vous être plus explicite ? » Il y a une très belle vidéo qui en parle : https://www.youtube.com/watch?v=qVZhwYupcg4&ab_channel=TheGreatReview
          Pour résumer, c’est un jeu lancé par Reddit, qui a mis ensemble des communautés très différentes, dans un échange parfois constructif, parfois destructeur. Le titre de la vidéo résume tout : « la géopolitique expliquée avec des pixels ».]

          Je n’ai pas très bien compris le rapport de ce « jeu » avec la question. C’est un « wargame » qui peut être jugé amusant ou névrotique, mais on ne voit pas très bien en quoi cela permet un échange d’idées. Au contraire, c’est une illustration du vide total : des gens qui passent leur temps à se battre… pour pouvoir afficher un dessin ? C’est le « quart d’heure de gloire » de Warhol à la puissance mille.

          [Tout à fait. Mais des « Nabila » ou équivalent ont toujours existé.]

          Je ne suis pas persuadé. J’essaye de trouver un équivalent dans « le monde d’avant », et je ne trouve pas. Les midinettes pouvaient s’intéresser à la vie des grands de ce monde, des stars de cinéma… mais qu’on s’intéresse à la vie d’une personne dont la vie n’a rien de remarquable, et qui pour couronner le tout exhibe son ignorance et sa vulgarité ? Non, franchement, je ne vois pas d’exemple.

          [« « Que les progressistes soient minoritaires ne veut pas dire qu’ils sont persécutés, ou ignorés, bien au contraire, ils sont généralement soutenus par de larges forces de la population, du moins dans nos sociétés et à l’époque récente. » » « Vous auriez un exemple ? Parce que de ce que je peux voir, on crache sur l’idée même de « progrès » matin, midi et soir dans nos médias. Même le mot a été galvaudé, au point qu’on qualifie un Macron de « progressiste ». » Un exemple ? La silicon valley ! L’académie des sciences ! Le CNRS !]

          Pardon, mais d’où voyez-vous le CNRS ou l’Académie des sciences « soutenues par de larges forces de la population » ? A votre avis, combien dans les « larges forces de la population » seraient en mesure de vous dire à quoi sert l’Académie des sciences, ou même s’il en existe une ? Quant à la « Silicon valley », je ne vois pas ce que « soutenus par des larges forces de la population » peut vouloir dire dans ce contexte.

          Je suis désolé de vous décevoir, mais non seulement les progressistes sont minoritaires, mais en plus ils ne sont guère « soutenus par des larges forces de la population », au contraire : la doxa actuelle est plutôt anti-progrès. Et pas seulement sur la question du « progrès social ». Rares sont les commentateurs, les intellectuels, les politiques, qui d’une manière générale considèrent que les sociétés humaines vont vers un « mieux », qui pensent que les découvertes scientifiques ou technologiques améliorent globalement notre vie.

          [Déjà, cela se discute. Mais surtout : qui a dit que le zapping était seulement aléatoire ? Il contient une part d’aléatoire, bien sûr, mais il est aussi fortement guidé par nos caprices, notre fantaisie, nos désirs en somme.]

          Non, justement. Revenons à l’origine du terme : changer de chaîne pour aller voir un programme qui vous intéresse, ce n’est pas vraiment du zapping. Le zapping consiste à changer de chaine « pour voir ce qu’il y a dans les autres », et le résultat est, par conséquent, aléatoire.

          Nous commençons à avoir un retour d’expérience, puisqu’Internet a maintenant plus de vingt ans. Si on est optimiste comme vous, on s’attend à constater qu’en découplant la disponibilité des savoirs et les échanges, la toile aurait produit une explosion de la création scientifique et une hausse massive du niveau culturel dans les pays où il s’est le plus développé. Pensez-vous que ce soit le cas ? Les théories politiques, économiques, scientifiques qui continuent à alimenter la réflexion restent celles qui ont été fabriquées sur du papier. Il n’y a ni un Descartes, ni un Hobbes, ni un Hegel, ni un Marx, ni un Sartre, ni un Einstein, ni un Planck numériques. La toile produit de l’activité, de l’agitation. Mais rien d’autre. Des modes qui viennent et qui vont, des combats comme sur « Place » sans d’autre but que d’exister…

          • Phael dit :

            @ Descartes
             
            [Le plus souvent, la réponse à un échec est plutôt une justification. C’est pourquoi le rôle de l’autre est essentiel : sans le regard de l’autre, nous pouvons toujours réagir à l’échec en expliquant que c’est la faute de la météo, des collègues, du monde cruel, bref, de choses sur lesquelles on n’a aucun contrôle. Et devant nous-mêmes, nous pouvons toujours soutenir ce type de discours parce qu’il nous exonère de toute responsabilité. C’est la difficulté de soutenir ce genre de discours devant les autres qui oblige à regarder les réalités en face.]
            J’en arrive à me dire que vous avez des difficultés avec la notion de « multi-factoriel ». Vous ramenez tout à une cause unique. Dans la vie, une chose peut avoir plusieurs causes, plusieurs déclencheurs. La cause que vous évoquez est juste, je l’ai déjà dit et le redis donc ici. Mais ce n’est pas la seule. La remise en cause PEUT venir des autres et elle PEUT venir simplement des échecs de la vie (j’ai raté mon examen, ma voiture ne démarre pas, j’ai fais un mauvais investissement en bourse, etc.). Comment cela s’organise-t-il, dans quelle proportion chaque cause intervient-elle, sépare-t-on réellement les causes dans notre vécu intime, et comment ? Ce genre de question est complexe. Si l’on veut traiter sérieusement du sujet, il ne suffit pas de se mouiller le doigt et de sortir son expérience personnelle, si véridique et sincère soit-elle.
             
            [Votre idée est intéressante. Nous touchons là a un des grands mouvements de notre époque, que vous avez beaucoup contribué à décrire, en ce qui me concerne du moins. Ceci dit, cette idée est un peu trop laconique pour ce qui touche à notre question, parce que là encore elle ne fait ressortir qu’un élément (la segmentation sociale) là où il y en a plusieurs (par exemple, la désinhibition que permet l’anonymat, qui est bien qualitative, elle).
            C’est discutable. L’anonymat apparaît déjà quand les paysans quittent leurs villages – où les détails de la lignée et de la vie de chacun étaient connus de tous, et où la réputation était un élément important – pour se fondre dans l’anonymat des villes. On était beaucoup moins « inhibé » à intervenir dans un meeting urbain que dans une réunion de village, à insulter un interlocuteur trouvé dans le métro que celui qu’on croise dans une foire ou tout le monde se connaît. Est-ce que l’anonymat qui procure internet est qualitativement différent, ou n’est que l’accentuation du phénomène ? Je penche plutôt pour la seconde option.]
            Moi aussi, je penche pour la seconde option. Ce qui ne change rien à la pertinence de mon propos : un changement quantitatif est aussi un facteur à prendre en compte. Vous avez tout ramené à un seul facteur là où il y en a plusieurs – et je ne prétends pas les avoir cités tous.
             
            [Je n’ai pas très bien compris le rapport de ce « jeu » avec la question.]
            C’est pourtant simple : vous dites que sur internet, on ne rencontre pas de personnes différentes. Dans r/place, ils ont rencontré des personnes différentes. C’était même le but avoué de Reddit ! Les gens ont négocié, se sont affrontés, on fait des compromis, parce qu’ils se parlaient entre communautés différentes.
             
            [C’est un « wargame » qui peut être jugé amusant ou névrotique, mais on ne voit pas très bien en quoi cela permet un échange d’idées.]
            C’est pour cela que j’avais cité aussi SciHub. Un article scientifique, c’est une idée, du moins une forme d’idée parmi d’autres. Et n’oublions pas qu’avec r/place et SciHub, je n’ai fait que donner deux exemples à la volée, il y en a beaucoup d’autres.
            Encore une fois, mon propos n’est pas de dire « internet, c’est positif pour la curiosité ». Mon propos est de dire « internet contient du positif pour la curiosité ». Ce n’est pas exactement la même chose. Je ne fais en somme que proférer une sorte d’évidence de base, à la normande, « p’tet ben que oui, p’tet ben que non », « Ah ma brave dame, si y a pas que du bon, y a pas que du mauvais non plus »… Et cinq minutes à réfléchir sur la question suffisent à voir que c’est juste. Le problème qui survient derrière, c’est d’évaluer chaque part. Et là, c’est une question très complexe, qui dépasse clairement mes compétences et les vôtres. Sur cette question, vous avez évoqué des anecdotes, j’en ai évoqué d’autres, et je ne pense pas que nous ayons beaucoup avancé, parce qu’une question pareille ne se traite pas avec des anecdotes.
             
            [Au contraire, c’est une illustration du vide total : des gens qui passent leur temps à se battre… pour pouvoir afficher un dessin ?]
            Et aux échecs, on passe son temps à se battre pour prendre un petit bout de bois. Là nous entrons dans une discussion sur l’intérêt du jeu (pas seulement ce jeu-là précisément, mais le jeu au sens large). Je ne vous surprendrais guère en disant – à nouveau – que c’est une question complexe ! Mais pour celle-là, j’ai les compétences qu’il faut. Si vous le souhaitez, donc, je vous laisse le premier coup de la partie : à vous de me dire si vous désirez que l’on développe…
             
            [Pardon, mais d’où voyez-vous le CNRS ou l’Académie des sciences « soutenues par de larges forces de la population » ? A votre avis, combien dans les « larges forces de la population » seraient en mesure de vous dire à quoi sert l’Académie des sciences, ou même s’il en existe une ?]
            Ce que je disais, c’est que les inventeurs sont très peu nombreux, mais que les personnes qui les soutiennent sont beaucoup plus nombreuses qu’eux. Cela me semblait un truisme. J’ai parlé de « large forces de la population ». « Force » et « large » sont des mots polysémiques. « Force », peut évoquer le nombre, mais aussi la puissance. Par exemple, peu de gens mais très riches, c’est une force. « Large », de son côté, évoque une importance, mais sans préciser laquelle. C’est bien sûr volontaire, car je ne sais pas évaluer cette force. Cependant, un simple coup d’œil sur notre société amène à la conclusion que cette force n’est pas négligeable. Le soutien peut se faire de plusieurs manières : par des distinctions (les prix scientifiques), par des institutions (le CNRS, l’Académie des sciences, mais aussi les universités), par des investissements (et c’est là que je plaçais la Silicon Valley ; les GAFAM par exemple représentent 2 000 milliards de capitalisation, c’est beaucoup), ou simplement par des achats (quand on achète un Cookeo, par exemple, on achète du progrès, cela vaut aussi pour une télé plus grande, une console plus rapide, une voiture plus économe, etc.).
             
            [Je suis désolé de vous décevoir, mais non seulement les progressistes sont minoritaires, mais en plus ils ne sont guère « soutenus par des larges forces de la population », au contraire : la doxa actuelle est plutôt anti-progrès. Et pas seulement sur la question du « progrès social ». Rares sont les commentateurs, les intellectuels, les politiques, qui d’une manière générale considèrent que les sociétés humaines vont vers un « mieux », qui pensent que les découvertes scientifiques ou technologiques améliorent globalement notre vie.]
            Mais vous ne me décevez pas, cher ami. Seulement, la réalité est plus compliquée que cela. Là encore, vous prenez un élément dont vous faites l’élément unique. Les anti-progressistes existent, ils ont toujours existé, peut-être plus aujourd’hui qu’avant, c’est bien possible. Peut-être même sont-ils majoritaires. Mais les progressistes existent aussi, et toutes les autres nuances existent, entre les deux positions extrêmes.
            Dans tous les cas, cela ne change rien à la validité de mon affirmation : j’ai seulement dit que les inventeurs, très peu nombreux, sont soutenus par des forces importantes, en nombre ou en influence. Peut-être sont-ils mal soutenus, peut-être pas assez, ou au contraire peut-être trop, mais dans tous les cas : ils ne sont pas seuls. La part « progressiste » de la société les dépasse, et de très loin. Je crois que c’est une simple évidence.
             
            [Nous commençons à avoir un retour d’expérience, puisqu’Internet a maintenant plus de vingt ans. Si on est optimiste comme vous… ]
            Optimiste ? Je dis qu’il faut évaluer l’importance du négatif et du positif avant de pouvoir se faire un avis, en ajoutant que je n’ai pas la réponse, parce que c’est une question complexe. Je ne vois pas où est mon « optimisme » dans tout ça. J’ai plutôt l’impression de débiter d’ordinaires lapalissades.
             
            [on s’attend à constater qu’en découplant la disponibilité des savoirs et les échanges, la toile aurait produit une explosion de la création scientifique et une hausse massive du niveau culturel dans les pays où il s’est le plus développé. Pensez-vous que ce soit le cas ? ]
            De mon point de vue, oui, c’est le cas. J’ai appris 10 fois avec internet ce que j’aurais appris sans. Mais mon point de vue n’a aucun intérêt, pas plus que le vôtre.
            C’est la vue globale qui a de l’intérêt. C’est une chose que j’ai apprise grâce à internet.
             
            [Les théories politiques, économiques, scientifiques qui continuent à alimenter la réflexion restent celles qui ont été fabriquées sur du papier. Il n’y a ni un Descartes, ni un Hobbes, ni un Hegel, ni un Marx, ni un Sartre, ni un Einstein, ni un Planck numériques. La toile produit de l’activité, de l’agitation. Mais rien d’autre. Des modes qui viennent et qui vont, des combats comme sur « Place » sans d’autre but que d’exister…]
            Ce n’est pas sérieux ! Vous comparez la production intellectuelle de quatre siècles avec celle d’une période de vingt ans !
             

            • Descartes dit :

              @ Phael

              [J’en arrive à me dire que vous avez des difficultés avec la notion de « multi-factoriel ». Vous ramenez tout à une cause unique. Dans la vie, une chose peut avoir plusieurs causes, plusieurs déclencheurs. La cause que vous évoquez est juste, je l’ai déjà dit et le redis donc ici. Mais ce n’est pas la seule.]

              La seule non, mais elle est largement dominante. Les gens qui, devant un échec, l’attribuent spontanément à leurs propres défaillances plutôt qu’à une cause extérieure existent certainement, mais en mon expérience elles sont très rares. Sans un regard extérieur, l’immense majorité d’entre nous a tendance à s’exonérer en cherchant un responsable ailleurs.

              [« Je n’ai pas très bien compris le rapport de ce « jeu » avec la question. » C’est pourtant simple : vous dites que sur internet, on ne rencontre pas de personnes différentes. Dans r/place, ils ont rencontré des personnes différentes. C’était même le but avoué de Reddit ! Les gens ont négocié, se sont affrontés, on fait des compromis, parce qu’ils se parlaient entre communautés différentes.]

              Mais en quoi étaient-elles si « différentes » ? En quoi résidait leur « différence » ? Le fait d’avoir défendu un petit cœur rose plutôt qu’un petit lapin rouge implique une vision différente du monde, un projet d’avenir distinct ? Lorsque je parlais de l’intérêt de « rencontrer des personnes différentes », je parlais bien entendu de personnes qui ont une analyse différente, et non de personnes qui n’aiment pas le même café que vous.

              [Encore une fois, mon propos n’est pas de dire « internet, c’est positif pour la curiosité ». Mon propos est de dire « internet contient du positif pour la curiosité ». Ce n’est pas exactement la même chose.]

              J’ai bien compris, mais je ne vois toujours pas un exemple concret. Le « jeu » dont vous avez parlé plus haut a peut-être conduit à développer des stratégies amusantes, mais on ne voit pas très bien ce que la curiosité vient faire dans cette affaire.

              [Je ne fais en somme que proférer une sorte d’évidence de base, à la normande, « p’tet ben que oui, p’tet ben que non », « Ah ma brave dame, si y a pas que du bon, y a pas que du mauvais non plus »…]

              Sauf que j’attends toujours que vous me donniez un exemple du peu de « bon » qu’il y a là dedans… Je parle bien entendu en matière de CURIOSITE. Il est évident qu’en termes d’accessibilité de l’information, Internet apporte un plus incontestable.

              [« Au contraire, c’est une illustration du vide total : des gens qui passent leur temps à se battre… pour pouvoir afficher un dessin ? » Et aux échecs, on passe son temps à se battre pour prendre un petit bout de bois.]

              Je n’ai jamais prétendu que le jeu d’échecs développe la curiosité. Il a probablement l’effet inverse, et c’est pourquoi des autistes peuvent en jouer à très haut niveau. Encore une fois, la question qui m’intéresse ici c’est celle de la CURIOSITE. Je ne dis pas que les jeux comme celui que vous avez décrit sur Reddit ou le jeu d’échecs soient sans intérêt. Ce que je dis, c’est qu’ils n’ont aucun effet positif sur la curiosité des gens…

              [Ce que je disais, c’est que les inventeurs sont très peu nombreux, mais que les personnes qui les soutiennent sont beaucoup plus nombreuses qu’eux. Cela me semblait un truisme.]

              C’est en effet un truisme. Mais ce n’est pas ce que vous avez écrit.

              [J’ai parlé de « large forces de la population ». « Force » et « large » sont des mots polysémiques. « Force », peut évoquer le nombre, mais aussi la puissance. Par exemple, peu de gens mais très riches, c’est une force. « Large », de son côté, évoque une importance, mais sans préciser laquelle.]

              Pas vraiment. « large » et « puissant » ne sont pas synonymes. Lorsqu’on parle d’un « large soutien », on fait référence au nombre, alors que l’expression « puissant soutien » fait référence à la force. Lorsqu’on parle d’une idée « largement soutenue », on évoque un soutien nombreux et distribué, alors qu’une idée « puissamment soutenue » évoque l’idée d’un soutien par « ceux qui comptent ».

              Pour ce qui concerne l’Académie des sciences ou le CNRS, on peut parler à la rigueur d’un « puissant soutien », puisque les élites de la République tendent à suivre leurs recommandations. Mais parler d’un « large soutien » me paraît d’une grande exagération.

              [Le soutien peut se faire de plusieurs manières : par des distinctions (les prix scientifiques), par des institutions (le CNRS, l’Académie des sciences, mais aussi les universités),]

              Faites la somme de tous les prix scientifiques, et vous n’arriverez même pas à égaler un tirage du Loto…

              [par des investissements (et c’est là que je plaçais la Silicon Valley ; les GAFAM par exemple représentent 2 000 milliards de capitalisation, c’est beaucoup), ou simplement par des achats (quand on achète un Cookeo, par exemple, on achète du progrès, cela vaut aussi pour une télé plus grande, une console plus rapide, une voiture plus économe, etc.).]

              Encore faut-il savoir si ceux qui achètent ou investissent ont CONSCIENCE de ce progrès. Parce que la question sur laquelle on échangeait n’était pas de savoir si les gens aimaient les résultats du progrès, mais s’ils adhéraient à l’IDEE de progrès. Je vous rappelle votre formule : « que les progressistes soient minoritaires ne veut pas dire qu’ils sont persécutés ou ignorés ». On peut parfaitement emprunter l’argent chez les juifs et être antisémite, l’histoire l’a largement montré !

              [Mais vous ne me décevez pas, cher ami. Seulement, la réalité est plus compliquée que cela. Là encore, vous prenez un élément dont vous faites l’élément unique. Les anti-progressistes existent, ils ont toujours existé, peut-être plus aujourd’hui qu’avant, c’est bien possible. Peut-être même sont-ils majoritaires. Mais les progressistes existent aussi, et toutes les autres nuances existent, entre les deux positions extrêmes.]

              Qui a dit le contraire ?

              [Dans tous les cas, cela ne change rien à la validité de mon affirmation : j’ai seulement dit que les inventeurs, très peu nombreux, sont soutenus par des forces importantes, en nombre ou en influence.]

              Non. Vous avez dit que « les progressistes sont soutenus par des LARGES forces DE LA POPULATION ». Ce n’est pas tout à fait la même chose. Votre expression implique non seulement un soutien de « forces importantes en influence », mais évoque un véritable soutien « populaire ». Et je le répète, ce n’est absolument pas le cas, comme les polémiques pendant la pandémie l’ont montré.

              [« on s’attend à constater qu’en découplant la disponibilité des savoirs et les échanges, la toile aurait produit une explosion de la création scientifique et une hausse massive du niveau culturel dans les pays où il s’est le plus développé. Pensez-vous que ce soit le cas ? » De mon point de vue, oui, c’est le cas. J’ai appris 10 fois avec internet ce que j’aurais appris sans. Mais mon point de vue n’a aucun intérêt, pas plus que le vôtre.]

              Parlez pour vous. Il est clair que la comparaison que vous faites est une comparaison impossible : comment pouvez-vous savoir ce que vous auriez appris sans la toile ? Et un « point de vue » fondé sur une comparaison impossible n’a aucun intérêt. Mais mon point de vue n’est pas fondé sur ce type de comparaison. Je me base surtout sur les rapports qui montrent une baisse systématique du niveau culturel et même de la création scientifique dans les pays où la toile s’est le plus rapidement développé. Plusieurs auteurs notent combien le nombre de découvertes fondamentales ralentit à partir des années 1980…

              [« Il n’y a ni un Descartes, ni un Hobbes, ni un Hegel, ni un Marx, ni un Sartre, ni un Einstein, ni un Planck numériques. La toile produit de l’activité, de l’agitation. Mais rien d’autre. Des modes qui viennent et qui vont, des combats comme sur « Place » sans d’autre but que d’exister… » Ce n’est pas sérieux ! Vous comparez la production intellectuelle de quatre siècles avec celle d’une période de vingt ans !]

              Certainement pas. Je ne m’attends pas à trouver depuis 2000 un Descartes ET un Hobbes ET un Hegel ET… etc. Un seul penseur de ce niveau me suffirait comme contre-exemple. En avez-vous un à proposer ? Là encore, on est devant une sorte de paradoxe de Solow : alors que votre vision devrait conduire mécaniquement à une explosion de la création intellectuelle, c’est le contraire qu’on observe. Le XXème siècle fut le siège de révolutions intellectuelles sans nombre, toutes faites sur du papier. Nous en sommes au premier quart du XXIème… et on ne voit pas grande chose venir. Tout au plus l’exploitation technologique avec des outils de plus en plus sophistiqués des idées du siècle dernier. Comparez la créativité de la période 1900-1925 avec celle de la période 2000-2025. Qu’est ce que vous tirez comme conclusion ?

  23. KerSer dit :

    Votre petite histoire d’intégrales me rappelle un peu le début de mes années d’étudiant (génie atomique dans une très bonne université américaine, pour donner le contexte), où j’avais pris l’habitude de compenser certains mauvaise habitudes par certaines d’autres, meilleurs celles-ci.En un mot, de mauvaises habitudes de sommeil ont conduit à un certain niveau absentéisme. Mes notes auraient dû beaucoup plus en souffrir qu’elles ne l’ont fait, mais comme je faisais un effort de lire les manuels, et de les comprendre, je réussisais pas mal. Bien sûr, cela est devenu impossible à un moment, les professeurs enseignant des matières qui ne se trouvaient pas en totalité dans les manuels, où ayant une manière de les présenter différente de ceux-ci, sans parler du fait qu’on ne peut pas poser de questions à un livre.Je dis tout ça non pas pour m’en flatter – au contraire, je n’en suis pas très fier aujourd’hui – mais parce que j’en retiens deux choses : Premièrement, cette pratique que j’avais et que la lecture de ce billet m’a rappelée, celle de vraiment prendre le temps de lire les manuels et de faire un effort de les comprendre, était assez peu partagée par mes camarades. J’ai constaté assez tôt que la plupart (à part les très bons, peut-être) faisait une lecture assez artificielle et dépendait beaucoup plus des explications du prof pendant les cours et les “office hours”. Cela peut vous paraître étonnant, eh bien, ça me l’était tout autant à l’époque. Différence de culture, peut-être ? Deuxièmement, pour qu’on puisse apprendre d’un manuel de mathématiques, de physique, ou de chimie, il faut vraiment, à part avoir le goût de l’effort et de la curiosité, en effet très important, que le dit manuel soit écrit dans un langage clair, et qu’on ait un bon niveau en lecture (reading comprehension, comme un dit en anglais). Eh oui, la lecture, même pour les maths, c’est important ! Je dois dire que j’avais la chance d’avoir des parents qui encourageait la lecture dès un très jeune age, et qui méprisaient la télévision. Ce n’est pas le cas de tout le monde.

    • Descartes dit :

      @ KerSer

      [Je dis tout ça non pas pour m’en flatter – au contraire, je n’en suis pas très fier aujourd’hui – mais parce que j’en retiens deux choses : Premièrement, cette pratique que j’avais et que la lecture de ce billet m’a rappelée, celle de vraiment prendre le temps de lire les manuels et de faire un effort de les comprendre, était assez peu partagée par mes camarades. J’ai constaté assez tôt que la plupart (à part les très bons, peut-être) faisait une lecture assez artificielle et dépendait beaucoup plus des explications du prof pendant les cours et les “office hours”.]

      L’habitude de la lecture attentive est en effet fondamentale. On peut avoir de bonnes notes en allant en cours ou en lisant des polycopiés, mais la connaissance qu’on acquiert ainsi est très superficielle si elle n’est pas accompagnée par le travail en bibliothèque. Et c’est particulièrement vrai de la lecture des textes de référence : celui qui a lu le « Leviathan » ne suit pas un cours sur Hobbes de la même manière que celui qui compte sur le professeur pour lui expliquer le contenu. Celui qui a travaillé la mécanique quantique sur le Cohen-Tannoudji profite beaucoup plus du cours d’un professeur que celui qui découvre la matière.

      [Deuxièmement, pour qu’on puisse apprendre d’un manuel de mathématiques, de physique, ou de chimie, il faut vraiment, à part avoir le goût de l’effort et de la curiosité, en effet très important, que le dit manuel soit écrit dans un langage clair, et qu’on ait un bon niveau en lecture (reading comprehension, comme un dit en anglais). Eh oui, la lecture, même pour les maths, c’est important !]

      Je ne sais pas. A priori, un texte écrit avec pédagogie est plus profitable qu’un texte sans. Mais d’un autre côté, il ne faut pas non plus éliminer le côté « défi » de la chose. Apprendre des choses simples n’apporte pas le plaisir que peut apporter la compréhension de quelque chose de véritablement difficile. Je me souviens d’avoir eu un professeur de mathématiques en Terminale qui, conformément au programme, nous demandait d’admettre la construction de l’ensemble des nombres réels, car la démonstration était « trop difficile » pour nous. Personnellement, j’avais vécu cela comme un défi : j’avais été cherché un bon bouquin et j’avais bossé jusqu’à comprendre la chose, et j’en ai tiré un plaisir immense : vous vous souvenez, les coupures de Dedekind, c’était génial comme idée. Et franchement, une fois compris… je me suis toujours demandé ce qu’il y avait de « difficile » là dedans !

      [Je dois dire que j’avais la chance d’avoir des parents qui encourageait la lecture dès un très jeune age, et qui méprisaient la télévision. Ce n’est pas le cas de tout le monde.]

      J’avais les mêmes. Et des instituteurs dont le cri de guerre était : « prenez les livres, ils ne mordent pas ! ».

  24. Vincent dit :

    Petite question hors sujet sur la situation mahoraise…
     
    M. Darmanin, Ministre de l’Intérieur, programme depuis 1 ou 2 mois une grosse opération d’expulsion de squatteurs clandestins, en vue de les rapatrier aux Comores.
    Mais cela, on pouvait s’en douter, pose 2 problèmes : les Comores ont toujours refusé de reprendre leurs ressortissants ; le juge administratif a toujours refusé les expulsions collectives, ainsi que les évacuations forcées sans solution de relogement.
    Si, même moi, je sais cela, M. Darmanin aussi. Assurément, il n’a jamais pu imaginer que son opération se déroulerait comme prévu : il savait que ça allait se terminer en eau de boudin.
     
    Dès lors, quel intérêt de mener cette opération ? J’ai cru un moment qu’il avait bien tout anticipé, en négociant en sous-main avec les Commores, et en trouvant une subtilité pour forcer le juge administratif à laisser faire. Mais non, rien du tout.
    On comprend bien que l’intérêt immédiat est de parler d’autre chose que des retraites… Mais est ce que ça a vraiment un sens de faire cela pour se tourner en ridicule ensuite ?
    Qu’est ce qui peut donc sortir de bon pour le gouvernement d’une telle situation, à part démontrer son impuissance, et donner raison à ceux qu’il appelle “les extrêmes” ?

    • Descartes dit :

      @ Vincent

      [Si, même moi, je sais cela, M. Darmanin aussi. Assurément, il n’a jamais pu imaginer que son opération se déroulerait comme prévu : il savait que ça allait se terminer en eau de boudin. Dès lors, quel intérêt de mener cette opération ? J’ai cru un moment qu’il avait bien tout anticipé, en négociant en sous-main avec les Comores, et en trouvant une subtilité pour forcer le juge administratif à laisser faire. Mais non, rien du tout.]

      Quand quelque chose nous paraît irrationnel, c’est souvent – pas toujours, on ne peut pas exclure qu’il s’agisse de la simple incompétence… – parce qu’on n’a pas compris la rationalité de l’autre. Je ne suis pas dans la tête de Darmanin, mais je peux imaginer quelques explications. Par exemple, on sait que les autorités françaises sont sous pression de l’opinion à Mayotte pour « faire quelque chose ». Avec cette opération, elles montrent qu’elles agissent… et c’est la faute aux juges ou aux autorités comoriennes si les résultats ne sont pas aux rendez-vous. Si demain les élus locaux reprochent au ministre de l’intérieur de laisser les bidonvilles et la criminalité, Darmanin pourra toujours les diriger vers le juge administratif…

      La véritable question est de savoir si cette opération a été montée pour la réussir, ou pour montrer qu’on essaye. Je pense qu’ils seront nombreux à excuser l’échec de Darmanin sur le mode « lui, au moins, il a essayé ».

      [Qu’est ce qui peut donc sortir de bon pour le gouvernement d’une telle situation, à part démontrer son impuissance, et donner raison à ceux qu’il appelle “les extrêmes” ?]

      En quoi il donne raison aux « extrêmes » ? Qu’est-ce que les « extrêmes » proposent de faire dans la situation mahoraise ? Le juge administratif sera toujours là. A moins d’écrire noir sur blanc dans la loi qu’il n’y a pas d’obligation de relogement – et de réussir à vendre ça au Conseil constitutionnel – je ne vois pas comment on fait. A moins bien entendu de proposer un relogement massif aux frais de l’Etat des clandestins, ce que personne ne veut payer.

      • P2R dit :

        La question que je me pose, c’est surtout pourquoi ne coupe-t’on pas les vivres (et les visas) aux Comores tant qu’ils ne coopèrent pas ? 
        S’écraser devant les USA ou l’Allemagne, c’est pas glorieux mais bon, c’est de gros morceaux… mais la.. on dirait que ce gouvernement a peur de se faire des ennemis et préfère servir de paillasson a la terre entière… 

        • Descartes dit :

          @ P2R

          [La question que je me pose, c’est surtout pourquoi ne coupe-t’on pas les vivres (et les visas) aux Comores tant qu’ils ne coopèrent pas ?]

          Il faut comprendre que le président des Comores est lui aussi soumis à la pression de son opinion publique. Avons nous intérêt à le déstabiliser en l’humiliant publiquement ? Vous voyez-bien qu’après avoir montré les muscles lundi, les Comores ont finalement rouvert le robinet – discrètement – jeudi.

      • François dit :

        @Vincent et Descartes,
        Pour la petite anecdote, les mahorais surnomment les clandestins délinquants, les « enfants des juges ». Voilà, pour rebondir sur un autre échange, de nature à me conforter dans l’idée qu’il est grand temps de liquider cette engeance, pour la remplacer par des machines…

        • Descartes dit :

          @ François

          [Voilà, pour rebondir sur un autre échange, de nature à me conforter dans l’idée qu’il est grand temps de liquider cette engeance, pour la remplacer par des machines…]

          Une machine ne ferait pas mieux. Après tout, si les juges jugent ainsi, c’est aussi parce que le législateur fait des lois absurdes, du style du “droit au logement opposable”.

          • François dit :

            @Descartes,
            Nier que le politique a de lui-même posé sa tête sur le billot serait en effet mensonger. Néanmoins dans le cas présent, Catherine Vannier, qui oh comme c’est bizarre, est une ancienne vice-présidente du funeste Syndicat de la Magistrature, a bel et bien commis un abus de pouvoir caractérisé, en empiétant sur les prérogatives du juge administratif…

            • Descartes dit :

              @ François

              Je ne sais pas si elle a empiété sur le terrain du juge administratif. Il est admis que le juge judiciaire est le gardien des droits et libertés fondamentaux. Mais cette affaire illustre parfaitement les dangers du gouvernement des juges.

            • François dit :

              @Descartes,
              [Il est admis que le juge judiciaire est le gardien des droits et libertés fondamentaux.]
              Il me semble que le droit administratif français permet le référé liberté (qui a d’ailleurs déjà été utilisé pour l’opération Wuambushu). La « voie de fait » est donc caduque.
               
              Ajoutons à cela la consigne donnée par l’infâme SM, et l’abus de pouvoir est donc sans équivoque caractérisé, tant dans sa finalité que ses moyens. Un châtiment sans piété s’impose donc à l’encontre de cette engeance de Catherine Vannier et de l’infâme SM.

            • Descartes dit :

              @ François

              [Ajoutons à cela la consigne donnée par l’infâme SM, et l’abus de pouvoir est donc sans équivoque caractérisé, tant dans sa finalité que ses moyens.]

              Si on arrivait à prouver que le juge a agi en fonction des consignes donnés par le SM, ce serait bien pire qu’un abus de pouvoir, ce serait une forfaiture.

            • François dit :

              @Descartes
              [Si on arrivait à prouver que le juge a agi en fonction des consignes donnés par le SM, ce serait bien pire qu’un abus de pouvoir, ce serait une forfaiture.]
              Eh bien au vu des éléments apportés, la forfaiture est caractérisée. Un châtiment sans pitié, fut-il extra-légal s’impose donc.

            • Descartes dit :

              @ François

              [Eh bien au vu des éléments apportés, la forfaiture est caractérisée. Un châtiment sans pitié, fut-il extra-légal s’impose donc.]

              Pourriez-vous expliciter ce que vous appelez un “châtiment extra-légal” ?

            • François dit :

              [Pourriez-vous expliciter ce que vous appelez un “châtiment extra-légal” ?]
              Un châtiment dont les modalités de décision et d’application ne sont pas prévues par la loi tout simplement. Bref, en l’absence de procédure adéquate, assumer de répondre à un abus de droit par un abus de droit.
              Car ne nous y trompons pas, ce que Catherine Vannier fait en empêchant la France d’exercer sa souveraineté à Mayotte, avec sa situation dramatique, par sa forfaiture, c’est d’un crime de haute trahison dont elle se rend coupable.

            • Descartes dit :

              @ François

              [“Pourriez-vous expliciter ce que vous appelez un “châtiment extra-légal” ?” Un châtiment dont les modalités de décision et d’application ne sont pas prévues par la loi tout simplement.]

              Si je comprends bien vous remettez en cause le principe de la légalité des peines ? Franchement, je ne peux vous suivre dans cette direction. Une fois qu’on a fait sauter cette digue, tout est permis.

              [Car ne nous y trompons pas, ce que Catherine Vannier fait en empêchant la France d’exercer sa souveraineté à Mayotte, avec sa situation dramatique, par sa forfaiture, c’est d’un crime de haute trahison dont elle se rend coupable.]

              Soit le crime est prévu par le code, et alors peut être puni, soit il n’est pas prévu, et on ne peut l’invoquer. Après, si les Vannier de ce monde peuvent faire ce qu’ils font impunément, c’est qu’on les laisse faire. Parce que les instruments légaux existent pour gérer ce genre de comportement. Seulement voilà, nos concitoyens comprennent que certains actes sont nécessaires – même s’ils peuvent heurter la sensibilité – mais ne veulent pas les assumer. C’est surtout ça, le problème.

  25. Louis dit :

    @Descartes

    C’est pourquoi on a eu une phase « anarchiste » (on détruit tout) puis l’imposition de règles nouvelles aussi strictes que les anciennes.

    Ce que vous dites me paraît vrai en général, mais pas tant que ça lorsqu’on parle des professeurs en particulier. Au contraire – et je ne me l’explique justement pas -, j’ai l’impression de voir bon nombre de collègues, suspendus dans la vide, convaincus de la justesse de “l’anarchisme” de leurs devanciers, ne pas avoir de ligne de conduite, faisant une chose, disant le contraire, et vice versa. Si du moins ils suivaient des “règles nouvelles aussi strictes que les anciennes”, ils auraient au moins le bénéfice d’une ligne directrice. Ce qui n’est même pas le cas.

    Pas si évident. Pour en finir avec le « monde ancien », il a fallu attendre que ceux qui en avaient la mémoire disparaissent.

    Pourquoi ?

    C’est une analyse intéressante. Dans un papier que je prépare, je note combien dans l’enseignement supérieur la notion de travail, de discipline, d’effort a été remplacé par celle de « talent ».

    “Talent” dont le pendant dans l’enseignement secondaire est la “compétence”, devenue pierre de touche de la pédagogie. On ne juge plus un arbre à ses fruits, mais à sa croissance.

    Vous me remettez en mémoire une formule attribuée à Liszt. Après l’avoir entendu jouer une pièce très difficile, une comtesse lui avait déclaré « je donnerais trente ans de ma vie pour jouer comme vous ». Et Liszt de lui répondre « vous savez, c’est à peu près ce que cela m’a coûté ».

    Je vous en remercie.

    Votre commentaire m’a fait sourire parce que je le confronte aux pages « Campus » du journal « Le Monde », qui débordent de pleurnicheries de diverses catégories d’étudiants sur les efforts à les entendre inhumains qu’on leur demande. Internes de médecine, vétérinaires, élèves d’écoles de commerce… tous y passent. Et tous sont traumatisés parce qu’on exige d’eux qu’ils se confrontent aux réalités. Aujourd’hui, je lis qu’une élève vétérinaire est à bout parce qu’on l’envoie en stage à un abattoir, ce qui est « contraire à ses convictions » de végane…

    Pour la petite anecdote, j’attends la rentrée pour régler un problème de ce genre. Je n’ai pas l’habitude de prévenir mes élèves en avance des devoirs que je leur donne. Ils savent qu’ils doivent travailler chez eux, que je prendrais tout le temps nécessaire en cours ou en-dehors pour expliquer ce qu’on n’aurait pas compris, mais je n’accepte la loi que les élèves dictent à bon nombre de professeurs en exigeant d’être prévenus, pour mieux râler qu’on n’est pas prêt, que c’est trop tôt, qu’on a déjà d’autres devoirs dans d’autres disciplines… Bref, ils veulent être ménagés, ce qui n’est pas une bonne idée.
     
    Ayant donné la veille des vacances une dissertation à faire en quatre heures, beaucoup d’élèves ont protesté, certains d’entre eux se payant le luxe de ne pas venir, après avoir invoqué toutes les sottises que la mauvaise foi leur dictait. … Et je vais devoir batailler – quoi que je ne crois pas avoir gain de cause, en fin de compte, comme d’habitude – auprès de ma direction pour sanctionner ces absences, et rappeler à l’ordre ceux qui se permettent de prétendre choisir quand, où et comment ils doivent travailler. Un collègue m’a d’ailleurs fait remarquer que j’aurais dû réfléchir au fait que c’était le jour de l’aïd, et que j’aurais dû faire en fonction. Les baffes qui se perdent…

    Mais un interne n’est pas un travailleur. On ne lui demande pas de faire 60 heures tous les jours de sa vie, mais seulement pendant une période particulièrement intense, et cette intensité fait partie de sa formation, on aurait envie de dire, de son initiation.

    C’est d’ailleurs, toutes choses égales par ailleurs, ce que j’ai découvert en préparant l’agrégation. Deux années à ne faire que travailler ou presque. J’en garde maintenant un excellent souvenir, mâtiné de tendresse, à présent que le souvenir de la peine s’estompe. C’est pourtant parce que c’était pénible que c’était formateur.

    Pourquoi l’école ne peut-elle pas l’exploiter ?

    Bonne question.

    • Descartes dit :

      @ Louis

      [Ce que vous dites me paraît vrai en général, mais pas tant que ça lorsqu’on parle des professeurs en particulier. Au contraire – et je ne me l’explique justement pas -, j’ai l’impression de voir bon nombre de collègues, suspendus dans la vide, convaincus de la justesse de “l’anarchisme” de leurs devanciers, ne pas avoir de ligne de conduite, faisant une chose, disant le contraire, et vice versa.]

      Ce que vous dites m’étonne. J’ai beaucoup d’amis enseignants qui épousent avec enthousiasme la normative autour de la « diversité », de « l’écologie », de l’école « inclusive »… mais il est vrai que la déflagration provoquée à l’école par « l’anarchisme » de la génération précédente est tel que l’institution n’est plus capable d’imposer une normative.

      [« Pas si évident. Pour en finir avec le « monde ancien », il a fallu attendre que ceux qui en avaient la mémoire disparaissent. » Pourquoi ?]

      Parce que ceux qui ont connu autre chose savent que le « monde nouveau » n’est pas le seul possible. Pour que le « monde nouveau » soit vu comme naturel, comme le seul possible, il faut ne pas avoir connu autre chose.

      Votre commentaire m’a fait sourire parce que je le confronte aux pages « Campus » du journal « Le Monde », qui débordent de pleurnicheries de diverses catégories d’étudiants sur les efforts à les entendre inhumains qu’on leur demande. Internes de médecine, vétérinaires, élèves d’écoles de commerce… tous y passent. Et tous sont traumatisés parce qu’on exige d’eux qu’ils se confrontent aux réalités. Aujourd’hui, je lis qu’une élève vétérinaire est à bout parce qu’on l’envoie en stage à un abattoir, ce qui est « contraire à ses convictions » de végane…

      [Ayant donné la veille des vacances une dissertation à faire en quatre heures, beaucoup d’élèves ont protesté, certains d’entre eux se payant le luxe de ne pas venir, après avoir invoqué toutes les sottises que la mauvaise foi leur dictait. … Et je vais devoir batailler – quoi que je ne crois pas avoir gain de cause, en fin de compte, comme d’habitude – auprès de ma direction pour sanctionner ces absences, et rappeler à l’ordre ceux qui se permettent de prétendre choisir quand, où et comment ils doivent travailler. Un collègue m’a d’ailleurs fait remarquer que j’aurais dû réfléchir au fait que c’était le jour de l’aïd, et que j’aurais dû faire en fonction. Les baffes qui se perdent…]

      Tout à fait. Il y a beaucoup de vrai dans le vieux dicton « qui aime bien châtie bien ». Certains vous diront qu’écouter les demandes des élèves est une marque de respect envers eux. Moi je pense que c’est une forme d’abandon. Nous aimons tellement peu nos jeunes, que nous ne sommes pas prêts à faire l’effort de leur imposer une discipline, que nous préférons les abandonner à eux-mêmes.

      [C’est d’ailleurs, toutes choses égales par ailleurs, ce que j’ai découvert en préparant l’agrégation. Deux années à ne faire que travailler ou presque. J’en garde maintenant un excellent souvenir, mâtiné de tendresse, à présent que le souvenir de la peine s’estompe. C’est pourtant parce que c’était pénible que c’était formateur.]

      Je partage cette expérience. Je l’ai même faite deux fois ! Outre l’apprentissage qu’on en tire, ou peut-être à cause d’elle, il y a dans ces expériences une valeur initiatique. Une démonstration à soi même et au monde de ses capacités. Dans certaines tribus africaines, le jeune garçon doit aller seul tuer un fauve pour montrer qu’il est digne d’entrer dans le cercle des hommes. Et j’imagine que combattre à la lance un lion ou un léopard doit être à peu près aussi stressant que l’internat ou l’agrégation… et beaucoup plus risqué!

      • Louis dit :

        @Descartes
         

        Ce que vous dites m’étonne. J’ai beaucoup d’amis enseignants qui épousent avec enthousiasme la normative autour de la « diversité », de « l’écologie », de l’école « inclusive »… mais il est vrai que la déflagration provoquée à l’école par « l’anarchisme » de la génération précédente est tel que l’institution n’est plus capable d’imposer une normative.

         
        Certes, notre institution n’a plus les moyens d’imposer des règles ! Les mois dernier en fut, pour ma part, un exemple étonnant. Ce n’était cependant pas l’objet de ma remarque. Comme vos amis, mes collègues “épousent avec enthousiasme” les moutons en pâture dans un recoin de mon lycée, “l’accompagnement scolaire” ou cette affiche au style militaire “CA SUFFIT ! Je m’engage contre les violences homophobes et transphobes. Dans mon lycée, tous égaux, tous alliés”. Ce n’est pas leur enthousiasme que je remets en cause, et ce n’était d’ailleurs pas tant l’aspect directement politique de ce dernier que je mettais en balance.
         
        J’avais en tête le penchant qu’ont mes collègues envers les rapports personnels avec les élèves, cette volonté d’être “proche”, de les “connaître”, leur histoire, leurs déboires, leur intimité – mais aussi leurs croyances, leurs idées, leurs projets, leurs ambitions ou leurs rêves – et toute cette cohorte de choses qu’un professeur peut ne pas savoir, n’a pas toujours à savoir, ne doit pas savoir, ou du moins, dont il ne doit pas tenir compte, s’il le sait.
         
        Or bon nombre de mes collègues estime qu’on ne saurait enseigner sans en tenir compte, ce que je ne crois pas. C’est qu’ils veulent entretenir des rapports personnels avec les élèves, dans la mesure où la confiance acquise en s’immisçant dans la vie de tel élève leur donnerait un levier pour obtenir de lui qu’il “prenne au sérieux son travail”. Je m’y oppose par principe, mais les leurs sont sans cesse battus en brèche. Au fond, je les entends se plaindre que les élèves ne les aiment pas assez pour leur obéir. Ce serait amèrement cocasse si ce n’était pas tragique. C’est ce que j’entendais par “suspendus dans le vide” : leur méthode ne menant nulle part, ils ne savent plus où ils en sont, et sont prêts à s’en prendre à tout le monde tant qu’il ne faut pas remettre en cause les principes qui les animent.
         
        Aussi, “l’anarchisme” auquel je pensais touchait le rapport que l’institution instaure entre un professeur et ses élèves. Détruit, il ne reste “plus” que des rapports personnels, voués à l’échec (nul n’étant admirable en tout point). En un sens, vous avez raison de dire que c’est devenu la nouvelle règle, que tout le monde embrasse chaudement. Cependant, confronté à l’échec, ces normes ne sont d’aucun appui pour ceux qui en souffrent, précisément parce que, bien loin de reposer sur une institution, elle se fonde sur le rejet de l’institution (“l’école est barbante, pas moi”).
         
        Lorsqu’on parle du métier entre collègues, je passe pour un hurluberlu, mais je ne fais jamais aucun scandale, et nous pouvons de temps à autre prendre un peu de hauteur et discuter de méthodes et de principes, plutôt que d’un tel en bien (“trop choupinou”, “c’est une lumière”, “je l’adore”, etc.) ou en mal (“je comprends pas, je croyais qu’on avait un rapport de confiance…”, “il faut comprendre aussi, c’est une famille nombreuse, le père n’est pas là, c’est compliqué”, “moi je le laisse pas passer derrière moi, j’ai peur de ce qu’il pourrait faire”). Comme je ne suis pas un très bon orateur, je suppose que lorsque mes collègues sont d’accord avec moi, même du bout des lèvres, c’est que ce que je leur dis ne leur paraît pas complètement scandaleux. Et force m’est de reconnaître que bien des collègues reconnaissent que pareils rapports avec les élèves ne mènent nulle part, sans vouloir toutefois y renoncer. C’est ce qui me rendait perplexe.
         

        Il y a beaucoup de vrai dans le vieux dicton « qui aime bien châtie bien ». Certains vous diront qu’écouter les demandes des élèves est une marque de respect envers eux. Moi je pense que c’est une forme d’abandon. Nous aimons tellement peu nos jeunes, que nous ne sommes pas prêts à faire l’effort de leur imposer une discipline, que nous préférons les abandonner à eux-mêmes.

         
         
        Vous avez raison. Pour l’anecdote, je n’ai effectivement pas eu gain de cause… Les élèves musulmans s’étant dispensé de travailler n’ont pas été inquiétés. A cet égard, le surveillant général (enfin, le “C.P.E.” de la “vie scolaire”) m’a discrètement dit qu’il était prévu par la loi qu’un élève puisse opposer sa croyance aux autorités susceptibles de lui reprocher ses absences à l’école, lorsqu’il s’abstient de venir pour une fête religieuse. Je la crois sur parole, peut-être à tort, d’autant qu’elle m’avait fourni les références juridiques que je ne suis pas allé vérifier. Mais ce n’est pas tout !…
         
        L’une de mes élèves, découvrant l’étendue de son pouvoir, crut bon de faire valoir qu’elle avait été parmi les musulmans absents lors de l’aïd, pour faire valoir à qui voulait l’entendre qu’elle n’avait pas séché tel autre cours, mais que si je l’accusais d’avoir été absente, c’était une manière de me venger. En somme, il ne suffisait pas qu’elle n’eût pas zéro pointé pour ne pas s’être rendu comme il se doit en contrôle, encore fallait-il que je perde la face et que l’islam, qui l’avait si bien défendue, lui permette d’attaquer. J’ai perdu une semaine à voir mes supérieurs, mes collègues et la surveillance générale du lycée, pour éviter le scandale. Quel temps perdu… Enfin, là-dessus, j’ai eu gain de cause. Quand je vous disais qu’on a les victoires qu’on peut…
         

        Je partage cette expérience. Je l’ai même faite deux fois ! Outre l’apprentissage qu’on en tire, ou peut-être à cause d’elle, il y a dans ces expériences une valeur initiatique. Une démonstration à soi même et au monde de ses capacités. Dans certaines tribus africaines, le jeune garçon doit aller seul tuer un fauve pour montrer qu’il est digne d’entrer dans le cercle des hommes. Et j’imagine que combattre à la lance un lion ou un léopard doit être à peu près aussi stressant que l’internat ou l’agrégation… et beaucoup plus risqué!

         
        Quitte à parler de victoire, j’ai contribué à ce qu’un élève parte en classes préparatoires littéraires. Une jeune fille brillante qui est encore venu me demander au dernier cours ce qu’il attendant, si elle avait fait le bon choix, et si je pouvais lui conseiller des livres. Et ça, voyez-vous, c’est un autre genre de victoire, qui adoucit jusqu’à l’amertume.

        • Descartes dit :

          @ Louis

          [Certes, notre institution n’a plus les moyens d’imposer des règles !]

          Pour une institution éducative, avouez que c’est un problème majeur. D’autant plus grave que les autres institutions censées éduquer les citoyens en devenir – la famille en premier lieu – ont-elles aussi abandonné ce rôle.

          [J’avais en tête le penchant qu’ont mes collègues envers les rapports personnels avec les élèves, cette volonté d’être “proche”, de les “connaître”, leur histoire, leurs déboires, leur intimité – mais aussi leurs croyances, leurs idées, leurs projets, leurs ambitions ou leurs rêves – et toute cette cohorte de choses qu’un professeur peut ne pas savoir, n’a pas toujours à savoir, ne doit pas savoir, ou du moins, dont il ne doit pas tenir compte, s’il le sait.]

          Tout à fait d’accord. Le problème vient pour moi de l’idéologie anti-institutionnelle qui se développe à partir de la fin des années 1960. Séduits par les idées d’Ivan Illich, Althusser et consorts, l’enseignant n’accepte plus l’idée qu’il n’est que l’agent d’une institution, pour s’imaginer en allié de l’élève contre celle-ci. C’est là la contradiction fondamentale : l’enseignant est le représentant de l’institution censé dans sa tête aider l’élève à se rebeller contre l’institution… D’où l’ambiguïté : l’enseignant ne sait plus si son rapport avec l’élève est un rapport institutionnel ou personnel.

          [Or bon nombre de mes collègues estime qu’on ne saurait enseigner sans en tenir compte, ce que je ne crois pas.]

          Je suis à 100% d’accord avec vous. Ce qu’il faut comprendre, c’est que vous participez à une transmission institutionnelle, et non personnelle. Le rapport que vous entretenez avec l’élève ne tient pas de votre décision ou celle de l’élève, mais d’une réglementation. Même si l’élève et l’enseignant ont une marge de manœuvre, sur les fondamentaux ni l’un ni l’autre n’ont le choix. Or, les enseignants ont du mal à assumer ce rapport. Ils aimeraient croire que leurs élèves sont là non par obligation, mais par choix. D’où les tentatives de séduction que traduit cet intérêt pour l’élève en tant qu’individu. Mais cette position interdit d’imposer toute règle.

          [Au fond, je les entends se plaindre que les élèves ne les aiment pas assez pour leur obéir. Ce serait amèrement cocasse si ce n’était pas tragique.]

          Là encore, je partage totalement votre point de vue. L’enseignant – comme le parent – qui cherche à être aimé fait mal son travail. L’obéissance ne résulte pas d’un rapport individuel, mais d’un rapport institutionnel. Ce n’est pas par hasard si tous ceux qui ont une autorité – le maître, le médecin, le policier, le parent – ont derrière eux une institution – la famille, la médecine, l’Etat, la famille. Cela ne veut pas dire que les élèves n’aiment pas leurs enseignants, ou que cela ne fasse pas plaisir. Mais cela ne peut être un objectif. Et surtout, cela ne peut être le fondement de l’obéissance ou de la discipline.

          [Et force m’est de reconnaître que bien des collègues reconnaissent que pareils rapports avec les élèves ne mènent nulle part, sans vouloir toutefois y renoncer. C’est ce qui me rendait perplexe.]

          A entendre certains discours, j’ai l’impression – mais je ne connais pas en profondeur le milieu enseignant – qu’une certaine forme de prise de conscience s’amorce. Mais il est difficile pour les enseignants d’un certain âge admettre qu’ils ont fait fausse route – et encore plus d’accepter qu’au fond l’institution avait raison contre eux. Il est aussi difficile d’aller contre le discours dominant, sentimental et victimiste. Mais alors que l’institution est dans un état de déliquescence inquiétant, certaines équipes pédagogiques reconstruisent dans leur collège ou lycée une forme institutionnelle forte au niveau local. Ces expériences sont bien entendu marginales, mais elles sont à mon sens significatives.

          [J’ai perdu une semaine à voir mes supérieurs, mes collègues et la surveillance générale du lycée, pour éviter le scandale. Quel temps perdu… Enfin, là-dessus, j’ai eu gain de cause. Quand je vous disais qu’on a les victoires qu’on peut…]

          Il faudrait d’ailleurs approfondir cette question de « peur du scandale ». Pourquoi faudrait-il éviter le « scandale » ? Pourquoi les problèmes devraient-ils être cachés sous le tapis, au lieu d’être clairement formulés en public ? Si les anticléricaux avaient « évité le scandale », on n’aurait jamais eu la loi de 1905. La démocratie, on ne le répétera jamais assez, est un instrument pour gérer les conflits et les oppositions, et pas pour les faire disparaître. Démocratie et unanimité sont deux choses contradictoires. On ne demande pas aux élèves d’être d’accord avec le règlement de l’école. On leur demande de le respecter. Il faut habituer les jeunes à l’idée que la loi s’impose non parce qu’elle est bonne, mais parce que c’est la loi.

          [Quitte à parler de victoire, j’ai contribué à ce qu’un élève parte en classes préparatoires littéraires. Une jeune fille brillante qui est encore venu me demander au dernier cours ce qu’il attendant, si elle avait fait le bon choix, et si je pouvais lui conseiller des livres. Et ça, voyez-vous, c’est un autre genre de victoire, qui adoucit jusqu’à l’amertume.]

          « Les vraies conquêtes, les seules qui ne donnent aucun regret, sont celles qu’on fait sur l’ignorance » (Napoléon Bonaparte).

          • Louis dit :

            @Descartes
             

            Pour une institution éducative, avouez que c’est un problème majeur.

             
            Bien entendu. Dans l’ensemble et dans le détail, tout empêche que l’autorité descende ou monte, comme l’électricité passe dans un circuit fermé. Chacun s’occupe de son petit problème, moins par égoïsme que par nécessité : on est bien seul, qu’on soit professeur, surveillant, proviseur, etc. Du coup, même nos réussites se cantonnent à notre pré carré, ce qui en limite la portée, quand elle ne nuit pas à d’autres.
             

            D’autant plus grave que les autres institutions censées éduquer les citoyens en devenir – la famille en premier lieu – ont-elles aussi abandonné ce rôle.

             
            Le plus cocasse, c’est qu’il est parfaitement admis de reconnaître entre professeurs que les parents ne font plus leur boulot, mais strictement interdit de le dire au sujet des professeurs eux-mêmes. Et je ne parle pas d’attaques personnelles ! C’était au fond ce dont je vous avais déjà parlé : le professeur est seul face, voire contre, l’institution, si bien qu’avancer qu’un problème institutionnel non seulement nous concerne, mais encore nous implique*, passe pour une accusation.
             
            *Connaissez-vous cette plaisanteries que s’échangent les historiens de l’holocauste, quand ils se demandent à quel point tel ou tel a participé au massacre ? “Dans l’oeuf au bacon, la poule est concernée, le porc est impliqué”.
             
             

            Le problème vient pour moi de l’idéologie anti-institutionnelle qui se développe à partir de la fin des années 1960. Séduits par les idées d’Ivan Illich, Althusser et consorts, l’enseignant n’accepte plus l’idée qu’il n’est que l’agent d’une institution, pour s’imaginer en allié de l’élève contre celle-ci.

             
            C’est vrai. Je n’ai jamais pris le temps de lire Illich ou Althusser. Auriez-vous des livres d’eux à me recommander ?
             

            Or, les enseignants ont du mal à assumer ce rapport. Ils aimeraient croire que leurs élèves sont là non par obligation, mais par choix. D’où les tentatives de séduction que traduit cet intérêt pour l’élève en tant qu’individu. Mais cette position interdit d’imposer toute règle.

             
            C’est juste, pour les raisons que vous avez données, mais permettez-moi d’introduire un peu de dialectique… Cette contradiction, d’abord propre au corps professoral, correspondant aux intérêts du nouveau bloc dominant, ont fini par produire leurs effets. Le désarroi dont nous parlons est d’ordre intellectuel. Matériellement, les politiques menées au nom des intérêts qui expliquent aussi bien les contradictions intellectuelles dont nous parlons, ont privé l’école des moyens d’enseigner.
             
            Je vous rassure, je n’entame pas l’antienne du “manque de moyens”, qui, pour les mêmes raisons, je crois, augmentent sans cesse, comme du reste les moyens donnés à la solidarité nationale, à mesure que pour des raisons de budget on a sabordé l’école et l’industrie. Quand je parle de moyens, c’est au fonctionnement même de l’école que je pense.
             
            Prenons quelques cas concrets, que je tire de mon établissement : pour un lycée d’un millier d’élèves, une poignée d’hommes, moins d’une dizaine seulement, pour en assurer la surveillance. Ils doivent assurer le maintien de l’ordre, mais doivent en outre appliquer toute la politique “d’ouverture” de l’école. Par exemple, ils doivent prévenir immédiatement les parents par téléphone de cette absence, dans l’espoir parfaitement vain, entretenu par ceux qui décidèrent en haut-lieu qu’il le fallait, que les parents plus tôt prévenus, se sentiraient plus impliqués.
             
            D’abord, c’est un travail colossal, pour les raisons que j’évoquerai. Elle prive la surveillance d’un temps qu’elle pourrait passer à s’assurer de la bonne tenue des élèves (qu’elle ne fait donc plus que dans la précipitation, ce qui n’est jamais bon, quand elle ne le fait pas que par routine, ce qui est peut-être pire), à surveiller des élèves souhaitant travailler au calme, ou devant le faire par punition, ou ce qu’on voudra.
             
            Voire, on pourrait imaginer qu’au lieu de perdre du temps à prévenir les parents, ils l’emploient à relever auprès des professeurs, qui perdent leur temps à chaque début de cours à devoir allumer une machine, attendre qu’elle soit en marche, pour lancer un logiciel, afin de se connecter sur un site, pour y trouver de quoi faire un appel immédiatement reçu par la surveillance générale. Désolé d’avoir digressé.
             
            De fait, mon lycée n’a pas assez de surveillants pour remplir toutes ces missions et tenir en permanence assez de salles pour accueillir systématiquement tout ce qui veulent ou doivent travailler sans être en classe. Pour pallier cette pénurie, les renvois et les colles ont été de fait restreints : c’est aux professeurs à se plier aux besoins de la surveillance générale, et non le contraire. Ce n’est pas une bonne chose, je crois. L’intendance doit suivre. Elle précède.
             
            Aussi certains comportement doivent-ils être sanctionnés autrement, à charge pour le professeur de se débrouiller dans son coin. C’est une faiblesse à laquelle sont sensibles les élèves : ils sentent très bien, à défaut de savoir pourquoi, lorsque leur professeur “ne peut pas aller plus loin”. Les professeurs y perdent de l’autorité, non parce qu’ils dérogent à leur rang (ce qu’ils font par ailleurs, pour les raisons dont nous discutions, etc.), mais parce que le fonctionnement matériel du lycée fait pencher un peu plus le rapport de force en faveur des élèves, qui prennent conscience du recul de certaines limites.
             
            Cette prise de conscience se traduit en actes : d’autant plus que les professeurs perdent leur prestige qu’ils dégradent, les exigences matérielles de l’institution assure aux élèves de pouvoir se permettre ce qui ne saurait plus être sanctionné qu’en deçà d’un certain palier. Ces derniers ne s’en privent donc pas. Par exemple, faute de place en permanence, on ne peut plus renvoyer un élève en retard. Les élèves arrivent donc de plus en plus en retard. Les retardataires, en retour, nuisent considérablement à la bonne tenue de la classe, puisque aussi bien les élèves ponctuels sentent qu’ils ne sont plus tenus d’arriver à l’heure, s’il leur chantait.
             
            Sans pour autant pousser tous les élèves à ne plus venir qu’en retard, chaque retard dissipe l’attention de la classe, et retarde le travail. Le cours s’interrompt, des regards et des paroles s’échangent, on pousse un soupir, un gloussement, on consulte son téléphone, on fait le malin. Parmi ses amis arrivés avant lui, le retardataire fait figure de sauveur, parce qu’il interrompt le cours, et de héros, parce qu’il brave les autorités. L’honneur qui lui est fait  – et je vous prie de croire que dans des classes tenues par des collègues que je plains, ce sont de véritables charivaris – le pousse à l’audace. Comme à la guerre, reculer, c’est inviter ceux d’en face à poursuivre leur avance. Certains passent donc du retard à l’absence.
             
            Ces nouvelles absences alourdissent donc la charge des surveillants, qui doivent prévenir d’autant plus de parents. D’autant plus de parents sont donc excédés par ces messages quotidien, sans qu’ils puissent d’ailleurs régler le problème chez eux, n’ayant guère d’autorité sur leurs enfants. A ce nouveau problème, la force des choses impose la solution des vaincus : la concession. On se range du côté du plus fort. Ces messages, ces appels, ces convocations même, sont autant de témoignages éclatants de la faiblesse de l’école. Pourquoi, peuvent se dire les parents, se plier à des règles édictées par une école qui ne réussit même pas à faire plier mon gosse. Alors on couvre. Si mon lycée ne fait pas exception, on peut dire que les parents couvrent en général tous les retards et la plupart des absences.
             
            Ai-je besoin de continuer ? Je m’en veux déjà d’avoir été trop long, pour avoir voulu vous présenter dans le détail une partie d’un des problèmes dont souffre l’école. Si je m’arrête ici, vous aurez compris que je décris une cercle vicieux.
             
            De fait, si les professeurs ont voulu se passer de l’institution, cette dernière n’est aujourd’hui plus en mesure de les soutenir. Au fond, nous nous couchons dans le lit que nous avons fait : concrètement, les élèves viennent bien par choix, et non par obligation. (Plus concrètement, j’ai passé les cinq ou six dernières semaines à enseigner devant une cinquantaine d’élèves par jour, dans les meilleurs jours, et moins d’une dizaine les dernières semaines, toutes classes confondues, alors que je travaille de neuf à dix-sept heures, et que je devrais avoir entre cent et cent-cinquante élèves par jour, normalement. Je n’ai par ailleurs JAMAIS eu classe comble, quelle que soit la classe.)
             
            Vous disiez à juste titre que “cette position interdit d’imposer toute règle”. J’ajoute : la politique menée au nom des mêmes intérêts qui justifiaient cette position, a privé les professeurs des moyens d’occuper une autre position que celle qu’ils souhaitaient. Ironie de l’histoire…
             

            A entendre certains discours, j’ai l’impression – mais je ne connais pas en profondeur le milieu enseignant – qu’une certaine forme de prise de conscience s’amorce.

             
            C’est vrai, pour ce que j’en sais. Pas de quoi se féliciter non plus. Pour ma part, je l’ai remarqué depuis que l’école a repris son cours après l’épidémie. Précisément parce qu’elle n’a jamais repris son cours. Les choses n’allaient d’ores et déjà pas bien, l’épidémie aggrava tout, en même temps qu’elle jetait un cache-sexe pudique sur des problèmes qu’elle n’avait fait qu’exacerber, sans les causer ; le retour à la normale jetait une lumière crue sur “la normale”. Je peux dire sans faire sursauter mes collègues que l’école est en ruine, ce qui m’attirait auparavant des moqueries ou des indignations.
             

            Ces expériences sont bien entendu marginales, mais elles sont à mon sens significatives.

             
            Oui, mais leur forme même témoigne de leur faiblesse : la résolution d’un problème national n’est pas la somme de solutions locales.
             

            Il faudrait d’ailleurs approfondir cette question de « peur du scandale ». Pourquoi faudrait-il éviter le « scandale » ? Pourquoi les problèmes devraient-ils être cachés sous le tapis, au lieu d’être clairement formulés en public ? Si les anticléricaux avaient « évité le scandale », on n’aurait jamais eu la loi de 1905.

             
            Vous avez raison, bien entendu. Sur les raisons générales, je pense que nous serions d’accord. Autant parler, si vous le le permettez, des raisons particulières qui me poussent, peut-être à tort, à éviter le scandale. Je n’ai d’autorité que celle que me garantit l’institution. Le peu que mes maigres moyens me donnent en plus, ne sauraient faire illusion si scandale il y avait, c’est-à-dire, si l’école était engagée dans un rapport de force avec ceux qui s’opposeraient à mon autorité. Autrement dit, si l’un des parents de mes élèves me cherchait noise, je dois savoir jusqu’où je serais soutenu. A la fin des fins, je dois donc savoir ce que mon proviseur est prêt à faire. La réponse est simple : pas grand chose. Je ne peux donc me permettre grand chose, à moins d’assumer qu’en cas de pépin, je sois lâché. Je ne doute pas qu’à sa place, au-delà de sa lâcheté qui sied donc à son poste, mon proviseur ne subisse le même dilemme.
             
            Ne croyez cependant pas que je me plaigne. Quand je dis “pas grand chose”, c’est pour ma part un défi, et, ma foi, “ça fait partie du métier”. A ma modeste mesure, je prends des risques, que je crois calculés, qui font sourire ou qui font peur à ma femme, et pour l’instant je n’ai jamais vraiment encouru quoi que ce soit de sérieux.
             
             

            Il faut habituer les jeunes à l’idée que la loi s’impose non parce qu’elle est bonne, mais parce que c’est la loi.

             
            Vous n’êtes pas sans savoir que c’est exactement l’inverse qu’on prêche… Consolons-nous en sachant que ça donne à mes cours sur Hobbes, par exemple, un piquant qui réveille mes élèves.
             
            « Les vraies conquêtes, les seules qui ne donnent aucun regret, sont celles qu’on fait sur l’ignorance » (Napoléon Bonaparte).
            “L’ignorance est une forteresse qu’il nous faut conquérir”…
             

            • Descartes dit :

              @ Louis

              [Bien entendu. Dans l’ensemble et dans le détail, tout empêche que l’autorité descende ou monte, comme l’électricité passe dans un circuit fermé. Chacun s’occupe de son petit problème, moins par égoïsme que par nécessité : on est bien seul, qu’on soit professeur, surveillant, proviseur, etc.]

              Tout à fait. Mais le paradoxe, si tant est que c’en soit un, c’est que cette solitude le corps enseignant l’a revendiquée, exigée. L’institution éducative est l’une des rares qui se soit effondrée non pas sous une attaque extérieure, mais par le travail de sape de ses propres agents. Au nom de la liberté, les enseignants ont contesté l’autorité de l’institution. Or, si l’institution n’a pas d’autorité vis-à-vis d’eux, elle n’a non plus aucune raison pour les couvrir ou les protéger. La toute-puissance implique une toute-solitude.

              [C’était au fond ce dont je vous avais déjà parlé : le professeur est seul face, voire contre, l’institution, si bien qu’avancer qu’un problème institutionnel non seulement nous concerne, mais encore nous implique, passe pour une accusation.]

              C’est logique : au-delà des choix personnels des uns et des autres, le corps enseignant n’a pas la conscience tranquille. La solitude dont vous parlez, l’enseignant l’a réclamée à cor et à cri lorsqu’il s’agit de préserver sa sacro-sainte liberté. Mais cette liberté a un prix : lorsqu’on décide librement, on assume seul la responsabilité de ses choix. C’est pourquoi remettre en cause l’institution dans son état actuel, c’est remettre en cause le processus qui y a conduit, et donc l’attitude personnelle de chacun. Vous savez, « quand les dieux veulent nous punir, ils réalisent nos rêves ». Les enseignants ont du mal à accepter qu’ils ont aujourd’hui ce qu’ils ont rêvé.

              Je dirais que c’est un processus hobbesien : les enseignants ont voulu revenir à l’état de nature, et en expérimentent aujourd’hui les joies. Donnez-leur quelques années et ils seront prêts à consentir à un Leviathan qui les protège mais qui, réciproquement, leur dira ce qu’ils doivent faire.

              [C’est vrai. Je n’ai jamais pris le temps de lire Illich ou Althusser. Auriez-vous des livres d’eux à me recommander ?]

              D’Ivan Illich vous pouvez lire « Une société sans école », ça vous donnera je pense une idée de ce que pouvait être la contestation des institutions dans les années 1960, et l’inconscience de ceux qui bâtissaient ces théories. Pour Althusser, vous pouvez essayer « Idéologie et appareils idéologiques d’état ». Le texte est intéressant parce qu’il montre combien la gauche marxiste était prisonnière des dogmes anarcho-syndicalistes et n’avait pas analysé la transformation de l’Etat entre 1850 et 1960…

              [Cette contradiction, d’abord propre au corps professoral, correspondant aux intérêts du nouveau bloc dominant, ont fini par produire leurs effets. Le désarroi dont nous parlons est d’ordre intellectuel. Matériellement, les politiques menées au nom des intérêts qui expliquent aussi bien les contradictions intellectuelles dont nous parlons, ont privé l’école des moyens d’enseigner.]

              Tout à fait. C’est pourquoi il est erroné à mon avis de parler « d’échec » à propos des différentes réformes de l’école. Dans mon analyse, je pars d’un autre point de vue : les gens qui ont fait ces réformes sont probablement aussi intelligentes que moi – sinon plus – et connaissent très bien – mieux que moi – le domaine. Leurs réformes sont donc intelligentes. Et si elles m’apparaissent comme des « échecs », c’est parce que les objectifs qu’ils poursuivent ne sont pas ceux qu’ils ont publiquement affirmés – et certainement pas ceux que j’aurais voulu voir poursuivis. Pour le dire autrement, si l’on a privé l’école des moyens d’enseigner, ce n’est pas par erreur, mais d’une manière tout à fait volontaire.

              Au risque de me répéter : l’école méritocratique à la française a été conçue et inventée dans un contexte particulier, celui d’un pays qui se développait, et dont les élites traditionnelles – contrairement à ce qui s’est produit chez nos voisins – avaient été balayées par la Révolution et les secousses politiques qui ont suivi. Il fallait former des élites « républicaines » de qualité, et les former vite. Le système éducatif a donc été bâti comme une machine de promotion sociale, dont le but était de repérer à tous les étages les meilleurs sujets – cette « sélection » qu’on voue aujourd’hui aux Gémonies – et les pousser le plus haut possible, quelque fut leur origine sociale. Ce système rentre en crise quand la société se fige : dans une société à croissance faible, la promotion au mérite menace les classes intermédiaires, parce que la promotion des modestes méritants ne peut se faire qu’au prix du déclassement des enfants des classes intermédiaires non-méritants. Il faut donc casser l’ascenseur.

              Vous aurez remarqué que dans le langage de gauche, le terme « méritocratie » est devenu une injure. A droite, on ne parle plus en termes de mérite, d’effort, de savoir, mais de « talents », ces « talents » étant une sorte de grâce divine qu’il s’agit de repérer, et non de constituer. Ces deux idéologies aboutissent au même résultat : un système de sélection qui permet aux classes intermédiaires de garder le contrôle sur la promotion sociale, et d’assurer que ses enfants sont du bon côté – même si c’est des cancres.

              [Je vous rassure, je n’entame pas l’antienne du “manque de moyens”, qui, pour les mêmes raisons, je crois, augmentent sans cesse, comme du reste les moyens donnés à la solidarité nationale, à mesure que pour des raisons de budget on a sabordé l’école et l’industrie.]

              Je vous avoue que je suis très peu sensible au discours sur les moyens, et cela pour des raisons d’expérience personnelle. J’ai fait ma scolarité primaire et la moitié du secondaire à l’étranger, dans un pays où les bâtiments scolaires tombaient en ruine, où les enseignants étaient priés de payer de leur poche le matériel pédagogique, ou l’on était toujours plus de 25 par classe au primaire et plus de 40 au secondaire. Et pourtant, c’était une très bonne école. Parce que les parents soutenaient l’autorité de l’enseignant, parce que l’institution n’admettait aucune contestation, parce que les enseignants – ou du moins quelques enseignants – avaient le « feu sacré » et se concevaient comme des hussards noirs. C’est pourquoi je pense que la qualité de l’école réside autant dans les moyens dont elle dispose que dans son capital institutionnel.

              [Prenons quelques cas concrets, que je tire de mon établissement : pour un lycée d’un millier d’élèves, une poignée d’hommes, moins d’une dizaine seulement, pour en assurer la surveillance. Ils doivent assurer le maintien de l’ordre, mais doivent en outre appliquer toute la politique “d’ouverture” de l’école. Par exemple, ils doivent prévenir immédiatement les parents par téléphone de cette absence, dans l’espoir parfaitement vain, entretenu par ceux qui décidèrent en haut-lieu qu’il le fallait, que les parents plus tôt prévenus, se sentiraient plus impliqués.]

              Plus banalement, je pense qu’il y a là une question de responsabilité, et derrière elle la terreur d’être mis en cause au cas où l’élève ferait l’école buissonnière et aurait un accident. Je suis d’ailleurs effaré de voir combien dans les administrations et les entreprises aujourd’hui – car l’école est loin d’être la seule dans ce cas – on dépense des moyens considérables pour se protéger de tout reproche, combien les parapluies s’ouvrent même par ciel bleu. On en arrive à rien faire de peur de mal faire, ou pire, de se le faire reprocher. Le décideur vit aujourd’hui dans la peur permanente. Pas étonnant qu’il organise sa propre impuissance… car l’impuissance, c’est la sécurité.

              [Aussi certains comportements doivent-ils être sanctionnés autrement, à charge pour le professeur de se débrouiller dans son coin. C’est une faiblesse à laquelle sont sensibles les élèves : ils sentent très bien, à défaut de savoir pourquoi, lorsque leur professeur “ne peut pas aller plus loin”.]

              C’est un peu la même chose partout : les petits voyous n’ont pas peur de la police, parce qu’ils savent qu’avec les tribunaux, les prisons et les services de suivi judiciaire saturés, ils ne risquent pas grande chose…

              [Cette prise de conscience se traduit en actes : d’autant plus que les professeurs perdent leur prestige qu’ils dégradent, les exigences matérielles de l’institution assure aux élèves de pouvoir se permettre ce qui ne saurait plus être sanctionné qu’en deçà d’un certain palier. Ces derniers ne s’en privent donc pas.]

              Je ne sais pas. Je reviens sur mon expérience personnelle : dans le système scolaire que j’ai connu à l’étranger, il n’y avait pas de « colles ». Au primaire (7 ans, obligatoire) il n’y avait pas vraiment de système de sanctions. Au secondaire (5 ans, non obligatoire), cela fonctionnait comme un permis à points : on avait quinze points au départ, et celui qui arrivait à zéro était renvoyé sans autre forme de procès (en pratique, il pouvait réintégrer en passant un examen dans toutes les matières…). Et comme je vous l’ai dit, les conditions matérielles étaient – selon votre point de vue – folkloriques ou désastreuses. Et pourtant, je me souviens que mes professeurs avaient une autorité absolue. Pourquoi ? Parce que plus que des sanctions, nous avions peur de nos parents. L’idée que le professeur pouvait appeler nos parents – et des conséquences que cela pouvait avoir – nous paralysait.

              Si je vous raconte ça, c’est pour dire que les moyens de maintien de l’ordre ne sont que des palliatifs. L’ordre devrait aller de soi, et être le résultat d’un consensus social. Lorsque les parents respectent et valorisent l’école, le problème ne se pose pas.

              [Pourquoi, peuvent se dire les parents, se plier à des règles édictées par une école qui ne réussit même pas à faire plier mon gosse. Alors on couvre. Si mon lycée ne fait pas exception, on peut dire que les parents couvrent en général tous les retards et la plupart des absences.]

              Voilà. C’est là que se trouve le problème. Dans le fait que les parents attendent que l’école fasse le travail à leur place. Il faut revenir à Ferry : l’école INSTRUIT, elle n’EDUQUE pas. L’éducation, c’est aux parents de la faire.

              [De fait, si les professeurs ont voulu se passer de l’institution, cette dernière n’est aujourd’hui plus en mesure de les soutenir. Au fond, nous nous couchons dans le lit que nous avons fait : concrètement, les élèves viennent bien par choix, et non par obligation.]

              C’est plus complexe que cela. Les élèves viennent par obligation, mais cette obligation est en fait une peur, celle du déclassement. A la rigueur, on se fout des connaissances, mais il faut les diplômes, les notes et les appréciations, ces précieux sésames pour la vie professionnelle. C’est pourquoi le comportement des élèves et foncièrement opportuniste.

              [C’est vrai, pour ce que j’en sais. Pas de quoi se féliciter non plus. Pour ma part, je l’ai remarqué depuis que l’école a repris son cours après l’épidémie. Précisément parce qu’elle n’a jamais repris son cours. Les choses n’allaient d’ores et déjà pas bien, l’épidémie aggrava tout, en même temps qu’elle jetait un cache-sexe pudique sur des problèmes qu’elle n’avait fait qu’exacerber, sans les causer ; le retour à la normale jetait une lumière crue sur “la normale”. Je peux dire sans faire sursauter mes collègues que l’école est en ruine, ce qui m’attirait auparavant des moqueries ou des indignations.]

              Je trouve au contraire qu’il y a de quoi se féliciter. Qu’on soit passé du déni à la prise de conscience est un certain progrès. Après, il faut voir comment se prise de conscience se traduit dans les actes. Et je suis comme vous plutôt pessimiste, parce qu’il est illusoire d’imaginer que dans une société bloquée comme l’est la nôtre, avec des classes intermédiaires ne voyant que le court terme et arc-boutées sur leurs avantages, il est difficile d’imaginer une autre école que celle que nous avons. Pire : ce qui nous pend au nez est un système à deux vitesses, avec les élites se formant dans le privé. Ce qui permet un contrôle absolu sur les mécanismes de réproduction.

              [Autrement dit, si l’un des parents de mes élèves me cherchait noise, je dois savoir jusqu’où je serais soutenu. A la fin des fins, je dois donc savoir ce que mon proviseur est prêt à faire. La réponse est simple : pas grand-chose. Je ne peux donc me permettre grand-chose, à moins d’assumer qu’en cas de pépin, je sois lâché. Je ne doute pas qu’à sa place, au-delà de sa lâcheté qui sied donc à son poste, mon proviseur ne subisse le même dilemme.]

              Ne voyez surtout pas dans mon commentaire une remise en cause personnelle. Nous sommes tous humains, et l’héroïsme est une vertu que seuls les inconscients peuvent se permettre de cultiver. Nous prenons tous des risques calculés, et le mieux qu’on peut demander aux gens c’est d’aller aussi loin que ce calcul le permet. Et cela vaut pour vous comme pour votre proviseur, pour le recteur, pour le ministre. Avec une nuance : plus on monte dans la hiérarchie de l’institution, et plus on peut exiger une prise de risque importante. Il est excessif de demander à chaque enseignant de jouer les Jean Moulin. Mais on peut l’exiger d’un ministre, parce que « noblesse oblige ».

              [« Il faut habituer les jeunes à l’idée que la loi s’impose non parce qu’elle est bonne, mais parce que c’est la loi. » Vous n’êtes pas sans savoir que c’est exactement l’inverse qu’on prêche…]

              Tout à fait. Et c’est logique : ceux qui prêchent se réservent le droit de ne pas appliquer les lois qui ne les arrangent pas au prétexte qu’elles sont mauvaises…

              [Consolons-nous en sachant que ça donne à mes cours sur Hobbes, par exemple, un piquant qui réveille mes élèves.]

              Dites-moi plus. Je serais intéressé de savoir comment les adolescents d’aujourd’hui, élevés dans l’idéalisme rousseauiste, peuvent accueillir le pragmatisme hobbésien…

              [“L’ignorance est une forteresse qu’il nous faut conquérir”…]

              Je vois que nous avons tous deux les mêmes lectures… mais au delà de la formule, on voit là une constante de toutes les révolutions: parce qu’elles balayent les élites traditionnelles et qu’elles ont besoin de former des élites “révolutionnaires”, l’éducation est vue comme un instrument fondamental de promotion sociale. Et à l’inverse, une fois un système établi et bloqué, l’éducation est vue avec méfiance!

  26. Phael dit :

    Continuité de l’échange démarré plus haut…

    @ Descartes
    [J’en arrive à me dire que vous avez des difficultés avec la notion de « multi-factoriel ». Vous ramenez tout à une cause unique. Dans la vie, une chose peut avoir plusieurs causes, plusieurs déclencheurs. La cause que vous évoquez est juste, je l’ai déjà dit et le redis donc ici. Mais ce n’est pas la seule.
    La seule non, mais elle est largement dominante. Les gens qui, devant un échec, l’attribuent spontanément à leurs propres défaillances plutôt qu’à une cause extérieure existent certainement, mais en mon expérience elles sont très rares. Sans un regard extérieur, l’immense majorité d’entre nous a tendance à s’exonérer en cherchant un responsable ailleurs.]
    J’avais dit dans la suite : « Comment cela s’organise-t-il, dans quelle proportion chaque cause intervient-elle, sépare-t-on réellement les causes dans notre vécu intime, et comment ? Ce genre de question est complexe. Si l’on veut traiter sérieusement du sujet, il ne suffit pas de se mouiller le doigt et de sortir son expérience personnelle, si véridique et sincère soit-elle. »
    Je pense qu’effectivement une question comme celle-là est TRES complexe – et je suis dans mon domaine de spécialité. Mais puisque vous affirmez « la seule non, mais elle est largement dominante. » Alors, s’il vous plaît, prouvez-le moi ! Votre expérience personnelle ne comptant pas (vous n’êtes, après tout, qu’un cent-dix milliardième des humains ayant peuplé cette terre), qu’avez vous comme étude pour étayer votre affirmation ?
    C’est l’avantage de celui qui dit « je ne sais pas » sur celui qui dit « je sais ». Celui qui affirme son ignorance n’a rien à prouver, puisque la preuve est contenue dans son affirmation même (sauf à poser le cas d’une hypocrisie, mais j’imagine que nous nous accordons sur le fait que nous sommes tous deux sincères, sans quoi, quel serait l’intérêt d’échanger ?). Vous prétendez savoir, là où je prétends ignorer : à vous de prouver votre affirmation.

    [Lorsque je parlais de l’intérêt de « rencontrer des personnes différentes », je parlais bien entendu de personnes qui ont une analyse différente, et non de personnes qui n’aiment pas le même café que vous.]
    Il faut s’entendre sur le sens des mots. Si je vous donne un exemple de « rencontrer des personnes qui ont une analyse différente » (et c’est très facile) quelle nouvelle restriction ou condition allez-vous mettre pour invalider mon exemple ? Dit autrement : dans quelle situation mon exemple sera-t-il valide à vos yeux ? Je pense que cela nous ferait gagner du temps si vous donniez votre cahier des charges complet.

    [Encore une fois, mon propos n’est pas de dire « internet, c’est positif pour la curiosité ». Mon propos est de dire « internet contient du positif pour la curiosité ». Ce n’est pas exactement la même chose.
    J’ai bien compris…]
    J’en suis heureux !

    [… mais je ne vois toujours pas un exemple concret. Le « jeu » dont vous avez parlé plus haut a peut-être conduit à développer des stratégies amusantes, mais on ne voit pas très bien ce que la curiosité vient faire dans cette affaire.]
    Je vous avais dit dans mon précédent message : « Là nous entrons dans une discussion sur l’intérêt du jeu (pas seulement ce jeu-là précisément, mais le jeu au sens large). Je ne vous surprendrais guère en disant – à nouveau – que c’est une question complexe ! Mais pour celle-là, j’ai les compétences qu’il faut. Si vous le souhaitez, donc, je vous laisse le premier coup de la partie : à vous de me dire si vous désirez que l’on développe… »
    Souhaitez-vous que l’on développe la question du jeu ? Si vous ne voulez pas traiter sérieusement de cette question, aucun souci, mais je ne vois pas l’intérêt de faire une démonstration du lien entre le jeu et la curiosité, si vous ne voulez pas parler du jeu.

    [Je ne fais en somme que proférer une sorte d’évidence de base, à la normande, « p’tet ben que oui, p’tet ben que non », « Ah ma brave dame, si y a pas que du bon, y a pas que du mauvais non plus »…]
    Sauf que j’attends toujours que vous me donniez un exemple du peu de « bon » qu’il y a là dedans… Je parle bien entendu en matière de CURIOSITE. Il est évident qu’en termes d’accessibilité de l’information, Internet apporte un plus incontestable.]
    Venons-en à la définition du mot, puisqu’il n’est pas de discussion fertile sans définition. Je vous livre celle que j’ai suivi depuis le début. « Curiosité : qualité de quelqu’un qui a le désir de connaître, de savoir ». C’est celle du Larousse. Selon cette définition, je vous ai donné deux exemples valides.
    Cependant, j’ai cru comprendre que vous aviez votre définition personnelle du mot. C’est fort louable, il m’arrive moi aussi régulièrement de forger des définitions lorsque celles que je trouve ne me conviennent pas. Quelle est la vôtre ? Vous avez dit plus haut « C’est que je fais une différence entre savoir et érudition. » J’imagine que, selon vous, seul le « savoir » est concerné par la curiosité ? Le même Larousse donne cette définition du savoir : « Ensemble cohérent de connaissances acquises au contact de la réalité ou par l’étude. » Les notions importantes sont celles « d’ensemble » et de « cohérence ». Vous avez d’ailleurs parlé plus avant de « systématique ». Je pense que vous faisiez référence à cela, c’est bien le cas ?
    Selon cette définition de la curiosité (que je pose sous votre contrôle, n’hésitez pas à me corriger), alors r/place a bien généré un ensemble cohérent de connaissances, puisque des stratégies ont été apprises par les joueurs. Une stratégie est, par essence, un ensemble cohérent de connaissances.
    Si je me trompe dans mon raisonnement, merci de me donner votre définition de la curiosité. Une définition précise et complète, bien entendu.

    [Ce que je disais, c’est que les inventeurs sont très peu nombreux, mais que les personnes qui les soutiennent sont beaucoup plus nombreuses qu’eux. Cela me semblait un truisme.
    C’est en effet un truisme.]
    Bien ! Nous sommes d’accord sur mon idée, nous pouvons nous économiser les ratiocinations sur ma formulation.

    [« on s’attend à constater qu’en découplant la disponibilité des savoirs et les échanges, la toile aurait produit une explosion de la création scientifique et une hausse massive du niveau culturel dans les pays où il s’est le plus développé. Pensez-vous que ce soit le cas ? » De mon point de vue, oui, c’est le cas. J’ai appris 10 fois avec internet ce que j’aurais appris sans. Mais mon point de vue n’a aucun intérêt, pas plus que le vôtre.
    Parlez pour vous.]
    C’est ce que je fais, oui, tout comme vous…

    [Il est clair que la comparaison que vous faites est une comparaison impossible : comment pouvez-vous savoir ce que vous auriez appris sans la toile ?]
    La comparaison n’a rien d’impossible, elle est même assez facile, parce que les points de comparaison sont précis. Lorsque j’ai commencé internet, j’étais déjà largement adulte. Les questions qui m’occupent sont les mêmes depuis trois bonnes décennies (et même cinq, parce qu’en fait mon père se posait les mêmes questions, ce qui fait que j’ai toujours été baigné dedans). Sur ces questions, je sais ce que j’ai appris sans internet, je sais ce que j’ai appris avec. L’investissement de temps et d’énergie est du même ordre dans les deux cas et la moisson est beaucoup plus fertile avec internet !

    [Je me base surtout sur les rapports qui montrent une baisse systématique du niveau culturel et même de la création scientifique dans les pays où la toile s’est le plus rapidement développé. Plusieurs auteurs notent combien le nombre de découvertes fondamentales ralentit à partir des années 1980…]
    Voilà, ça, c’est sérieux ! De quelles études parlez-vous ?

    Il n’y a ni un Descartes, ni un Hobbes, ni un Hegel, ni un Marx, ni un Sartre, ni un Einstein, ni un Planck numériques. La toile produit de l’activité, de l’agitation. Mais rien d’autre. Des modes qui viennent et qui vont, des combats comme sur « Place » sans d’autre but que d’exister… » Ce n’est pas sérieux ! Vous comparez la production intellectuelle de quatre siècles avec celle d’une période de vingt ans !
    Certainement pas.]
    J’en suis heureux !

    [Je ne m’attends pas à trouver depuis 2000 un Descartes ET un Hobbes ET un Hegel ET… etc. Un seul penseur de ce niveau me suffirait comme contre-exemple. En avez-vous un à proposer ?]
    Très bien, donnez-moi la définition précise du type de penseur que vous cherchez (pas seulement des exemples : une définition), et je verrai si je peux vous le trouver.

    [Là encore, on est devant une sorte de paradoxe de Solow : alors que votre vision devrait conduire mécaniquement à une explosion de la création intellectuelle… ]
    Ma vision ? Qu’est-ce que vous ne comprenez pas dans les mots : « je ne sais pas » ? Je vous le répète, puisqu’il le faut, à nouveau, encore : je ne sais pas ! Quand on ne sait pas, on n’a pas de vision, on a juste un vide, un blanc, un brouillard. Ce que je sais, c’est que votre démonstration n’est pas convaincante, mais ça ne veut pas dire que votre affirmation est fausse.

    [… c’est le contraire qu’on observe. Le XXème siècle fut le siège de révolutions intellectuelles sans nombre, toutes faites sur du papier.]
    Le XXème siècle ? Sur ce siècle, je ne vois pas beaucoup de révolutions intellectuelles. Je vois des révolutions technologiques, oui, mais intellectuelles… Sur le XIXème, je vois le socialisme et ses avatars, sur le XVIIIème, le libéralisme, mais sur le XXème… L’individualisme, peut-être ? Auriez-vous, disons, une dizaine de révolutions intellectuelles à me citer, sur ce siècle ? Si vous n’en voyez pas autant, donnez-moi celles que vous voyez.

    [Nous en sommes au premier quart du XXIème… et on ne voit pas grande chose venir. Tout au plus l’exploitation technologique avec des outils de plus en plus sophistiqués des idées du siècle dernier. Comparez la créativité de la période 1900-1925 avec celle de la période 2000-2025. Qu’est ce que vous tirez comme conclusion ?]
    Que je ne sais pas.
     
     

    • Descartes dit :

      @ Phael

      [J’avais dit dans la suite : « Comment cela s’organise-t-il, dans quelle proportion chaque cause intervient-elle, sépare-t-on réellement les causes dans notre vécu intime, et comment ? Ce genre de question est complexe. Si l’on veut traiter sérieusement du sujet, il ne suffit pas de se mouiller le doigt et de sortir son expérience personnelle, si véridique et sincère soit-elle. »]

      Mais veut-on ici « traiter sérieusement du sujet » ? On est ici sur un blog, pas dans une chaire universitaire. Ceux qui participent ici au débat cherchent à confronter leurs expériences et leurs maigres connaissances, pas à écrire une thèse de doctorat ou à établir des vérités académiques. C’est pourquoi je ne suis pas très sensible au discours de « tout cela est très compliqué » lorsqu’il sert à tirer la conclusion qu’on ne peut rien dire sur le sujet.

      [Je pense qu’effectivement une question comme celle-là est TRES complexe – et je suis dans mon domaine de spécialité. Mais puisque vous affirmez « la seule non, mais elle est largement dominante. » Alors, s’il vous plaît, prouvez-le moi ! Votre expérience personnelle ne comptant pas (vous n’êtes, après tout, qu’un cent-dix milliardième des humains ayant peuplé cette terre), qu’avez vous comme étude pour étayer votre affirmation ?]

      D’abord, quand bien même je ne suis qu’un cent-dix milliardième des humains qui ont peuplé cette terre, quand je vous dis que le soleil s’est levé à l’est aujourd’hui, mon expérience compte. Si, comme nous l’enseigne mon maitre Descartes, il faut se méfier de ses perceptions, il ne faut pas tomber dans l’excès inverse qui consiste à les exclure par avance comme source de connaissance au prétexte qu’elles ne sont pas statistiquement représentatives.

      Je ne prétends pas « prouver » grande chose. Je vous apporte mon opinion, fondée certes sur une expérience, mais aussi sur des lectures et sur des échanges d’expériences avec d’autres personnes. Vous êtes libre de penser qu’elle n’est pas représentative, que le phénomène du « bouc émissaire » -largement présent dans l’histoire – n’est qu’une invention, que l’immense majorité de nos concitoyens devant un échec s’interroge sur ses propres actions plutôt que de se chercher un coupable ailleurs. Mais si vous le permettez, je constate que si vous contestez la valeur de mon expérience en termes statistiques, vous ne la niez pas sa réalité. J’en déduis que votre expérience n’est pas si différente de la mienne…

      [C’est l’avantage de celui qui dit « je ne sais pas » sur celui qui dit « je sais ». Celui qui affirme son ignorance n’a rien à prouver, puisque la preuve est contenue dans son affirmation même (sauf à poser le cas d’une hypocrisie, mais j’imagine que nous nous accordons sur le fait que nous sommes tous deux sincères, sans quoi, quel serait l’intérêt d’échanger ?). Vous prétendez savoir, là où je prétends ignorer : à vous de prouver votre affirmation.]

      Certes. Mais si celui qui dit « je ne sais pas » n’a rien à prouver, il s’interdit aussi d’agir. On connaît tous l’exemple de grands hommes qui ont dit « je sais » et se sont trompés. Et cela ne les a pas empêchés de faire de grandes choses. Par contre, je ne connais personne qui ait marqué l’Histoire en répétant « je ne sais pas, je ne sais pas »…

      [Il faut s’entendre sur le sens des mots.]

      Comment savoir, tant qu’on ne s’est pas entendu sur ce que « il faut », « entendre », « sens » et « mots » veulent dire ? 😉

      [Si je vous donne un exemple de « rencontrer des personnes qui ont une analyse différente » (et c’est très facile) quelle nouvelle restriction ou condition allez-vous mettre pour invalider mon exemple ?]

      Si je comprends bien, pour vous « s’entendre sur le sens des mots » veut dire en bon français que je dois accepter le sens que vous donnez aux mots, sous peine de me voir accuser de « apporter des restrictions pour invalider votre exemple » ? Soyons sérieux : c’est moi qui le premier avait utilisé l’expression « rencontrer des gens différents ». C’est donc a moi d’expliciter le sens que j’ai donné au mot « différent » dans ce contexte. Il est clair que quand je parle de « différence », je ne parlais pas de la couleur de la cravate ou des préférences en matière de rasage. Puisque le sujet était le débat sur les questions de la cité, il s’agissait clairement de différences de fond sur les questions philosophiques, juridiques, politiques, scientifiques…

      [« Encore une fois, mon propos n’est pas de dire « internet, c’est positif pour la curiosité ». Mon propos est de dire « internet contient du positif pour la curiosité ». Ce n’est pas exactement la même chose. J’ai bien compris… J’en suis heureux !]

      Sans vouloir porter atteinte à votre félicité, je dois dire que c’est un truisme. TOUT dans ce bas monde « contient du positif ». Mussolini a fait arriver les trains à l’heure, Hitler a édicté la première loi de protection de la nature…

      [Je vous avais dit dans mon précédent message : « Là nous entrons dans une discussion sur l’intérêt du jeu (pas seulement ce jeu-là précisément, mais le jeu au sens large).]

      Non. La question que je vous pose n’est pas de savoir si le jeu est INTERESSANT, mais s’il apporte quelque chose du point de vue du développement de la CURIOSITE. Je conçois parfaitement que les échecs, le football ou la pétanque puissent être très intéressants – après tout, des foules s’y intéressent. Mais on parle ici de « curiosité », et c’est là une autre affaire.

      [Je ne vous surprendrais guère en disant – à nouveau – que c’est une question complexe ! Mais pour celle-là, j’ai les compétences qu’il faut. Si vous le souhaitez, donc, je vous laisse le premier coup de la partie : à vous de me dire si vous désirez que l’on développe… »
      Souhaitez-vous que l’on développe la question du jeu ? Si vous ne voulez pas traiter sérieusement de cette question, aucun souci, mais je ne vois pas l’intérêt de faire une démonstration du lien entre le jeu et la curiosité, si vous ne voulez pas parler du jeu.]

      Humano sum… alors si vous voulez parler du jeu, cela m’intéresse aussi. Mais en relation au débat en cours dans cet échange, je ne vois toujours pas le rapport entre le jeu que vous avez décrit et la question de la « curiosité ». Car, je vous le rappelle, c’est là la question discutée. Je conçois fort bien qu’il existe des jeux qui stimulent la curiosité. Mais il ne s’agit pas ici du jeu EN GENERAL mais d’un jeu en particulier.

      [« Sauf que j’attends toujours que vous me donniez un exemple du peu de « bon » qu’il y a là dedans… Je parle bien entendu en matière de CURIOSITE. Il est évident qu’en termes d’accessibilité de l’information, Internet apporte un plus incontestable. » Venons-en à la définition du mot, puisqu’il n’est pas de discussion fertile sans définition. Je vous livre celle que j’ai suivi depuis le début. « Curiosité : qualité de quelqu’un qui a le désir de connaître, de savoir ». C’est celle du Larousse. Selon cette définition, je vous ai donné deux exemples valides.]

      Lesquels ? Je n’ai pas retrouvé dans notre échange ces exemples. Tout ce que j’ai trouvé, c’est un site de publication de papiers scientifiques, et un jeu de conquête de territoire. En quoi la présence de ces deux sites sur la toile stimule la « curiosité » ?

      [Cependant, j’ai cru comprendre que vous aviez votre définition personnelle du mot.]

      Tout comme vous : vous choisissez le Larousse, moi je lui préfère le Robert…

      [C’est fort louable, il m’arrive moi aussi régulièrement de forger des définitions lorsque celles que je trouve ne me conviennent pas.]

      Moi pas. Je n’ai pas de vocation d’Humpty-Dumpty. Tout au plus, je me permets de les interpréter lorsqu’elles sont vagues…

      [Quelle est la vôtre ? Vous avez dit plus haut « C’est que je fais une différence entre savoir et érudition. » J’imagine que, selon vous, seul le « savoir » est concerné par la curiosité ? Le même Larousse donne cette définition du savoir : « Ensemble cohérent de connaissances acquises au contact de la réalité ou par l’étude. » Les notions importantes sont celles « d’ensemble » et de « cohérence ». Vous avez d’ailleurs parlé plus avant de « systématique ». Je pense que vous faisiez référence à cela, c’est bien le cas ?]

      Exact. On peut accumuler des connaissances en grande quantité sans nécessairement établir des liens logiques entre elles. L’érudition est une question de mémoire, alors que le savoir implique la capacité de donner aux différents éléments une « cohérence ».

      [Selon cette définition de la curiosité (que je pose sous votre contrôle, n’hésitez pas à me corriger), alors r/place a bien généré un ensemble cohérent de connaissances, puisque des stratégies ont été apprises par les joueurs.]

      Pas du tout. La pratique du jeu a certainement généré des « connaissances » – de la même manière que l’expérience de mon chien qui lui fait associer le fait que je prends sa laisse avec la promenade est une « connaissance ». Mais combien de joueurs ont cherché à établir une théorie du jeu, c’est-à-dire, à donner une « cohérence » aux connaissances acquises par l’observation ? Ceux qui ont fait ce travail, auront fabriqué un « savoir ». Pensez-vous qu’ils soient nombreux ? Connaissez-vous une quelconque publication sur la question ?

      La curiosité va bien au-delà de la simple collection d’informations. Elle implique, comme vous l’avez bien souligné, une recherche de cohérence, c’est-à-dire, l’inscription de ces connaissances dans une systématique qui leur donne un sens, qui les relie entre elles. C’est pourquoi je faisais une différence entre le savant et l’érudit.

      [Une stratégie est, par essence, un ensemble cohérent de connaissances.]

      Non. On peut développer des stratégies sur la base de simples observations, sans nécessairement chercher à leur donner une cohérence entre elles. Si je remarque qu’en sonnant une clochette la nourriture apparaît, je peux développer comme « stratégie » de sonner la clochette quand j’ai faim sans me poser aucune question sur la nature du lien entre le son et la nourriture.

      [Si je me trompe dans mon raisonnement, merci de me donner votre définition de la curiosité. Une définition précise et complète, bien entendu.]

      Votre définition me va très bien, à condition de mettre l’accent sur la question de la cohérence, qui sépare un « savoir » d’une simple observation. Si j’avais à préciser la définition, j’aurais tendance à ajouter le mot « comprendre », au sens que la curiosité ne s’applique pas seulement à collationner des observations, mais cherche aussi à les relier entre elles par des liens logiques, et à vérifier ces liens en cherchant de nouvelles observations.

      [« Ce que je disais, c’est que les inventeurs sont très peu nombreux, mais que les personnes qui les soutiennent sont beaucoup plus nombreuses qu’eux. Cela me semblait un truisme.
      C’est en effet un truisme. » Bien ! Nous sommes d’accord sur mon idée, nous pouvons nous économiser les ratiocinations sur ma formulation.]

      Vous n’avez pas compris mon ironie. Oui, votre proposition est vraie par définition : sauf à supposer que les « inventeurs » ne se soutiennent pas eux-mêmes, ceux qui soutiennent les « inventeurs » sont forcément plus nombreux qu’eux. Ensuite, il reste à interpréter le mot « beaucoup »…

      [« on s’attend à constater qu’en découplant la disponibilité des savoirs et les échanges, la toile aurait produit une explosion de la création scientifique et une hausse massive du niveau culturel dans les pays où il s’est le plus développé. Pensez-vous que ce soit le cas ? » De mon point de vue, oui, c’est le cas. J’ai appris 10 fois avec internet ce que j’aurais appris sans. Mais mon point de vue n’a aucun intérêt, pas plus que le vôtre.
      Parlez pour vous.]
      C’est ce que je fais, oui, tout comme vous…

      [« Il est clair que la comparaison que vous faites est une comparaison impossible : comment pouvez-vous savoir ce que vous auriez appris sans la toile ? » La comparaison n’a rien d’impossible, elle est même assez facile, parce que les points de comparaison sont précis. Lorsque j’ai commencé internet, j’étais déjà largement adulte. Les questions qui m’occupent sont les mêmes depuis trois bonnes décennies (et même cinq, parce qu’en fait mon père se posait les mêmes questions, ce qui fait que j’ai toujours été baigné dedans). Sur ces questions, je sais ce que j’ai appris sans internet, je sais ce que j’ai appris avec.]

      Mais ce que vous ne savez pas, c’est si vous auriez appris tout ce que vous avez appris sans Internet si vous aviez eu Internet dès le départ. L’apprentissage ne se réduit pas à la simple mémorisation de contenus, il fait intervenir aussi la création de mécanismes logiques entre ces contenus. Peut-être que si vous aviez eu Internet dès le départ, cela aurait tué votre curiosité et vous n’auriez rien appris du tout…

      La question est que nous ne pouvons pas imaginer ce que nous serions si nous n’étions pas ce que nous sommes. Comme vous, j’ai beaucoup appris grâce à Internet. Mais je reste convaincu que si j’ai pu autant profiter de cette « bibliothèque virtuelle », c’est parce que je me suis formé sans Internet, dans les « bibliothèques réelles ». Comme vous, je n’ai pas avec l’Internet un rapport « natif », comme peut l’avoir un étudiant de vingt ans qui est né dedans, et qui ne connaît pas autre chose. Pour le dire autrement, les mécanismes qui permettent de profiter à fond des contenus d’Internet ne se forment pas sur l’Internet. Je dirais même qu’ils sont inhibés par le recours à la toile. Je me demande s’il ne faudrait pas interdire l’accès au réseau aux gens jusqu’à la fin de leur formation…

      [« Je me base surtout sur les rapports qui montrent une baisse systématique du niveau culturel et même de la création scientifique dans les pays où la toile s’est le plus rapidement développé. Plusieurs auteurs notent combien le nombre de découvertes fondamentales ralentit à partir des années 1980… » Voilà, ça, c’est sérieux ! De quelles études parlez-vous ?]

      Je pense notamment à Park et al. 4 février 2023 (même si je trouve la méthodologie un peu olé olé). Mais je pourrais trouver d’autres exemples plus anciens. L’article en question montre une baisse continue depuis 1945, sans que l’introduction de l’Internet apporte une quelconque inflexion.

      [« Je ne m’attends pas à trouver depuis 2000 un Descartes ET un Hobbes ET un Hegel ET… etc. Un seul penseur de ce niveau me suffirait comme contre-exemple. En avez-vous un à proposer ? » Très bien, donnez-moi la définition précise du type de penseur que vous cherchez (pas seulement des exemples : une définition), et je verrai si je peux vous le trouver.]

      Je dirais un intellectuel dont les travaux changent fondamentalement la manière dont nous regardons le monde, qui séparent un « avant » d’un « après ». A la rigueur, je ne vous demande même pas de me donner le nom d’une personne. Les grandes révolutions, même si elles s’incarnent en un homme, sont le résultat d’un travail à plusieurs. Une école de pensée me suffira. Au XXème siècle, nous avons eu la mécanique quantique ou la relativité en physique, nous avons eu le structuralisme en sciences humaines, nous avons eu l’école des Annales en histoire, nous avons eu Bourbaki en mathématiques. Maintenant, quelle est l’école de pensée née depuis la naissance d’Internet ?

      [« Là encore, on est devant une sorte de paradoxe de Solow : alors que votre vision devrait conduire mécaniquement à une explosion de la création intellectuelle… » Ma vision ? Qu’est-ce que vous ne comprenez pas dans les mots : « je ne sais pas » ?]

      Si je vous suivais, je devrais répondre « je ne sais pas », et vous seriez bien embêté… Mais comme j’essaye d’être sérieux, je comprends parfaitement « je ne sais pas », seulement ce n’est pas cela que vous me dites. Vous me dites – en présentant votre propre exemple – qu’on apprend plus avec Internet que sans lui. Vous me dites – exemples à l’appui – que l’Internet tend à développer la curiosité. En vous lisant, on a la nette impression que pour vous Internet apporte un plus. Alors ne vous cachez pas derrière le « je ne sais pas »…

      [« … c’est le contraire qu’on observe. Le XXème siècle fut le siège de révolutions intellectuelles sans nombre, toutes faites sur du papier. » Le XXème siècle ? Sur ce siècle, je ne vois pas beaucoup de révolutions intellectuelles. Je vois des révolutions technologiques, oui, mais intellectuelles…]

      Pensez-vous que la relativité générale, la physique quantique, le théorème de Gödel, la psychanalyse ne sont pas des « révolutions intellectuelles » ? Qu’on pense le monde de la même manière avant et après Einstein ?

      [Nous en sommes au premier quart du XXIème… et on ne voit pas grande chose venir. Tout au plus l’exploitation technologique avec des outils de plus en plus sophistiqués des idées du siècle dernier. [« Comparez la créativité de la période 1900-1925 avec celle de la période 2000-2025. Qu’est ce que vous tirez comme conclusion ? » Que je ne sais pas.]

      Votre modestie vous honore… mais vous paralyse. Si on attendait de « savoir » pour agir, on serait encore dans les cavernes…

  27. Phael dit :

    @ Descartes
    [J’avais dit dans la suite : « Comment cela s’organise-t-il, dans quelle proportion chaque cause intervient-elle, sépare-t-on réellement les causes dans notre vécu intime, et comment ? Ce genre de question est complexe. Si l’on veut traiter sérieusement du sujet, il ne suffit pas de se mouiller le doigt et de sortir son expérience personnelle, si véridique et sincère soit-elle. »
    Mais veut-on ici « traiter sérieusement du sujet » ? On est ici sur un blog, pas dans une chaire universitaire. Ceux qui participent ici au débat cherchent à confronter leurs expériences et leurs maigres connaissances, pas à écrire une thèse de doctorat ou à établir des vérités académiques. C’est pourquoi je ne suis pas très sensible au discours de « tout cela est très compliqué » lorsqu’il sert à tirer la conclusion qu’on ne peut rien dire sur le sujet.]
    Merci ! C’était effectivement la seule réponse valable à mon observation d’origine. Je regrette seulement qu’il ait fallu tant de temps pour qu’elle arrive. C’est amusant, j’osais à peine poster mon premier commentaire tant la réponse me semblait évidente. Seulement, il y avait ce ton très affirmatif, chez vous. De mon point de vue (dont vous ferez bien ce que vous voulez), si vous utilisiez quelques tournures de phrases un peu plus prudentes, cela ne ferait qu’améliorer les choses.
    Bien à vous,

    Ah tiens, non, il y a une suite 😀

    [Je pense qu’effectivement une question comme celle-là est TRES complexe – et je suis dans mon domaine de spécialité. Mais puisque vous affirmez « la seule non, mais elle est largement dominante. » Alors, s’il vous plaît, prouvez-le moi ! Votre expérience personnelle ne comptant pas (vous n’êtes, après tout, qu’un cent-dix milliardième des humains ayant peuplé cette terre), qu’avez vous comme étude pour étayer votre affirmation ?
    D’abord, quand bien même je ne suis qu’un cent-dix milliardième des humains qui ont peuplé cette terre, quand je vous dis que le soleil s’est levé à l’est aujourd’hui, mon expérience compte.]
    C’est vrai, je corrige ce que j’ai dit : votre expérience compte. De façon infinitésimal, ridiculement infinitésimal au regard de la question (qui n’est pas de savoir où se lève le soleil, mais de savoir ce qui nous fait évoluer), mais elle compte.
     
    [Si, comme nous l’enseigne mon maitre Descartes, il faut se méfier de ses perceptions, il ne faut pas tomber dans l’excès inverse qui consiste à les exclure par avance comme source de connaissance au prétexte qu’elles ne sont pas statistiquement représentatives.]
    Je n’exclus pas les perceptions ! Où avez-vous été pêcher cela ? J’exclus de traiter une question complexe touchant 110 000 000 000 d’individus à partir de l’expérience d’un seul.

    [Je ne prétends pas « prouver » grande chose. Je vous apporte mon opinion, fondée certes sur une expérience, mais aussi sur des lectures et sur des échanges d’expériences avec d’autres personnes.]
    Et c’est intéressant. Je le dis sans aucune ironie. Il convient juste de le replacer à la bonne proportion : celle de la goutte d’eau devant l’océan.

    [Vous êtes libre de penser (…) que le phénomène du « bouc émissaire » – largement présent dans l’histoire – n’est qu’une invention, que l’immense majorité de nos concitoyens devant un échec s’interroge sur ses propres actions plutôt que de se chercher un coupable ailleurs.]
    C’est fascinant, cette manière de me faire dire l’inverse de ce que j’ai dit ! Je me cite : « Comment cela s’organise-t-il, dans quelle proportion chaque cause intervient-elle, sépare-t-on réellement les causes dans notre vécu intime, et comment ? Ce genre de question est complexe ».
    Et vous en concluez que je pense « que le phénomène du bouc émissaire est une invention », et aussi que je crois « que l’immense majorité de nos concitoyens devant un échec s’interroge sur ses propres actions plutôt que de se chercher un coupable ailleurs ».
    Je ne comprends pas ! Vous aimez tant la polémique que vous en perdez tout respect pour la pensée de votre contradicteur ?

    [Mais si vous le permettez, je constate que si vous contestez la valeur de mon expérience en termes statistiques, vous ne la niez pas sa réalité.]
    Effectivement.
    [J’en déduis que votre expérience n’est pas si différente de la mienne…]
    Et vous vous trompez. Vous affirmez, tandis que moi je ne sais pas. Je pense que cela suffit à conclure que nos expériences divergent.

    [Certes. Mais si celui qui dit « je ne sais pas » n’a rien à prouver, il s’interdit aussi d’agir.]
    Je pense au contraire que « je ne sais pas » est la première motivation à l’action de chercher à savoir. La racine primitive de la curiosité n’est-elle pas justement d’admettre : « je ne sais pas » ? Vous me direz que, pour avancer, il ne faut pas en rester à ce « je ne sais pas » originel, et nous sommes bien d’accord. Mais il n’est pas d’avancée sans qu’il y ait un « je ne sais pas » tout d’abord.

    [On connaît tous l’exemple de grands hommes qui ont dit « je sais » et se sont trompés. Et cela ne les a pas empêchés de faire de grandes choses. Par contre, je ne connais personne qui ait marqué l’Histoire en répétant « je ne sais pas, je ne sais pas »…]
    J’ai eu la terrible tentation de citer Descartes, mais je me suis retenu. Je pourrais citer Socrate, mais ce serait facile. Je pourrais vous parler de tous les scientifiques, qui font du « je ne sais pas » la base de leurs recherches, mais ce sera pour plus tard. Je vous propose plutôt de savourer ces quelques mots de Pascal :
    « Je ne sais qui m’a mis au monde, ni ce que c’est que le monde, ni que moi-même ; je suis dans une ignorance terrible de toutes choses ; je ne sais ce que c’est que mon corps, que mes sens, que mon âme et cette partie même de moi qui pense ce que je dis, qui fait réflexion sur tout et sur elle-même, et ne se connaît non plus que le reste. »

    [Il faut s’entendre sur le sens des mots.]
    Comment savoir, tant qu’on ne s’est pas entendu sur ce que « il faut », « entendre », « sens » et « mots » veulent dire ? 😉
    Je salue ! C’est là un problème très sérieux auquel on se confronte lorsqu’on s’attaque aux définitions, du moins si l’on veut faire d’une définition une base solide de la pensée.

    [Si je vous donne un exemple de « rencontrer des personnes qui ont une analyse différente » (et c’est très facile) quelle nouvelle restriction ou condition allez-vous mettre pour invalider mon exemple ?
    Si je comprends bien, pour vous « s’entendre sur le sens des mots » veut dire en bon français que je dois accepter le sens que vous donnez aux mots, sous peine de me voir accuser de « apporter des restrictions pour invalider votre exemple » ? ]
    Hein ? Mais ça n’a rien à voir avec ce que j’ai dit ! Je demandais, je me cite : « Dit autrement : dans quelle situation mon exemple sera-t-il valide à vos yeux ? Je pense que cela nous ferait gagner du temps si vous donniez votre cahier des charges complet. » Ne me dites pas que cette demande est ambiguë !

    [Soyons sérieux : c’est moi qui le premier avait utilisé l’expression « rencontrer des gens différents ». C’est donc a moi d’expliciter le sens que j’ai donné au mot « différent » dans ce contexte. Il est clair que quand je parle de « différence », je ne parlais pas de la couleur de la cravate ou des préférences en matière de rasage. Puisque le sujet était le débat sur les questions de la cité, il s’agissait clairement de différences de fond sur les questions philosophiques, juridiques, politiques, scientifiques…]
    Oui, ça, j’avais compris. Ce que je demandais, c’est si vous avez d’autres exigences, pour qu’un exemple de « rencontrer des personnes différentes » soit valide à vos yeux. Les « différences de fond sur les questions philosophiques, juridiques, politiques, scientifiques » suffisent-elles, ou bien faut-il d’autres critères comme la qualité du débat par exemple (ce n’est qu’un exemple).

    [« Encore une fois, mon propos n’est pas de dire « internet, c’est positif pour la curiosité ». Mon propos est de dire « internet contient du positif pour la curiosité ». Ce n’est pas exactement la même chose. J’ai bien compris… » J’en suis heureux !
    Sans vouloir porter atteinte à votre félicité, je dois dire que c’est un truisme.]
    Nous sommes bien d’accord. Je vous l’ai dit, et je suis sincère, à mes yeux, le cœur de mon propos n’était fait que « d’ordinaires lapalissades ».

    TOUT dans ce bas monde « contient du positif ». Mussolini a fait arriver les trains à l’heure, Hitler a édicté la première loi de protection de la nature…]
    Merci ! Je ne dit rien d’autre depuis le début. Enfin, si, je dis autre chose de plus : « et il est compliqué de quantifier le positif et le négatif ». Je pense que nous sommes d’accord : ça aussi, c’est un truisme !

    [Humano sum… alors si vous voulez parler du jeu, cela m’intéresse aussi. Mais en relation au débat en cours dans cet échange, je ne vois toujours pas le rapport entre le jeu que vous avez décrit et la question de la « curiosité ». Car, je vous le rappelle, c’est là la question discutée. Je conçois fort bien qu’il existe des jeux qui stimulent la curiosité. Mais il ne s’agit pas ici du jeu EN GENERAL mais d’un jeu en particulier.]
    S’il ne s’agit que de ce jeu en particulier, je vous ai déjà répondu : « r/place a bien généré un ensemble cohérent de connaissances, puisque des stratégies ont été apprises par les joueurs. »

    [Tout ce que j’ai trouvé, c’est un site de publication de papiers scientifiques, et un jeu de conquête de territoire. En quoi la présence de ces deux sites sur la toile stimule la « curiosité » ?]
    Vous avez dis plus haut que : « TOUT dans ce bas monde « contient du positif ». Je pense que vous avez répondu vous-même à votre question. Depuis le début, je ne parle que de la nature des choses (il y a du bon, il y a du mauvais) et non de leur importance. Leur importance, c’est une question trop compliquée à mes yeux – et aux vôtres, puisque vous avez dit : « Mais veut-on ici « traiter sérieusement du sujet » ? On est ici sur un blog, pas dans une chaire universitaire. Ceux qui participent ici au débat cherchent à confronter leurs expériences et leurs maigres connaissances, pas à écrire une thèse de doctorat ou à établir des vérités académiques ». Le cœur de la discussion a trouvé son issue : nous sommes d’accord sur le point essentiel. Après, si mes deux exemples ne vous conviennent pas, ce n’est pas grave, ne pinaillons pas.

    [Une stratégie est, par essence, un ensemble cohérent de connaissances.
    Non. On peut développer des stratégies sur la base de simples observations, sans nécessairement chercher à leur donner une cohérence entre elles. Si je remarque qu’en sonnant une clochette la nourriture apparaît, je peux développer comme « stratégie » de sonner la clochette quand j’ai faim sans me poser aucune question sur la nature du lien entre le son et la nourriture.]
    Point tout à fait secondaire : je crois que vous confondez « tactique » et « stratégie ». Ce que vous décrivez est une tactique.

    [Mais ce que vous ne savez pas, c’est si vous auriez appris tout ce que vous avez appris sans Internet si vous aviez eu Internet dès le départ.]
    Question très intéressante. Effectivement, je ne le sais pas.

    [L’apprentissage ne se réduit pas à la simple mémorisation de contenus, il fait intervenir aussi la création de mécanismes logiques entre ces contenus. Peut-être que si vous aviez eu Internet dès le départ, cela aurait tué votre curiosité et vous n’auriez rien appris du tout…]
    Intéressant. C’est possible.

    [La question est que nous ne pouvons pas imaginer ce que nous serions si nous n’étions pas ce que nous sommes. Comme vous, j’ai beaucoup appris grâce à Internet. Mais je reste convaincu que si j’ai pu autant profiter de cette « bibliothèque virtuelle », c’est parce que je me suis formé sans Internet, dans les « bibliothèques réelles ». Comme vous, je n’ai pas avec l’Internet un rapport « natif », comme peut l’avoir un étudiant de vingt ans qui est né dedans, et qui ne connaît pas autre chose. Pour le dire autrement, les mécanismes qui permettent de profiter à fond des contenus d’Internet ne se forment pas sur l’Internet. Je dirais même qu’ils sont inhibés par le recours à la toile.]
    Intéressant. Sans surprise, je vous dirai que, moi, je ne sais pas.

    [Je pense notamment à Park et al. 4 février 2023 (même si je trouve la méthodologie un peu olé olé). Mais je pourrais trouver d’autres exemples plus anciens. L’article en question montre une baisse continue depuis 1945, sans que l’introduction de l’Internet apporte une quelconque inflexion.]
    Merci. Je me permets un point de méthode. Imaginons (j’ai dit : imaginons, je n’ai pas dit que je croyais que c’était vrai), imaginons qu’internet favorise la curiosité. Imaginons qu’un autre mécanisme n’ayant rien à voir avec internet survienne en même temps qu’internet et détruise cette curiosité. Nous aurions alors la situation décrite : l’introduction d’internet ne change rien à la courbe. Et pourtant, dans cette hypothèse, internet favorise la curiosité. C’est pour cela que je ne peux pas me faire une opinion : il me manque trop d’éléments.

    [ Très bien, donnez-moi la définition précise du type de penseur que vous cherchez (pas seulement des exemples : une définition), et je verrai si je peux vous le trouver.
    Je dirais un intellectuel dont les travaux changent fondamentalement la manière dont nous regardons le monde, qui séparent un « avant » d’un « après ». A la rigueur, je ne vous demande même pas de me donner le nom d’une personne. Les grandes révolutions, même si elles s’incarnent en un homme, sont le résultat d’un travail à plusieurs. Une école de pensée me suffira. Au XXème siècle, nous avons eu la mécanique quantique ou la relativité en physique, nous avons eu le structuralisme en sciences humaines, nous avons eu l’école des Annales en histoire, nous avons eu Bourbaki en mathématiques. Maintenant, quelle est l’école de pensée née depuis la naissance d’Internet ?]
    Merci pour cette précision. Spontanément, je ne vois pas d’équivalent pour le début 21ème. Après, il y a tellement de facteurs en jeu que tirer une conclusion de mon ignorance est bien hasardeux.

    [« Là encore, on est devant une sorte de paradoxe de Solow : alors que votre vision devrait conduire mécaniquement à une explosion de la création intellectuelle… » Ma vision ? Qu’est-ce que vous ne comprenez pas dans les mots : « je ne sais pas » ?
    Si je vous suivais, je devrais répondre « je ne sais pas », et vous seriez bien embêté…]
    Pas vraiment. Je ne perds pas mon temps avec ce genre de sophisme.

    [Mais comme j’essaye d’être sérieux, je comprends parfaitement « je ne sais pas », seulement ce n’est pas cela que vous me dites. Vous me dites – en présentant votre propre exemple – qu’on apprend plus avec Internet que sans lui.
    C’est TRES fatiguant, cette façon de déformer ce que je dis. J’ai écrit : « De mon point de vue, oui, c’est le cas. J’ai appris 10 fois avec internet ce que j’aurais appris sans. Mais mon point de vue n’a aucun intérêt, pas plus que le vôtre. C’est la vue globale qui a de l’intérêt. »

    [Vous me dites – exemples à l’appui – que l’Internet tend à développer la curiosité.]
    Rassurez-moi : vous le faites exprès ?

    [En vous lisant, on a la nette impression que pour vous Internet apporte un plus. Alors ne vous cachez pas derrière le « je ne sais pas »…]
    Si vous avez « l’impression », je n’y peux rien, mon pauvre ami. J’ai dit : « je ne sais pas », parce que c’est ce que je pense. Que vous soyez en désaccord, c’est légitime, que vous n’arriviez pas à l’entendre, ça m’inquiète plus.

    [Pensez-vous que la relativité générale, la physique quantique, le théorème de Gödel, la psychanalyse ne sont pas des « révolutions intellectuelles » ? Qu’on pense le monde de la même manière avant et après Einstein ?]
    Vous avez raison. C’est intéressant.

    [« Nous en sommes au premier quart du XXIème… et on ne voit pas grande chose venir. Tout au plus l’exploitation technologique avec des outils de plus en plus sophistiqués des idées du siècle dernier. Comparez la créativité de la période 1900-1925 avec celle de la période 2000-2025. Qu’est ce que vous tirez comme conclusion ? » Que je ne sais pas.
    Votre modestie vous honore… mais vous paralyse.]
    D’une part, il y a bien longtemps que j’ai abandonné toute modestie, et tout orgueil aussi, parce que je n’ai pas de temps à perdre à ça. D’autre part, l’ignorance ne me paralyse pas du tout, bien au contraire. N’oubliez pas que toutes les découvertes qui ne nous ont pas été offertes par le seul hasard ont commencé par un « je ne sais pas ».

    [Si on attendait de « savoir » pour agir, on serait encore dans les cavernes…]
    Au contraire, la méthode scientifique est là pour nous montrer qu’agir sans savoir ralentit considérablement les choses. C’est depuis qu’on respecte les « je ne sais pas » (grosso modo, au XVIème siècle) que l’on enchaîne les découvertes. Et, depuis qu’on a formalisé la façon de les rendre fertiles (fin XVIIIème et début XIXème, je crois), le progrès s’est encore considérablement accéléré.
     
     

     

    • Descartes dit :

      @ Phael

      [Merci ! C’était effectivement la seule réponse valable à mon observation d’origine. Je regrette seulement qu’il ait fallu tant de temps pour qu’elle arrive.]

      J’ignorais que j’étais en train de passer un examen, et que vous étiez mon professeur, seul habilité à décider quelle est la « seule réponse valable » à vos observations.

      [C’est amusant, j’osais à peine poster mon premier commentaire tant la réponse me semblait évidente.]

      Eh oui, que voulez-vous, pour ceux qui savent tout parait évident. Il n’y a que les mauvais élèves qui mettent du temps à voir la sagesse de vos remarques…

      [Seulement, il y avait ce ton très affirmatif, chez vous.]

      Comment c’était déjà la parabole ? La paille dans l’œil du voisin et la poutre dans le sien ?

      [De mon point de vue (dont vous ferez bien ce que vous voulez), si vous utilisiez quelques tournures de phrases un peu plus prudentes, cela ne ferait qu’améliorer les choses.]

      Mais dites, professeur, j’ai la moyenne quand même ? Puisqu’on en est aux évaluations, permettez-moi de vous dire à mon tour qu’un peu plus de modestie et un ton moins professoral auraient, eux aussi, un effet bénéfique.

      [Ah tiens, non, il y a une suite 😀]

      Non, quelques notes sans aucune importance. Puisque c’est là l’intérêt que vous accordez au reste de mon commentaire, je pense plus sage de s’arrêter là.

    • Descartes dit :

      @ Phael

      [Merci ! C’était effectivement la seule réponse valable à mon observation d’origine. Je regrette seulement qu’il ait fallu tant de temps pour qu’elle arrive.]

      J’ignorais que j’étais en train de passer un examen, et que vous étiez mon professeur, seul habilité à décider quelle est la « seule réponse valable » à vos observations.

      [C’est amusant, j’osais à peine poster mon premier commentaire tant la réponse me semblait évidente.]

      Eh oui, que voulez-vous, pour ceux qui savent tout parait évident. Il n’y a que les mauvais élèves qui mettent du temps à voir la sagesse de vos remarques…

      [Seulement, il y avait ce ton très affirmatif, chez vous.]

      Comment c’était déjà la parabole ? La paille dans l’œil du voisin et la poutre dans le sien ?

      [De mon point de vue (dont vous ferez bien ce que vous voulez), si vous utilisiez quelques tournures de phrases un peu plus prudentes, cela ne ferait qu’améliorer les choses.]

      Mais dites, professeur, j’ai la moyenne quand même ? Puisqu’on en est aux évaluations, permettez-moi de vous dire à mon tour qu’un peu plus de modestie et un ton moins professoral auraient, eux aussi, un effet bénéfique.

      [Ah tiens, non, il y a une suite 😀]

      Non, quelques notes sans aucune importance. Puisque c’est là l’intérêt que vous accordez au reste de mon commentaire, je pense plus sage de s’arrêter là. :-((

  28. Phael dit :

    [Merci ! C’était effectivement la seule réponse valable à mon observation d’origine. Je regrette seulement qu’il ait fallu tant de temps pour qu’elle arrive.
    J’ignorais que j’étais en train de passer un examen…]
    Pas du tout. C’est juste qu’à certaines observations évidentes, il n’est possible de faire que des réponses évidentes.
     
     
    [Puisqu’on en est aux évaluations, permettez-moi de vous dire à mon tour qu’un peu plus de modestie et un ton moins professoral auraient, eux aussi, un effet bénéfique.]
    Merci, j’y ferai attention.
     
    [Puisque c’est là l’intérêt que vous accordez au reste de mon commentaire, je pense plus sage de s’arrêter là.]
    C’est dommage, moi qui avait pris le temps de vous répondre…  Mais vous avez sans doute raison : passons à autre chose.
    L’échange fut vif, frustrant sous bien des aspects, ce n’était vraiment pas ce à quoi je m’attendais, c’est certain, mais finalement, en ce qui me concerne, j’ai beaucoup appris. Je vous remercie.
     
    Bien à vous,
     

  29. marc.malesherbes dit :

     
    « c’était mieux avant »
    « mon bon Monsieur, tout fout le camp »
     
    Certes c’est bien vrai selon le critère que l’on choisi. Le monde évolue, et celui d’aujourd’hui n’est plus celui de notre enfance, et encore moins celui de nos ancêtres.
     
    Sur le sujet que vous abordez, la curiosité, je ne suis pas à même de juger l’état d’esprit de la « jeunesse » en France, mais je peux observer qu’an niveau mondial, la curiosité scientifique « sociale » ne cesse de se développer. Il n’y a jamais eu autant de chercheurs *, et le nombre d’avancées scientifiques dans tous les domaines est impressionnant.Si on prend par exemple les mathématiques, un ensemble relativement facilement définissable, les avancées sont saisissantes.

    Cela est-il en train de changer selon votre intuition soutenue par vos observations ad hoc sur la jeunesse et la société française ? La recherche technico-scientifique est un ressort important de la concurrence capitaliste et des luttes, des guerres entre états. Aussi je ne voie pas ce qui pourrait la freiner, l’amoindrir. Même l’opération militaire spéciale en Ukraine (j’emploie cette expression de Poutine pour ne pas vous contrarier inutilement) met en œuvre des ressources technico-scientifiques importantes et tous les acteurs directs et indirects cherchent à les accroître.

    * si on exclu l’Afrique, l’Amérique du Sud et le Moyen Orient, pays prolifiques accordant peu de place à la recherche technico-scientifique, ce nombre est même croissant en % de la population.
     

    • Descartes dit :

      @ marc.malesherbes

      [« c’était mieux avant »]

      Vous me rappelez un dessin des « indégivrables » : « C’était mieux avant ! / Avant quand ? / Avant, quand je pensais que ce serait mieux après ». Il ne faut pas s’étonner qu’on regarde en arrière quand ce que nous avons devant nous paraît terrifiant…

      [Certes c’est bien vrai selon le critère que l’on choisi. Le monde évolue, et celui d’aujourd’hui n’est plus celui de notre enfance, et encore moins celui de nos ancêtres.]

      Le monde évolue, mais qui vous dit qu’il évolue toujours vers le mieux. Dire « c’était mieux avant » n’est pas plus irrationnel que de dire « c’est mieux aujourd’hui ». Même si l’on adhère à la religion du progrès – et de ce point de vue je suis croyant et pratiquant – cela n’implique nullement que le progrès soit linéaire : même si l’humanité va globalement vers le mieux, il y a des moments où l’on avance et des moments de où l’on recule…

      [Sur le sujet que vous abordez, la curiosité, je ne suis pas à même de juger l’état d’esprit de la « jeunesse » en France, mais je peux observer qu’an niveau mondial, la curiosité scientifique « sociale » ne cesse de se développer. Il n’y a jamais eu autant de chercheurs *, et le nombre d’avancées scientifiques dans tous les domaines est impressionnant.Si on prend par exemple les mathématiques, un ensemble relativement facilement définissable, les avancées sont saisissantes.]

      Vraiment ? Quelles sont les “avancées saisissantes en mathématiques” depuis le début du XXIème siècle ?

      Je vous trouve bien optimiste. Le nombre de chercheurs n’a jamais été aussi élevé ? Peut-être, je n’ai pas vérifié, mais je vois mal comment vous faites le décompte. Mais cela n’a pas d’importance. La question est surtout ce qu’on appelle « chercheur ». Aujourd’hui, « chercheur » est un statut administratif, et rien d’autre. Il y a des gens curieux qui ne sont pas considérés comme des « chercheurs », et des « chercheurs » – j’en connais – qui font preuve d’une « curiosité » fort étroite. Et je ne vous parle même pas des « chercheurs » militants, dont le but est moins de comprendre le monde que de justifier une idéologie préconçue, espèce particulièrement nombreuse dans les sciences humaines. Déduire du nombre de chercheurs l’état de la curiosité scientifique de nos congénères me paraît pour le moins osé.

      Vous remarquerez par ailleurs que si les « chercheurs » sont plus nombreux que jamais, les investissements dans la recherche fondamentale sont en proportion de plus en plus faibles. Ce qui tendrait à prouver que l’augmentation du nombre de chercheurs tient moins de la « curiosité » que de l’espoir de développer des technologies utilitaires…

      [Cela est-il en train de changer selon votre intuition soutenue par vos observations ad hoc sur la jeunesse et la société française ? La recherche technico-scientifique est un ressort important de la concurrence capitaliste et des luttes, des guerres entre états.]

      Je ne vois pas très bien le rapport avec la curiosité. D’une part, le lien entre curiosité et recherche technico-scientifique n’est pas si évident. Mais en admettant que ce soit le cas, la recherche technico-scientifique n’a pas besoin pour prospérer d’une société de gens curieux. Il suffit que la curiosité soit partagée par une toute petite élite dans les laboratoires… Or, mon problème n’est pas tant la chute de la curiosité chez les élites scientifiques, que le manque de curiosité dans la population en général.

      [Aussi je ne voie pas ce qui pourrait la freiner, l’amoindrir. Même l’opération militaire spéciale en Ukraine (j’emploie cette expression de Poutine pour ne pas vous contrarier inutilement) met en œuvre des ressources technico-scientifiques importantes et tous les acteurs directs et indirects cherchent à les accroître.]

      Je ne vois pas en quoi le fait de parler de « guerre » ou même « invasion » au lieu de « opération militaire spéciale » pourrait me « contrarier ». Ce qui me contrarie plus, c’est que je ne vois pas le rapport avec la choucroute. Je ne vois pas en quoi le fait de quémander des missiles américains ou d’acheter des drones iraniens révèle une quelconque « curiosité ». J’aurais tendance au contraire à voir dans la guerre d’Ukraine (je n’utilise pas l’expression « opération militaire spéciale » pour ne pas vous contrarier inutilement) une illustration de notre manque de curiosité. Depuis plus d’un an, nos médias n’exposent que le point de vue ukrainien – ou plutôt le point de vue américain – dans cette affaire, et personne ne semble avoir envie d’entendre l’autre côté…

  30. marc.malesherbes dit :

    nos médias n’exposent que le point de vue ukrainien – ou plutôt le point de vue américain – dans cette affaire, et personne ne semble avoir envie d’entendre l’autre côté
     
    si vous allez sur internet vous verrez que de nombreux points de vue relayant la propagande russe, ou pro-russes, sont disponibles. Ils ne sont pas censurés et accessibles à tous.Telegram est accessible à tous (je l’ai facilement téléchargé) et vous avez accessible de nombreux sites “russes”. Pour ceux qui ne lisent pas le russe, Google traduction permet d’avoir accès à l’essentiel (à condition ne pas rechercher la subtilité)En ce qui me concerne, bien que l’on puisse me qualifier de pro Ukrainien extrémiste, je consulte souvent ces sites pour voir si ils fournissent des arguments qui puissent modifier, nuancer mon point de vue. Dans l’ensemble ils sont effrayants, ouvertement bellicistes, nous menaçant constamment d’attaques atomiques. Cela en dit long sur ce que les russes sont prêts à nous faire, et pas seulement aux Ukrainiens. Rien d’équivalent sur les blogs français, y compris les plus pro Ukrainiens. Je n’ai jamais vu un site proposant d’atomiser les russes préventivement..Paradoxalement ceux qui me donnent le plus à réfléchir sont des gens “bien sous tous les rapports” et “dans la ligne” comme A Juillet … et d’autres.
     

    • Descartes dit :

      @ marc.malesherbes

      [« nos médias n’exposent que le point de vue ukrainien – ou plutôt le point de vue américain – dans cette affaire, et personne ne semble avoir envie d’entendre l’autre côté… » si vous allez sur internet vous verrez que de nombreux points de vue relayant la propagande russe, ou pro-russes, sont disponibles.]

      Je vous parlais du « point de vue », vous me parlez de « propagande ». Le glissement sémantique est assez révélateur… Je ne suis pas intéressé par la « propagande russe », je voudrais connaître le « point de vue russe ». A moins que vous considériez qu’il n’y a pas de « point de vue russe », que tout discours qui ne rejoint pas le point de vue américain est forcément de la « propagande »…

      [Ils ne sont pas censurés et accessibles à tous. Telegram est accessible à tous (je l’ai facilement téléchargé) et vous avez accessible de nombreux sites “russes”.]

      Ce n’est pas là la question. Le lecteur moyen peut accéder aux sites « russes », mais cela ne lui dira pas grande chose. Il ne connait pas assez la civilisation russe, l’histoire russe, le vocabulaire russe, il n’a pas les références qui lui permettent de décoder ce discours. Imaginez-vous un malaysien à qui on passe le « je vous ai compris » de De Gaulle. A votre avis, quelle conclusion tirerait-il de ce discours ?

      Ce qui manque, ce n’est pas l’accès aux sites RUSSES. C’est un média FRANÇAIS qui expose le point de vue russe de façon de le rendre compréhensible au public français. C’est ce média là qui n’existe pas, ou bien est totalement marginal. Et marginalisé parce qu’il sera immédiatement accusé de faire « de la propagande », puisque comme on l’a vu plus haut il n’y a pas de « point de vue » russe autre que propagandiste.

      [Pour ceux qui ne lisent pas le russe, Google traduction permet d’avoir accès à l’essentiel (à condition ne pas rechercher la subtilité)]

      Pensez-vous que dans une affaire aussi complexe on puisse se permettre de ne pas « rechercher la subtilité » ?

      [En ce qui me concerne, bien que l’on puisse me qualifier de pro Ukrainien extrémiste, je consulte souvent ces sites pour voir s’ils fournissent des arguments qui puissent modifier, nuancer mon point de vue. Dans l’ensemble ils sont effrayants, ouvertement bellicistes, nous menaçant constamment d’attaques atomiques. Cela en dit long sur ce que les russes sont prêts à nous faire, et pas seulement aux Ukrainiens.]

      Lisez-vous les sites ukrainiens ? Vous trouverez des sites carrément antisémites, faisant l’éloge de l’Allemagne nazi, parlant des Russes comme d’un peuple inférieur à exterminer. Vous savez, en Ukraine aujourd’hui on rend hommage à des personnages comme Bandera, ce collaborateur avec les nazis et organisateur de pogroms. Est-ce que cela change votre point de vue sur les Ukrainiens ? Est-ce que cela ne dit pas long sur ce qu’ils sont prêts à nous faire ?

      Quant à l’arme atomique, je me dois de vous rappeler que de la vingtaine d’état dotés, un seul a, et par deux fois, utilisé l’arme atomique. Et ce n’était pas la Russie. Est-ce que cela ne donne pas, là aussi, une idée de ce que cet état « est prêt à nous faire » ? C’est quand même drôle : les Etats-Unis ont depuis 1945 envahi plusieurs pays, fomenté des coups d’Etat dans d’autres, influencé des processus électoraux, utilisé par deux fois la bombe atomique et menacé de l’utiliser au moins une fois, balancé des tonnes de Napalm et des bombes a fragmentation sur les civils, massacrés des villages entiers, et vous leur faites confiance. La Russie « menace d’utiliser l’arme nucléaire » et envahit un pays, et elle devient pour vous une menace pour l’humanité.

      [Rien d’équivalent sur les blogs français, y compris les plus pro Ukrainiens.]

      Attendez… la France n’est pas en guerre, n’est ce pas ? Si vous voulez comparer, ne comparez pas les sites russes avec les sites français. Comparez-les avec les sites ukrainiens. Là, vous allez vous amuser…

  31. Glarrious dit :

    @Descartes
    [D’Ivan Illich vous pouvez lire « Une société sans école », ça vous donnera je pense une idée de ce que pouvait être la contestation des institutions dans les années 1960, et l’inconscience de ceux qui bâtissaient ces théories. Pour Althusser, vous pouvez essayer « Idéologie et appareils idéologiques d’état ». Le texte est intéressant parce qu’il montre combien la gauche marxiste était prisonnière des dogmes anarcho-syndicalistes et n’avait pas analysé la transformation de l’Etat entre 1850 et 1960…]
     
    Vous pourriez développer sur l’idéologie anarcho-syndicaliste ? C’est quelque chose ne connaît pas et aussi à quoi faites-vous référence sur la transformation de l’Etat entre 1850 et 1960 ? Pourquoi la gauche marxiste était prisonnière ( piégée ?) de ces dogmes ?

    • Descartes dit :

      @ Glarrious

      [Vous pourriez développer sur l’idéologie anarcho-syndicaliste ?]

      En fait, je fais allusion à l’opposition toujours latente dans le mouvement ouvrier entre les courants libertaires, en général individualistes et considérant toute institution comme oppressive, et les courants collectivistes, socialistes ou communistes, pour qui les institutions sont neutres, leur action était liée au rapport de forces dans la société. Le texte d’Althusser épouse plutôt le premier versant, en affirmant que l’ensemble des institutions (école, armée, justice, etc.) sont en fait des structures répressives de l’Etat.

      [C’est quelque chose ne connaît pas et aussi à quoi faites-vous référence sur la transformation de l’Etat entre 1850 et 1960 ? Pourquoi la gauche marxiste était prisonnière ( piégée ?) de ces dogmes ?]

      Parce que Marx écrit dans l’Europe de la première révolution industrielle, où l’idéologie qui s’impose est celle du libéralisme, qui réduit l’Etat à ses fonctions purement régaliennes, c’est-à-dire, à ce qui est convenu d’appeler l’Etat-gendarme. Par ailleurs, il s’agit d’un Etat à la main des puissants, puisque le vote est souvent censitaire, quand il ne s’agit de régimes politiques plus ou moins autoritaires. C’est dans ce contexte que Marx fait de l’Etat une institution fondamentalement répressive et qu’il parle de « dépérissement de l’Etat ».

      Mais peut-on raisonnablement appliquer ces raisonnements à l’Etat européen post 1945 ? Je ne le pense pas : le vote a été étendu à l’ensemble des citoyens majeurs, et il a largement débordé des fonctions régaliennes à travers les mécanismes de protection sociale et d’intervention dans l’économie. Plus qu’un instrument dans les mains de la bourgeoisie, l’Etat est aujourd’hui le fléau de la balance qui mesure le rapport de forces. Mais beaucoup au sein du mouvement ouvrier continuent à citer Marx comme s’il avait écrit sur cet Etat-là, et non sur celui du milieu du XIXème siècle.

      Cela conduit à des contradictions amusantes. Car si l’Etat est l’instrument des classes dominantes pour opprimer le prolétariat, la nationalisation devrait être regardé comme négative. Un « marxiste » conséquent devrait dans cette ligne favoriser les privatisations… ou du moins être indifférent à leur égard. Or, on constate bien que la privatisation aboutit à une dégradation de la condition des travailleurs. Ce qui tend à prouver que l’Etat n’obéit pas aux classes dominantes, mais à un rapport de forces plus complexe.

  32. Louis dit :

    @Descartes

    L’institution éducative est l’une des rares qui se soit effondrée non pas sous une attaque extérieure, mais par le travail de sape de ses propres agents.

    “L’une des rares” ? Pouvez-vous m’en dire plus ?

    Je dirais que c’est un processus hobbesien : les enseignants ont voulu revenir à l’état de nature, et en expérimentent aujourd’hui les joies. Donnez-leur quelques années et ils seront prêts à consentir à un Leviathan qui les protège mais qui, réciproquement, leur dira ce qu’ils doivent faire.

    Sans doute, et si seulement…

    C’est pourquoi je pense que la qualité de l’école réside autant dans les moyens dont elle dispose que dans son capital institutionnel.

    Et à vrai dire, pour moi les deux se confondent. Je n’appelle pas au retour des bancs à la place des chaises, et de la paille à la place des bancs (quoique…), mais lorsque je parlais de moyens, c’était directement à la question institutionnelle que je pensais, même si je n’ai visiblement pas été assez clair. Du reste, pour ma part, je n’utilise que du papier et de quoi écrire au tableau. Je passe pour un ringard, mais au moins, je suis bien placé pour n’avoir JAMAIS à me plaindre du “manque de moyen” (au sens que lui donnent mes collègues) puisque le papier a le bon goût de ne jamais tomber en panne…
     
    Cela dit, je suis étonné de lire sous votre plume l’expression “capital institutionnel”. Lui donnez-vous une définition précise, ou l’employez-vous simplement comme synonyme de prestige ?

    Plus banalement, je pense qu’il y a là une question de responsabilité, et derrière elle la terreur d’être mis en cause au cas où l’élève ferait l’école buissonnière et aurait un accident.

    Vous mettez le doigt sur la cause occasionnelle, à juste titre, mais ce n’est pas la cause efficace, si vous passez cette distinction. Au fond, le motif importe peu dans ce que je dis : c’était l’occasion de montrer comment les conditions matérielles impliquent un ajustement intellectuel, qui provoque à son tour des effets matériels, etc.

    Le décideur vit aujourd’hui dans la peur permanente. Pas étonnant qu’il organise sa propre impuissance… car l’impuissance, c’est la sécurité.

    Pensez-vous que le principe de précaution – si l’on peut ranger sous ce nom l’ensemble des comportements qui tiennent à ce que vous dites – soit un moyen d’assurer le statu quo ?

    Pourquoi ? Parce que plus que des sanctions, nous avions peur de nos parents. L’idée que le professeur pouvait appeler nos parents – et des conséquences que cela pouvait avoir – nous paralysait.

    Je ne peux que vous donner raison. Bien entendu, si les parents éduquaient leurs enfants, nous aurions la tâche rudement plus simple, mais ce serait en outre le signe que la société elle-même aurait changé, si bien que l’école elle-même se porterait mieux pour toutes les raisons qu’on peut supposer : si les parents poussaient de nouveau leurs enfants à travailler à l’école, c’est que l’école et le travail serait par ailleurs d’ores et déjà remis en valeur, etc. Pour ma part, si j’abordais la question de la sanction, c’est de manière provisoire, comme dirait l’autre. Il me reste une bonne trentaine d’années à faire ce métier, et, en attendant des jours meilleurs, je me demande comment améliorer, autant qu’on peut, avec les moyens du bord, nos conditions de travail. Je table donc sur le fait d’améliorer ce qui se passe au lycée, sans compter sur le fait que ce qui se passe en dehors du lycée puisse l’être. Certes, tant que les enfants ne seront pas bien éduqués, la répression n’est qu’un palliatif, mais il me semble qu’il vaut toujours mieux traiter le malade que l’abandonner à son sort. Il s’agit moins de révolutionner l’école pour qu’elle soit telle qu’elle devrait être, ou redevenir, que d’arracher toutes les réformes susceptibles d’améliorer les conditions de l’enseignement, si vous voyez ce que je veux dire.

    C’est plus complexe que cela. Les élèves viennent par obligation, mais cette obligation est en fait une peur, celle du déclassement. A la rigueur, on se fout des connaissances, mais il faut les diplômes, les notes et les appréciations, ces précieux sésames pour la vie professionnelle. C’est pourquoi le comportement des élèves et foncièrement opportuniste.

    C’est juste, mais aussi j’ai parlé trop vite. Si je dis qu’ils viennent par choix, c’est que j’avais en tête ces derniers mois, durant lesquels si peu d’élèves venaient encore au lycée. De fait, leur peur, qui les obligeait à venir en cours, s’est dissipée, aussitôt les résultats partiels (mais à hauteur de 82%, si je me souviens bien) du baccalauréat tombés. La peur disparue, l’obligation l’est tout autant : les élèves finissent donc l’année par venir au lycée s’ils le veulent bien, n’étant plus tenus ni par leurs parents, ni par l’école, ni par leur conscience morale qui les tourmentait jusque là.

    Pire : ce qui nous pend au nez est un système à deux vitesses, avec les élites se formant dans le privé. Ce qui permet un contrôle absolu sur les mécanismes de réproduction.

    C’est bien ce que je crains, puisque c’est bien ce qui se passe.

    Ne voyez surtout pas dans mon commentaire une remise en cause personnelle.

    Je n’ai rien vu de tel, je vous rassure.

    Dites-moi plus. Je serais intéressé de savoir comment les adolescents d’aujourd’hui, élevés dans l’idéalisme rousseauiste, peuvent accueillir le pragmatisme hobbésien…

    Je vous trouve toujours très dur envers Rousseau, d’autant que, faute de savoir exactement pourquoi vous jugez que les enfants sont “élevés dans l’idéalisme rousseauiste”, je n’ai pas la même impression que vous.
     
    Quoi qu’il en soit, j’essaye de pousser mes élèves à raisonner à la manière du philosophe qu’on étudie. Après avoir introduit tout ce qu’il faut savoir du contexte historique, j’expose les prémisses du raisonnement, et je conduis mes élèves à la conclusion en les obligeant à formuler les conséquences de ces prémisses. Ce qui ne m’empêche pas d’essayer de battre le chaud et le froid, pour les enquiquiner. Aussi, après avoir exposé sous les meilleures lumières l’anthropologie de Hobbes (la rigueur de sa méthode, l’intérêt du matérialisme, la vocation rationnellement scientifique de son oeuvre ; la simplicité de son modèle anthropologique, sa validité expérimentale – de fait, l’individu hobbesien à l’état de nature correspond tout à fait à L’IDEE que se font les élèves de leur expérience, puisqu’ils sont pétris de libéralisme), je les invite à réfléchir à ce qu’ils devraient faire pour se départager en cas de conflit, avec les restrictions imposées par Hobbes.
     
    Petit à petit, et à leur stupéfaction (enfin, n’exagérons rien : quelques élèves seulement sont stupéfaits), ils se rendent compte qu’ils n’ont d’autre recours à la violence, sans échappatoire. Sur le moment, ça les fait rire (après tout, il est toujours plaisant de s’imaginer casser la figure de quelqu’un qui nous nuit), et ça finit par les embêter (et, pour les demoiselles les plus gentilles, ça les angoisse). Arrivés au point où l’homme ne pourrait subsister dans cet état de nature, je peux donc reprendre le cours magistral et présenter la solution hobbésienne de la représentation. Soulagement. Mais une fois la théorie de la représentation exposée, je leur laisse le soin de tirer jusqu’à leurs dernières conséquences les conclusions qui s’imposent : s’il vaut TOUJOURS mieux une mauvaise règle qu’aucune règle du tout, TOUT vaut donc mieux que l’absence de règles, si bien que l’Etat dispose de TOUS les pouvoirs pour maintenir ou rétablir l’ordre. Nouveaux cris d’orfraie, “mais monsieur, c’est la dictature, c’est totalitaire”, etc. C’est en général pour moi l’occasion de leur parler de Pinochet, en guise d’illustration, d’ailleurs. 
     
    Ce que je trouve piquant, au fond, c’est de mettre mal à l’aise mes élèves, qui se retrouvent tantôt tout à fait dans ce que dit Hobbes (je suis d’abord un individu, dont le bonheur dépend de l’assouvissement de mes désirs ; je suis libre autant que j’ai le pouvoir de faire ce que je veux), tantôt découvrent les conséquences de ce qu’ils pensent (pareil comportement ne conduit qu’au désordre, au malheur ou à la mort ; pareil comportement exige un Etat terrifiant).

    • Descartes dit :

      [« L’institution éducative est l’une des rares qui se soit effondrée non pas sous une attaque extérieure, mais par le travail de sape de ses propres agents. » “L’une des rares” ? Pouvez-vous m’en dire plus ?]

      Je pensais par exemple à la haute fonction publique, avec la destruction de l’ENA. Je pense qu’il s’agit en général d’institutions qui ont permis la constitution des classes intermédiaires grâce à la promotion sociale, et que ces mêmes classes détruisent pour éviter que de nouveaux promus viennent concurrencer leurs propres rejetons.

      [Cela dit, je suis étonné de lire sous votre plume l’expression “capital institutionnel”. Lui donnez-vous une définition précise, ou l’employez-vous simplement comme synonyme de prestige ?]

      Pour moi, le capital institutionnel va bien au-delà du prestige. C’est le respect, l’autorité et le pouvoir que l’institution tire de son histoire, des rapports qu’elle a établi au cours des années – quelquefois des siècles – avec la société, et qui dans beaucoup de cas a été tellement naturalisée qu’elle semble aller de soi. Ainsi, pendant très longtemps, le professeur ou l’instituteur étaient physiquement intouchables. Je me souviens de la terreur qui nous envahissait lorsque par accident, au collège, on bousculait dans un couloir un membre du corps enseignant. Ce n’était pas seulement une question de prestige, c’était presque du domaine du sacré.

      [« Le décideur vit aujourd’hui dans la peur permanente. Pas étonnant qu’il organise sa propre impuissance… car l’impuissance, c’est la sécurité. » Pensez-vous que le principe de précaution – si l’on peut ranger sous ce nom l’ensemble des comportements qui tiennent à ce que vous dites – soit un moyen d’assurer le statu quo ?]

      Je ne pense pas qu’on puisse parler de « principe de précaution ». Le principe de précaution consiste à se protéger d’un risque inconnu lorsqu’on accomplit un acte dont les conséquences ne sont pas aujourd’hui complètement anticipables. Ici, il s’agit d’un risque parfaitement anticipable. Mais le raisonnement est similaire : on organise l’impuissance du décideur, car l’impuissance c’est la sécurité. On ne peut rien reprocher à celui qui ne peut rien faire.

      [« Pourquoi ? Parce que plus que des sanctions, nous avions peur de nos parents. L’idée que le professeur pouvait appeler nos parents – et des conséquences que cela pouvait avoir – nous paralysait. » Je ne peux que vous donner raison. Bien entendu, si les parents éduquaient leurs enfants, nous aurions la tâche rudement plus simple,]

      Je ne demande pas tant : que les parents fassent confiance à l’enseignant, que dans le doute ils se mettent de son côté face à leur enfant – comme le faisaient nos parents – ce serait déjà un énorme progrès.

      [(…) mais ce serait en outre le signe que la société elle-même aurait changé, si bien que l’école elle-même se porterait mieux pour toutes les raisons qu’on peut supposer : si les parents poussaient de nouveau leurs enfants à travailler à l’école, c’est que l’école et le travail serait par ailleurs d’ores et déjà remis en valeur, etc.]

      En effet. L’école n’est pas une île séparée de la société. C’est pourquoi je trouve toujours très comique le discours de ceux qui dénoncent une « école inégalitaire » tout en soutenant une société qui ne l’est pas moins. Prétendre à une école égalitaire quand la société fait tout pour préserver et approfondir les inégalités, c’est au mieux une absurdité, au pire un rideau de fumée. Lorsque l’école en tant qu’institution a cessé de transmettre les valeurs du travail, de la discipline, du mérite, elle n’a fait que suivre l’idéologie dominante.

      [Pour ma part, si j’abordais la question de la sanction, c’est de manière provisoire, comme dirait l’autre. Il me reste une bonne trentaine d’années à faire ce métier, et, en attendant des jours meilleurs, je me demande comment améliorer, autant qu’on peut, avec les moyens du bord, nos conditions de travail. Je table donc sur le fait d’améliorer ce qui se passe au lycée, sans compter sur le fait que ce qui se passe en dehors du lycée puisse l’être.]

      Je partage tout à fait cette approche. Si une hirondelle ne peut pas à elle seule faire le printemps, elle peut quand même embellir le paysage. Les actions individuelles peuvent paraître dérisoires, mais elles ne sont pas pour autant inutiles. Si par votre action vous arrivez à sortir du marasme deux, trois, quatre élèves chaque année, c’est toujours cela de gagné.

      [« Dites-moi plus. Je serais intéressé de savoir comment les adolescents d’aujourd’hui, élevés dans l’idéalisme rousseauiste, peuvent accueillir le pragmatisme hobbésien… » Je vous trouve toujours très dur envers Rousseau, d’autant que, faute de savoir exactement pourquoi vous jugez que les enfants sont “élevés dans l’idéalisme rousseauiste”, je n’ai pas la même impression que vous.]

      Je faisais référence à l’idée rousseauiste du « bon sauvage », de l’état de nature vu comme un état idyllique, d’un homme qui serait naturellement bon, et que la société pervertirait, notamment à travers de la propriété privée. Une vision très largement partagée aujourd’hui, que ce soit dans le discours médiatique, politique, scolaire… et qui complémente parfaitement l’écologisme. Rousseau est optimiste quant à la nature humaine, et pessimiste quant aux sociétés. L’inverse exacte de Hobbes, qui part d’un individu qui ne songe qu’à son intérêt et dont les travers sont limités et polis par la société.

      [Ce que je trouve piquant, au fond, c’est de mettre mal à l’aise mes élèves, qui se retrouvent tantôt tout à fait dans ce que dit Hobbes (je suis d’abord un individu, dont le bonheur dépend de l’assouvissement de mes désirs ; je suis libre autant que j’ai le pouvoir de faire ce que je veux), tantôt découvrent les conséquences de ce qu’ils pensent (pareil comportement ne conduit qu’au désordre, au malheur ou à la mort ; pareil comportement exige un Etat terrifiant).]

      Je regrette de ne pas vous avoir eu comme professeur ! Je trouve votre démarche très intéressante en ce qu’elle n’a aucune intention prescriptive, en dehors de l’exigence de logique interne. Si j’ai bien compris, vous ne dites pas à vos élèves ce qui est « bon » ou « mauvais » de penser, vous vous contentez d’exiger d’eux qu’ils assument les conséquences des prémisses qu’ils adoptent. C’est une bonne façon de combattre le raisonnement ad hoc, qui est l’une des grandes maladies de notre siècle…

      • Louis dit :

        @Descartes

        Ainsi, pendant très longtemps, le professeur ou l’instituteur étaient physiquement intouchables. Je me souviens de la terreur qui nous envahissait lorsque par accident, au collège, on bousculait dans un couloir un membre du corps enseignant. Ce n’était pas seulement une question de prestige, c’était presque du domaine du sacré.

        Si vous me permettez de pinailler, je vous dirais que vos professeurs avaient la majesté qu’ils retiraient du prestige de l’institution. Ce qui a directement trait au sacré : vous avez bien raison. Or, à mes yeux, le prestige tient (presque) tout entier dans ce que vous avez énuméré.

        Je ne pense pas qu’on puisse parler de « principe de précaution ». Le principe de précaution consiste à se protéger d’un risque inconnu lorsqu’on accomplit un acte dont les conséquences ne sont pas aujourd’hui complètement anticipables. Ici, il s’agit d’un risque parfaitement anticipable. Mais le raisonnement est similaire : on organise l’impuissance du décideur, car l’impuissance c’est la sécurité. On ne peut rien reprocher à celui qui ne peut rien faire.

        Je vous remercie. Ayant entendu toute ma jeunesse des platitudes sur le principe de précaution, j’ai tendance à confondre tout ce qui s’en rapproche.

        Je ne demande pas tant : que les parents fassent confiance à l’enseignant, que dans le doute ils se mettent de son côté face à leur enfant – comme le faisaient nos parents – ce serait déjà un énorme progrès.

        Mais inculquer le respect des autorités ne fait-il pas pas partie intégrante d’une bonne éducation ? Bien sûr, si l’on entend par “éduquer”, “éduquer à la perfection”, ce serait trop en demander.

        Si par votre action vous arrivez à sortir du marasme deux, trois, quatre élèves chaque année, c’est toujours cela de gagné.

        Et je pense que nous sommes nombreux à voir les choses ainsi, dans le métier. Cependant, force m’est de reconnaître que le prix à payer pour le faire – je veux dire les sacrifices qu’on endure ou qu’on nous reproche – est élevé. Lâcher prise, renoncer, dénoncer, affronter, ignorer, insister… C’est bête à dire, mais je me faisais une idée assez fausse de l’enseignement, parce que je n’avais été qu’un élève : j’admirais le comédien sur scène, mais j’ignorais la coulisse.
         
        Si je n’ai pas encore concours de mes collègues, même si j’en ai déjà parfois l’appui, j’ai la chance d’avoir fondé famille jeune – enfin, par rapport à mes collègues qui attendent parfois la quarantaine pour faire des enfants -, ce qui remet beaucoup de choses en perspective, mais surtout qui me décharge du poids du métier. Et tout ça, pour péniblement instruire autant qu’on peut une demi-poignée d’élèves. C’est exaltant, quand on a le bonheur, non pas de réussir, mais de pouvoir essayer. Pour mille et une bonnes ou mauvaises raisons, je vois mieux l’accablement de certains collègues qui ne peuvent même pas, même plus essayer.

        Je faisais référence à l’idée rousseauiste du « bon sauvage », de l’état de nature vu comme un état idyllique, d’un homme qui serait naturellement bon, et que la société pervertirait, notamment à travers de la propriété privée.

        C’est étonnant de retrouver sous votre plume l’encre du vieux Voltaire. Rousseau, pas plus que Hobbes, ne croit instant que l’homme eût jamais été tel qu’il le décrit à l’état de nature. Il décrit là ce que recouvre tout l’enveloppe sociale de l’homme. Hobbes et Rousseau supposent que la société ne découle pas de la nature de l’homme, mais lui répond. Pour eux, la société est une réponse, à un problème naturel de l’homme, la solution d’un problème qu’ils peuvent l’un et l’autre poser grâce à l’idée d’état de nature.
         
        Si Rousseau se démarque de Hobbes, c’est parce qu’il estime que Hobbes est allé trop vite en besogne. Il a bien vu qu’en toute logique, si l’instinct de survie domine chez l’homme, la violence éclate à chaque conflit, si bien que la raison nous commande de sortir de ce cercle vicieux : il faut vivre en société pour éviter d’avoir à s’entre-égorger. Hobbes a bien raison, Rousseau ne le nie pas, au contraire, il le répète. Mais Hobbes a commis l’erreur d’avoir sauté une étape.
         
        La société fondée sur un contrat rationnel surgit dans le raisonnement de Hobbes comme Minerve sortant toute armée du crâne de son père. Elle surgit comme un Léviathan sous les yeux stupéfaits de Job. Ca va trop vite, et ça rate quelque chose, ou ça cache quelque chose d’essentiel.
         
        Avant le contrat social, les hommes ne sont pas seulement, comme l’affirme Hobbes, des individus tout seuls dans leur couloir, des lignes qui se croisent, dont chaque croisement est un conflit. Ce qui mène au conflit ne relève pas seulement de l’instinct de survie. Au contact les uns des autres, les hommes apprennent à se jauger, soi-même et les autres, ce qui détermine leur conduite autrement que ne l’eût fait le seul instant de survie, car l’homme y gagne une seconde nature, qui n’est pas encore la vie sociale. Tout homme a ses besoins à satisfaire et son statut à défendre. L’amour-propre ne se réduit pas à l’amour de soi, pas plus qu’il ne s’en déduit.
         
        L’amour-propre détermine en l’homme sa faculté de juger, de jauger, de compter, d’estimer, bref, de comparer tous les hommes et toutes choses. C’est pourquoi la résolution de la contradiction interne de l’état de nature doit passer par une solution qui repose sur la comparaison des hommes entre eux – ou, si vous me passez ce tour de phrase : une solution dialectique. C’est elle qui explique la dialectique institutionnelle, qui, seule, permet de comprendre la légitimité des lois et l’autorité du souverain. Hobbes ne le prend pas en compte.
         
        La solution hobbésienne rend admirablement compte de l’autorité du souverain, mais pèche sur la légitimité. La “représentation” (nationale, dirions-nous) y est une fiction dénuée d’intrigue. Il vaut mieux de mauvais règles que pas de règles du tout, donc on se trouve un donneur de règles, et ce sera lui qui donnera les règles, et puis c’est tout. Là où Rousseau est injuste quoi qu’il ait raison, c’est qu’il oublie que l’époque de Hobbes n’était pas la même que la sienne.
         
        Hobbes trouve, à mon avis, une solution très élégante pour un homme très empressé de voir l’ordre rétabli chez lui. Il n’est jamais commode de devoir quitter son pays, traverser l’Europe, en attendant que l’orage passe. Il faut donner les pleins pouvoirs pour que cela cesse ! Qu’on donne un blanc-seing au premier venu pour châtier les séditieux ! Si j’avais vingt ans, voyez-vous, ma bonne dame, je me serais battu ! Mais que voulez-vous, mon âge, ma goutte, mes devoirs…
         
        Ca sent l’aristo froussard, Hobbes, celui qui a eu peur et qui n’a rien oublié ni rien appris. C’est ça ce que trouve Rousseau chez Hobbes : un émigré génial, mais un émigré tout de même. La souveraineté ne s’exerce jamais impunément, n’en déplaise à ceux qui n’ont qu’une hâte : que l’ordre soit rétabli, dans le sang, s’il le faut. Il est faux de croire qu’il n’existe que l’alternative entre l’obéissance et la répression. C’est en se comparant sans cesse les uns aux autres, que les membres du peuple souverain auront sous les yeux l’injustice qu’ils auront à corriger.
         
        Or cette injustice tient à la propriété privée, qui sanctionne l’usage du recours à la violence pour défendre un droit sur une chose. La société repose sur la régulation de ce rapport de force. Voilà ce que l’Anglois ignore. Ou qu’il feint d’ignorer. La politique ne peut se résoudre, comme le veulent les libéraux, au “moi ou le chaos”, cher à ceux qui feignent d’ignorer que la société repose sur un conflit qui n’est pas seulement affaire de survie.
         
        L’homme n’est pas cet être abstraitement universel que nous vendent ceux qui drapent sous ce voile pudique l’injustice monstrueuse sur laquelle est fondée la société. Dans la vie politique, les hommes s’affrontent en raison de leur statut, qui n’est pas le même d’un homme à l’autre, et spécialement du noble au roturier. Le fondement de ces statuts est en dernière instance la propriété privée, puisqu’elle consacre un droit qui perdure au-delà du conflit violent, un ordre social, légitimé. La légitimité tire sa force de la propriété qui consacre un rapport de force fondamental. Toute société repose sur une inégalité fondée non sur la nature, mais sur la propriété ; et l’objet de la politique consiste à ne point trop rendre injuste cette inégalité pour ne pas avoir à rétablir l’ordre, dans le sang, s’il le faut.
         
        Rousseau introduit dans le raisonnement de Hobbes un troisième terme qui rend mieux compte, d’abord, de la vie politique concrète de chaque nation, ensuite, des traits que doivent prendre les institutions, et de la manière dont on doit gouverner. Sans rien ôter à Hobbes, comme le fait Rousseau, c’est remarquable, vous ne trouvez pas ?

        Rousseau est optimiste quant à la nature humaine, et pessimiste quant aux sociétés.

        Je vous laisse la responsabilité de vos propos, mais je note la formule !

        Je regrette de ne pas vous avoir eu comme professeur ! Je trouve votre démarche très intéressante en ce qu’elle n’a aucune intention prescriptive, en dehors de l’exigence de logique interne. Si j’ai bien compris, vous ne dites pas à vos élèves ce qui est « bon » ou « mauvais » de penser, vous vous contentez d’exiger d’eux qu’ils assument les conséquences des prémisses qu’ils adoptent.

        Je suis sensible à vos éloges, mais je ne les mérite pas. Il serait scandaleux que j’aie la moindre “intention prescriptive” à l’égard des philosophes que j’enseigne, ou sur n’importe quoi d’autre que la discipline et l’amour de la France. Ce sont les deux points sur lesquels je ne veux pas transiger quant à mon “intention prescriptive”. Pour le reste, j’ai le devoir de n’en avoir aucune, et c’est très bien comme ça. C’est l’un des aspects les plus grisants du métier, d’ailleurs…

        • Descartes dit :

          @ Louis

          [« Je ne demande pas tant : que les parents fassent confiance à l’enseignant, que dans le doute ils se mettent de son côté face à leur enfant – comme le faisaient nos parents – ce serait déjà un énorme progrès. » Mais inculquer le respect des autorités ne fait-il pas pas partie intégrante d’une bonne éducation ?]

          Certainement. Je dirais même que c’est la pierre angulaire de toute éducation, parce que le parent, c’est aussi une institution, et que si l’enfant ne sacralise pas les figures parentales, il n’y a pas d’éducation possible. Le problème est que de la même manière que les enseignants ont affaibli l’institution scolaire, beaucoup de parents acceptent ou contribuent à affaiblir l’institution parentale.

          [Et je pense que nous sommes nombreux à voir les choses ainsi, dans le métier. Cependant, force m’est de reconnaître que le prix à payer pour le faire – je veux dire les sacrifices qu’on endure ou qu’on nous reproche – est élevé. Lâcher prise, renoncer, dénoncer, affronter, ignorer, insister… C’est bête à dire, mais je me faisais une idée assez fausse de l’enseignement, parce que je n’avais été qu’un élève : j’admirais le comédien sur scène, mais j’ignorais la coulisse.]

          C’est un peu vrai de tous les métiers. L’étudiant qui choisit le droit s’imagine déjà plaidant dans des grands procès, sans réaliser que l’essentiel du métier ce sont les divorces. Tout métier a une scène et une coulisse…

          [« Je faisais référence à l’idée rousseauiste du « bon sauvage », de l’état de nature vu comme un état idyllique, d’un homme qui serait naturellement bon, et que la société pervertirait, notamment à travers de la propriété privée. » C’est étonnant de retrouver sous votre plume l’encre du vieux Voltaire.]

          Je me contente de citer Rousseau lui-même, celui du « discours sur les sciences et les arts » de 1750.

          [Rousseau, pas plus que Hobbes, ne croit un instant que l’homme eût jamais été tel qu’il le décrit à l’état de nature. Il décrit là ce que recouvre tout l’enveloppe sociale de l’homme. Hobbes et Rousseau supposent que la société ne découle pas de la nature de l’homme, mais lui répond. Pour eux, la société est une réponse, à un problème naturel de l’homme, la solution d’un problème qu’ils peuvent l’un et l’autre poser grâce à l’idée d’état de nature.]

          Certes. Mais si Hobbes et Rousseau s’accordent sur le fait que l’état de nature n’est pas une réalité anthropologique mais une vision philosophique, leur position par rapport à cette vision n’est pas la même : Rousseau regrette que cet étant n’ai jamais existé, Hobbes en est très heureux. Pour le dire autrement, pour Rousseau l’état de nature est l’état parfait, pour Hobbes c’est au contraire la pire de toutes les situations.

          C’est pourquoi, selon Rousseau, si l’état de nature est impossible, on devrait s’en rapprocher autant que faire se peut. L’idéal de Rousseau, c’est la société réduite à sa plus simple expression, c’est-à-dire la ferme autarcique : « ce pain bis, que vous trouvez si bon, vient du blé recueilli par ce paysan; son vin noir et grossier, mais désaltérant et sain, est du crû de sa vigne; le linge vient de son chanvre, filé l’hiver par sa femme, par ses filles, par sa servante… ». Vision qu’il oppose à la vie urbaine qu’il condamne avec la dernière vigueur : « Les villes sont le gouffre de l’espèce humaine […] Les hommes ne sont point faits pour être entassés en fourmilières, mais épars sur la terre qu’ils doivent cultiver. Plus ils se rassemblent, plus ils se corrompent ».

          [Si Rousseau se démarque de Hobbes, c’est parce qu’il estime que Hobbes est allé trop vite en besogne. Il a bien vu qu’en toute logique, si l’instinct de survie domine chez l’homme, la violence éclate à chaque conflit, si bien que la raison nous commande de sortir de ce cercle vicieux : il faut vivre en société pour éviter d’avoir à s’entre-égorger.]

          Je n’en suis pas persuadé. Rousseau paraît au contraire dire que, précisément parce que la société corrompt, il faut vivre le moins possible en société, d’où son idéal de petites communautés familiales éparpillées et ayant le moins possible de contact les uns avec les autres.

          [L’amour-propre détermine en l’homme sa faculté de juger, de jauger, de compter, d’estimer, bref, de comparer tous les hommes et toutes choses. C’est pourquoi la résolution de la contradiction interne de l’état de nature doit passer par une solution qui repose sur la comparaison des hommes entre eux – ou, si vous me passez ce tour de phrase : une solution dialectique. C’est elle qui explique la dialectique institutionnelle, qui, seule, permet de comprendre la légitimité des lois et l’autorité du souverain. Hobbes ne le prend pas en compte.]

          Je ne fais pas la même lecture. Je pense que Hobbes est d’abord un matérialiste là où Rousseau est un idéaliste. La nécessité d’une autorité souveraine ne vient pas de considérations sur la liberté ou sur l’amour propre, mais sur de basses considérations matérielles. C’est là à mon avis que réside la différence : Hobbes note non seulement que la vie dans l’état de nature est brève et terrible, il note aussi qu’elle est pauvre. Pour Rousseau, au contraire, l’état de nature est un état d’abondance.

          [Hobbes trouve, à mon avis, une solution très élégante pour un homme très empressé de voir l’ordre rétabli chez lui. Il n’est jamais commode de devoir quitter son pays, traverser l’Europe, en attendant que l’orage passe. Il faut donner les pleins pouvoirs pour que cela cesse ! Qu’on donne un blanc-seing au premier venu pour châtier les séditieux ! Si j’avais vingt ans, voyez-vous, ma bonne dame, je me serais battu ! Mais que voulez-vous, mon âge, ma goutte, mes devoirs… Ca sent l’aristo froussard, Hobbes, celui qui a eu peur et qui n’a rien oublié ni rien appris.]

          Je pense que vous êtes injuste. Hobbes retourne en Angleterre en 1651 pour faire publier son « Léviathan ». Un texte qui fera scandale parce qu’il apparaît comme une justification de la dictature de Cromwell, mais aussi pour son matérialisme qui le fait accuser d’athéisme. Ce n’est pas l’attitude de quelqu’un qui cherche le confort, sinon plutôt celle d’un intellectuel qui veut s’engager dans les combats de son époque.

          [C’est ça ce que trouve Rousseau chez Hobbes : un émigré génial, mais un émigré tout de même. La souveraineté ne s’exerce jamais impunément, n’en déplaise à ceux qui n’ont qu’une hâte : que l’ordre soit rétabli, dans le sang, s’il le faut. Il est faux de croire qu’il n’existe que l’alternative entre l’obéissance et la répression. C’est en se comparant sans cesse les uns aux autres, que les membres du peuple souverain auront sous les yeux l’injustice qu’ils auront à corriger.]

          Mais pourquoi « auraient-ils » à corriger quelque injustice que ce soit ? C’est encore une fois dans cela qu’on voit l’idéalisme de Rousseau, qu’on peut opposer au matérialisme de Hobbes. Pour Hobbes, la construction politique vise d’abord à nous rendre plus sûrs et plus riches. L’idée de « justice » (au sens naturel du terme) ne l’effleure même pas.

          [Rousseau introduit dans le raisonnement de Hobbes un troisième terme qui rend mieux compte, d’abord, de la vie politique concrète de chaque nation, ensuite, des traits que doivent prendre les institutions, et de la manière dont on doit gouverner. Sans rien ôter à Hobbes, comme le fait Rousseau, c’est remarquable, vous ne trouvez pas ?]

          Je pense que Rousseau ne se contente pas d’enrichir le raisonnement de Hobbes. Il le retourne, en substituant au caractère matérialiste de la construction hobbesienne un caractère résolument idéaliste, en se faisant sur la « nature » humaine des hypothèses, là où Hobbes réduit ses hypothèses au minimum. C’est cette économie du raisonnement, le refus de tout moralisme qui me séduit chez Hobbes et me repousse chez Rousseau…

          • Baruch dit :

             Pour faire le point sur les rapports entre Rousseau et Hobbes je me permets de vous signaler le livre très riche et éclairant de Robert Dérathé “Jean Jacques Rousseau et la science politique de son temps” aux PUF, livre ancien de 1950 mais qui fait un point précis et intéressant sur les lectures politiques de Rousseau on le trouve dans toutes les bonnes bibliothèques. réédité chez Vrin (librairie éditeur de philosophie sur la place de la Sorbonne, si vous êtes parisiens).

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